Pierre est réalisateur de documentaires. Il travaille avec sa femme, Manon, qui l'aide du mieux qu'elle peut comme script et cadreuse. Ils sont pauvres et vivent de petits boulots. Un jour, leur propriétaire rentre dans l'appartement alors que Manon se coiffe. Un réchaud et des tapisseries non refaites l'indisposent et il insulte Manon de son manque de savoir vivre bourgeois, exigeant d'être payé sous huit jours avec menace d'expulsion. Manon en pleure. Pierre la console. Si bien que Manon retrouve courage pour expliquer à sa mère qu'il n'y a pas plus beau pour une femme amoureuse que de travailler avec son mari sur les mêmes projets.
Pierre et Manon sont chez un vieux résistant, Henri, qui raconte son engagement passé dont il n'a pas même parlé à ses enfants. Sa femme préfère parler de ses petits gâteaux. Ensemble, Pierre et Manon regardent des rushes d'actions de résistants, tels qu'ont les voient dans Païsa ou La libération de Paris.
Pierre attend devant les caves du Fort d’Ivry, les archives nationales du film, où sont entreposées des boîtes de pellicule. Il aide Elisabeth, une jeune stagiaire, à en transporter quelques-unes. Marqué par cette rencontre, Pierre ne veut pas sortir dîner le soir avec des amis communs. Il laisse Manon y aller seule et rejoint Elisabeth dans sa chambre de bonnes. Il lui dit être marié. Ils deviennent amants.
Mais Pierre ne veut pas quitter Manon pour Elisabeth, il veut garder les deux. Un jour, Elisabeth découvre que Manon a un amant. Dix jours plus tard, elle les retrouve dans le même café. Elle y voit un signe et, cette fois, le dit à Pierre… Pierre en est profondément meurtri, estimant que l'infidélité des femmes est plus dangereuse, plus grave que celle des hommes. Il exige que Manon rompe, ce qu'elle fait immédiatement. Pierre devient mauvais aussi bien avec Elisabeth qu'avec Manon qui, un temps, accepte cette torture morale comme le châtiment de sa faute. Mais Pierre la suit et elle le surprend, la guettant devant un café. Elle le met face à ses contradictions. Toute son attitude prouve qu'il a une maîtresse sans qu'elle ait besoin, comme lui, de le traquer. Désemparé, Pierre la chasse. Il ne veut pas qu'elle parte, elle ne veut pas partir et, pourtant, ils se séparent.
Un an plus tard, ils se retrouvent à l'enterrement d'Henri. Ce n'était pas un résistant mais un traître, apprend Manon à Pierre. Celui-ci, malheureux, n'attend plus qu'elle lui revienne; ce qu'elle fait. Ils sont de nouveau sur le chemin du bonheur.
Le film a la beauté d'un pur parcours des sentiments, de rencontres qui rendent heureux ou malheureux. Il faut alors plus ou moins longtemps pour y mettre fin et pour revitaliser l'essentiel. La voix off et la musique accompagnent cette trajectoire vers la lumière d'une vie d'artistes et de résistants de l'amour. Le noir et blanc participe à la saisie poétique d'un monde filmé dans son essence et comme vidé de toute contingence sociale ou temporelle. Mais ce sont surtout les décors, rendus à la fois très matériels et très abstraits, qui déterritorialisent les visages et les corps des personnages pour ne saisir que leurs postures et expressions : souriantes, légères et passionnées chez les femmes ou butées, malhonnêtes, compliquées et torturées pour Pierre.
La vie d'artiste
Les première séquences, Pierre mangeant sa baguette de pain devant un mur puis l'entrée du propriétaire, puis Pierre consolant Manon et celle-ci expliquant sa façon de vivre à sa mère alors que la voix off a surenchéri sur leur situation matérielle donnent au film son unique horizon sociologique : une vie d'artiste et d'amants fusionnelle. Du temps des films où la drogue et les suicides prédominaient chez Garrel, cette fusion qui finit par étouffer aurait conduit au drame. Ici Garrel joue la crise du couple sur le mode mineur. Un tournage qui se passe mal, une rencontre de hasard et le couple se trouve mis en crise.
