Épisode
I : Le châtiment va commencer (Die Strafe beginnt). Berlin, 1928. Franz
Biberkopf est libéré de la prison de Tegel, où il a purgé une peine de quatre
ans pour le meurtre de son amie Ida. Le retour à la vie normale est difficile.
Il retrouve sa chambre chez Madame Bast et jure de mener désormais une vie
honnête. Il rencontre Lina, une Polonaise qui promet de l’aider.
Épisode II : Comment faut-il vivre quand on ne veut pas mourir ? (Wie
soll man leben, wenn man nicht sterben will). La vie est rude à Berlin. Franz
essaie plusieurs emplois, tous précaires et pas toujours légaux. Il essaie
de vendre des livres érotiques, mais sa maîtresse, Lina, menace de le quitter.
Alors, il vend un journal nazi et doit arborer la croix gammée, ce qui lui
attire des ennuis de ses anciens amis sympathisants communistes.
Épisode III : Un coup de marteau sur la tête peut blesser l’âme (Ein
Hammer auf den Kopf kann die Seele verletzen). Lina a alors l’idée de contacter
Otto, un ami de son père, débrouillard. Lui-même au chômage, il vivote du
commerce des lacets de chaussures. Franz s’associe à son activité jusqu’au
jour où il tombe sous le charme d’une veuve qui revoit en lui son mari. Il
raconte l’histoire à Otto, qui le trahit sans regret. Franz se sent désemparé
et plaque tout, Lina, sa chambre, sa vie.
Épisode IV : Une poignée d’hommes dans la profondeur du silence (Eine
Handvoll Menschen in der Tiefe der Stille). Franz se retrouve livré à ses
démons et se réfugie dans l’alcool. Il ne veut plus voir personne et observe
la nature humaine se déchaîner autour de lui. L’injustice de la société le
rend de plus en plus amer.
Épisode V : Une faucheuse avec le pouvoir du bon Dieu (Ein Schnitter
mit der Gewalt vom lieben Gott). Eva, une ancienne amie devenue prostituée
de luxe, ramène Franz à la vie. Il se remet sur pied et trouve une raison
de vivre avec la bande de Pums, un type qui fait des affaires. Il rencontre
aussi Reinhold, un grand type dégingandé, qui lui envoie ses maîtresses pour
s’en débarrasser. Franz est fasciné par ce personnage fragile et mystérieux.
Épisode VI : Un amour, ça coûte toujours beaucoup (Eine Liebe, das
kostet immer viel). Franz en a assez de ce défilement de femmes perdues dans
sa vie. Un peu par hasard, il prend part à une action organisée par le mafieux
Pums et perd un bras. Il a brisé sa promesse de rester un homme honnête. Franz
se rend compte que Reinhold est en partie responsable mais ne veut l’admettre,
car il aime Reinhold comme un frère.
Épisode VII : Remarque : On peut toujours renier un serment (Merke : einen Schwur kann man amputieren). Eva et son protecteur Herbert s’occupent de Franz, devenu handicapé. Ils veulent aussi venger leur ami. Franz refuse, car il préfère tourner la page. Il se projette dans l’avenir grâce à sa rencontre avec Willy, très politisé.
Épisode VIII : Le soleil chauffe la peau, la brûle parfois (Die Sonne wärmt die Haut, die sie manchmal verbrennt). Franz veut maintenant oublier sa promesse. Cela soulage sa conscience. C’est alors qu’il fait la rencontre de Mieze, une jolie jeune fille toute menue dont il tombe amoureux. Il prend peur en découvrant une lettre enflammée qu’un amant adresse à Mieze.
Épisode IX : À propos de mille lieues qui séparent le grand nombre du petit nombre (Von den Ewigkeiten zwischen den Vielen und den Wenigen). Eva essaie de calmer les angoisses de Franz. Mieze est une fille sérieuse et si elle se prostitue pour lui, il devrait comprendre combien elle l’aime. Franz part la rejoindre dans son quartier, un bouquet de fleurs à la main. Il est si touché de la voir ainsi au soleil qu’il pense qu’elle n’est là que pour lui et que leur amour le rend fort. Il reprend contact avec Reinhold et ils s’intéressent tous les deux à la politique.
Épisode X : La solitude fait naître les fissures de la folie même dans les murs (Einsamkeit reisst auch in Mauern Risse des Irrsinns). Mieze veut maintenant un enfant de Franz. Mais comme elle ne peut enfanter, elle pense à Eva qui pourrait être la mère. Mieze est devenue très indépendante. Elle veut partir trois jours avec un client qui part en vacances. L’argent ira à Franz de toute façon. Franz a des doutes. Il ne peut pas passer trois jours sans Mieze. Il pense qu’il n’est plus bon à rien, si les autres sont toujours affairés à organiser sa vie sans l’en informer.
Épisode XI : Savoir, c’est pouvoir et le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt (Wissen ist Macht und Morgenstund hat Gold im Mund). Franz se sent inutile. Il veut gagner à nouveau de l’argent et rejoint la bande de Pums. Il trouve enfin sa place. Mais, un jour où il cache Reinhold sous son lit pour lui montrer quelle jolie vie il a avec Mieze, celle-ci lui annonce qu’elle est éprise d’un autre homme. Elle ne veut pas le quitter, car elle lui appartient. De rage, Franz manque de la tuer.
Épisode XII : Le serpent dans l’âme du serpent (Die Schlange in der Seele der Schlange). Mieze pardonne à Franz son accès de violence. Elle reste auprès de lui, même s’il a tenté d’atteindre à sa vie. Mais le destin continue de s’acharner : Reinhold, qui courait après Mieze depuis un moment, a préparé un plan diabolique. Mieze, trop confiante, se retrouve alors seule dans la forêt déserte et se laisse presque séduire avant d’être assassinée.
Épisode XIII : L’extérieur et l’intérieur et le secret de la peur devant le secret (Das Äussere und das Innere und das Geheimnis der Angst vor dem Geheimnis). Franz est accablé. La seule personne en qui il avait confiance et qu’il aimait sincèrement l’a quitté. Elle lui avait appris que, dans ce monde, on ne pouvait faire confiance à personne et que l’amour n’existait pas. Mieze est introuvable. Lorsque Franz apprend qu’elle a été assassinée, il lui vient presque un rire : au moins, elle ne l’a pas trahi.
Épilogue : Rainer Werner Fassbinder : mon rêve du rêve de Franz Biberkopf (Epilog – Rainer Werner Fassbinder : Mein Traum vom Traum des Franz Biberkopf). Franz est à l’asile psychiatrique. Il voulait redevenir honnête, mais comment est-ce possible dans ce monde ? Maintenant qu’il n’a plus de vie à vivre, il rêve d’une autre vie. Mais il se voit dans ses rêves comme un homme arrogant, irresponsable, insolent mais aussi lâche et plein de faiblesses. Comment porter toute la culpabilité de la société sur ses épaules ? À la fin de sa vie, un nouveau Biberkopf peut naître, un Biberkopf brisé, mais enfin homme sans histoire.
Des 600 pages réparties en neuf livres du roman d'Alfred Döblin, Fassbinder a tiré un film de 15h30 découpé en 13 épisodes et un épilogue pour les télévisons allemande et italienne qui ont coproduit le projet. Cent-cinquante jours de tournage entre août 1979 et avril 1980 dans les studios de la Bavaria à Munich ont été pour Fassbinder l'occasion de mettre en scène le livre qui, dit-il, lui a sauvé la vie étant adolescent et qu'il connaît presque par cur.
Le livre qui sauva la vie de Fassbinder
Le livre de Döblin peut être vécu comme expressionniste, futuriste, naturaliste ou lyrique. Il nous semble que Fassbinder a atténué les deux premières manières pour renforcer les deux dernières bien plus proches de sa sensibilité exacerbée toujours davantage portée aux excès qu'au grand mouvement d'ensemble du futurisme ou au contrôle entre ombre et lumière qu'exige l'expressionnisme au cinéma.
Par son thème comme par son style, le roman est l'uvre la plus accomplie du futurisme allemand. Les manifestes futuristes avaient proclamé la nécessité d'un art du mouvement qui auraient pour sujet la vie moderne et son chaos d'évènements simultanés. Pêchant le culte de la technique, ils exigeaient le développement d'un style dynamique propre à rendre la totalité de la réalité naturellement fragmentée et entendaient par simultanéité le déferlement inlassable de la vie, avec le bruit des rues, les conversations et le bruit des machines, l'univers des mémoires.
La polyphonie des quartiers populaire propre au roman est cependant réduite à presque rien par Fassbinder qui réduit les lieux de l'action : la pension de madame Bast, le café de Karl, la Berliner Strasse et quelques échappées à la campagne.
La marque la plus constante du futurisme sera cependant ici de mêler tons épique et dramatique voir poétique dans la voie off où les cartons blancs qui intercalent délire narratif de Nachum ("Un enseignement suivant l'exemple de Zannowich"), des formules de physique, des statistiques des abattoirs ou des rapports de police (C'est Berlin en avril, un étudiant russe, Alex Frankel tua sa fiancée de 22 ans et se suicida. Une étudiante du même âge hésita à les suivre...) ou carcéraux (première voix off).
En France le livre est rattaché à l'expressionnisme depuis que, dans sa préface, Pierre Mac Orlan a demandé à Georges Grosz de lui présenter Alfred Döblin. Néanmoins, dans cette même préface c'est surtout le double aspect naturaliste et surtout lyrique qui a retenu l'attention de l'auteur de La Bandera et de Quai des brumes. Ainsi remarque-t-il d'abord qu' "un âge arrive fatalement où l'humanité n'inspire plus de dégoût parce que chacun sait que ce que l'on appelle noblement de la chair, n'est en réalité que de la viande. La plupart des hommes des bas fonds ne valent que par le nombre de kilogrammes qu'ils représentent". Naturalisme qu'il contrebalance en affirmant qu'Alfred Döblin "a écrit un livre profondément vivant, un vrai livre sur le peuple qui ne comprend en littérature que le lyrisme".