Manon met fin sèchement à cette situation (scène très belle où, filmée de dos marchant à la rencontre de son amant au bord d'une rue, elle la traverse avec lui et lui assène la rupture en plan rapproché, le laissant seul dans le cadre) mais Pierre laisse durer et devra aller plus loin dans la détresse avant d'obtenir, de façon presque rossellinienne, la grâce devant le pilier d'une église. Dans ce film très ensoleillé, c'est néanmoins devant la grille du jardin public que le couple s'enlace de nouveau.
Les relations adultères sont passionnées et légères : le sourire de Manon lorsqu'elle se rend au rendez-vous sans évidemment savoir que Pierre vient d'apprendre qu'elle le trompait. Sa lettre glissée dans la boîte aux lettres où elle déclare se sentir en danger ayant perdu la tête, son retour cheveux mal peignés, la proximité intellectuelle et physique dans le café. La cruauté n'en est pas moins présente : rupture sèche avec l'amant de Manon et disparition d'Elisabeth.
Voix off, musique et déterritorialisation
La voix off renforce cette pure rencontre des sentiments en précisant les nœuds de la fiction : "Ils sont pauvres"; "Pierre voit Elizabeth pour les plaisirs de la chair" ; "Il se dédouane de son infidélité en prétextant être un homme"; "Lui ne le voulant pas; elle ne le voulant pas; ils se quittèrent pourtant"; "Un an après ils se revoient pour la mort du vieux résistant".
Les accords de guitare de la partition de Jean-Louis Aubert illuminent la première rencontre sous le soleil de Pierre et Elisabeth. Les accords de piano donneront une note plus grave ensuite aux rencontres amoureuses et à la trajectoire du récit.
Le noir et blanc, splendide, participe à l'effet de déterritorialisent les visages et les corps des personnages. Il les sort de leur contexte sociologique pour ne saisir que leurs postures et expressions. Cette indétermination temporelle permet de n'être sensible qu'aux seuls sentiments qu'expriment les acteurs qui n'ont, qui plus est, qu'une seule prise de la caméra pour le faire. Autre élément qui favorise la perte des repères spatio-temporels : l'arrière-plan est rendu le plus neutre et minéral possible. C'est d'abord le mur d'une rue où Pierre mange sa baguette de pain. C'est l'intérieur de leur appartement aux murs abimés sur lesquels subsistent des lambeaux de tapisserie ancienne. Un escabeau y traine (visible pendant la scène où Manon avoue) comme l'idée qu'il sera un jour possible de travailler à cela aussi. Ironiquement, quand Pierre sera seul et que ses journées lui sembleront longues, il s'occupera du mur en le ponçant soigneusement. Le pan de mur où il mange son riz, solitaire, rappelle le premier plan de La jalousie où pleurait Clothilde. Même écho de tristesse quand Elizabeth entend les cris d'une femme faisant l'amour depuis la fenêtre de sa chambre aux murs salis. Le pilier d'une église, un café, une bouche de métro, les quartiers du 9e et 10e sont tels qu'en eux-mêmes, jamais actualisés dans un présent identifiable.
Sans doute faut-il voir un rapport entre l'histoire du faux résistant qui donnera lieu à un autre documentaire que celui qu'avait prévu Pierre et sa propre histoire amoureuse. Il est peut-être ce faux résistant de l'amour qui a craqué très tôt. Mais il a la chance d'avoir Manon. Elle ne se contente pas, comme la femme d'Henri, de ne pas croire aux faux souvenirs de son mari en proposant des petits gâteaux. Manon et Pierre sont bien ensemble de nouveau : un premier happy-end pour un film de Garrel où le suicide ne menace jamais.
Jean-Luc Lacuve le 05/06/2015 (après le ciné-club du jeudi du 4 juin 2015)