Un mélodrame lyrique
Chez Fassbinder, les personnages tirent leur dignité du caractère immémorial de leur malheur. L'être des personnages ne peut exister que dans l'intensité et la tragédie. Même si les personnages sont condamnés pour leur candeur, Fassbinder les magnifie pour leur énergie et leur souffrance dans un cinéma de la cruauté que l'on retrouve chez les grands auteurs de mélodrame. Le rythme des épisodes est scandé par la thématique proposée par Alfred Döblin :
"L'homme est dupé, moqué, ignoblement
joué. Il remonte le courant, il tient toujours.
Bassesse le malmène, Vilenie le frappe. Il se relève avec peine,
presque hors de combat
Et voilà l'homme aux abois. Ila tenu bon jusqu'au bout, maintenant
toute issue barrée, il abandonne la partie, se voit achevé."
Le mélodrame est la pente vers laquelle incline le personnage candide qui se fait happer par des forces brutales : le sexe, l'alcool, la violence. Il ne s'agit pourtant pas de pulsions naturalistes où se joue l'éternelle lutte de la vie et de la mort. Pour Sternberg comme pour Sirk ou Fassbinder, les ténèbres n'existent pas par elles-mêmes : elles marquent seulement l'endroit où la lumière s'arrête. Ainsi les nombreuses alternances couleur/ténèbres qui ponctuent le film évoquent davantage l'idée d'un choix toujours possible plus qu'une alternative bien ou mal. En d'autres termes, ces alternances sont plus lyriques qu'expressionnistes
Le lyrisme de Döblin ou de Fassbinder relève sans cesse les personnages, par les cartons : "L'histoire se poursuit inopinément ce qui encourage le détenu relaxé" ou la voix off sorte de voix de la conscience de Franz: "Ces plaintes, c'est parce qu'il faut se décider, choisir une voie et tu n'en connais pas Franz. Tu refuses l'ancienne et, dans ta cellule tu gémissais aussi et tu ne réfléchissais à rien...Un chameau malade aussi sait gémir". La voix off s'adresse aussi à Nachum qui "devient la souris qui gémit" puis incite Franz à quitter son passé et suivre une nouvelle voie.
Le poids du naturalisme
Le naturalisme est particulièrement présent dans l'épisode 1 et l'épilogue. Lorsque Franz n'arrive que difficilement à sortir de la prison de Tegel le naturalisme se fait prégnant. Conscient, Nachum s'adresse ainsi à lui : "On ne sombre pas forcement. Berlin est grand". Franz qui ne peut pas même s'asseoir sur le canapé mais tombe à même le sol déclare vouloir "M'enfoncer dans le sol, dans la terre, là où il fait sombre".
Dans l'épisode 2 alors que Franz est découragé et vend des porte-cravates, un poulet mort figure longuement au premier plan.
Au début de l'épisode 5, on parlera aussi de capital gaspillé : "En Amérique on laisse pourrir le blé, des lézards antédiluviens de plusieurs mètres vivent dans les mares. Qui sait comment, ils se nourissent". Dans l'épisode 6 est évoquée la nature grouillante et le cauchemar du serpent.
Une caméra qui enregistre l'artificialité des apparences
Les effets de miroir ou de personnages vus aux travers des fenêtres disent l'artificialité du monde des apparences, la nature forcement incomplète du monde tel que nous le voyons. L'hymne allemand ne peut être entonné que derriere la glace d'une fenêtre vue au premier plan. Lorsque Franz est décidé à quitter le repère d'Eliser et Nachum pour affronter le monde, celui-ci semble se générer à partir des reflets dans le miroir. Eliser et Nachum sont vus dans la glace qui cadre elle-même un miroir. Lorsque Franz s'en va, Eliser s'éloigne de Nachum et l'on voit son reflet dans la seconde glace (reflet dans le reflet).
Sorti de l'informe de la prison ou de la maison mystique de Nachum et Eliser, Franz ne peut toutefois atteindre qu'au monde des apparences. Ce sera l'objet de l'épisode 14 de retracer le parcours de Franz accompagné de deux anges pour comprendre ce qui lui est arrivé.
Si l'histoire d'Adam et Eve avait accompagné sa renaissance avec Lina, si, avant de se soumettre au commerce malhonnête de Pums, il avait pu se comparer à Job et finira par se prendre pour Isaac, Fassbinder n'en fera rien moins qu'un Christ sur la croix, brûlé par les flammes.
Malgré les choix courageux de Franz son mouvement n'aura été que celui d'une fausse sortie dans le monde. Peut-être faut-il voir là le sens du plan initial sur la prison de Tegel : un travelling arrière partant du mur puis découvrant un marchand de fruits puis reprise du même mouvement de grue vers le mur de la prison.
Jean-Luc Lacuve, le 03/10/2007.