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Camille Claudel 1915

2013

Voir : photogrammes
Genre : Biopic

Avec : Juliette Binoche (Camille Claudel), Jean-Luc Vincent (Paul Claudel), Robert Leroy (Le médecin), Emmanuel Kauffman (Le prêtre). 1h35.

Un carton : "Originaire de Villeneuve dans l'Aisne, Camille Claudel est une artiste statuaire, née en 1864, sœur de l'écrivain Paul Claudel de 4 ans son cadet. Elève puis maîtresse du sculpteur Auguste Rodin, quinze années durant, jusqu'en 1895 quand elle le quitte. En 1913 à la mort de son père et après dix années passées recluse dans son atelier du quai Bourbon à Paris, elle est internée par sa famille, pour troubles mentaux, à Ville Evrard près de Paris, puis dans le sud de la France, à Montdevergues dans le Vaucluse".

Un jeudi de l'hiver 1915. Asile de Montdevergues. Camille est conduite au bain par deux nones infirmières qui la forcent à se laver. Elle s'habille puis rejoint la cuisine où elle surveille la cuisson d'un œuf et d'une pomme de terre. Un jeune interne la réprimande de n'être pas dans la salle à manger avec les autres. Une infirmière s'approche de lui pour l'informer que l'on a accordé à Camille la permission de préparer son repas car elle a peur qu'on l'empoisonne. Dans la salle à manger trois handicapés mentaux se moquent d'elle et frappent la table avec une cuillère. Camille demande l'autorisation de sortir sur le pas de la porte et admire un bel arbre éclairé par la lumière et dégarni de feuilles. Une infirmière vient lui demander de s'occuper de Mlle Lucas, édentée, criant et se dandinant sans relâche sa tête. Elle la reconduit au pensionnat. Elle voudrait écrire une lettre mais se prend à pleurer. Une folle vient la déranger et Camille la reconduit dans le couloir.

L'après-midi Le médecin la réprimande pour son attitude envers l'interne mais lui annonce une bonne nouvelle : son frère Paul Claudel lui rendra visite samedi prochain. Folle de joie, elle s'en va prier dans la chapelle quand une folle vient faire des pirouettes et chanter alléluia. Elle l'accompagne dans sa joie communicative. En fin d'après-midi, elle s'assoie au salon et admire les dessins du tapis, le drapé de plantes vertes. Une infirmière la regarde préparer son repas et la rassure gentiment en lui disant que personne ne cherche ici à l'empoisonner. Camille lui demande de lui servir de boite à la lettre pour la réponse qu'elle attend à une lettre adressée à son amie d'atelier d'autrefois. La nuit, elle repense à sa lettre qui décrit sa triste condition de prisonnière.

Le vendredi matin à la première heure, Camille s'en va prier à l'église. Elle se promène ensuite dans le parc et ramasse un morceau de glaise qu'elle pétrit puis le jette à terre. Elle attend devant le bureau du médecin pour une consultation. Elle se plaint à lui de de la condition qui lui est faite à l'asile, de l'état d'abandon dans laquelle elle se trouve. Elle découvre dans une salle des handicapés mentaux qu'une infirmière dirige dans une scène de Don Juan. Leur bonne volonté la fait rire avant que la promesse de Don Juan à Charlotte de ne jamais la tromper ne la fasse éclater en sanglots. Les pensionnaires vont faire une promenade sur l'instance de Mlle Lucas et de l'infirmière, Camille les accompagne sur les pitons rocailleux balayés par le grand vent. Camille rentre au pensionnat et regarde le potager sarclé par une infirmière depuis sa fenêtre.

Ce soir-là, Paul Claudel arrive en vue de l'abbaye de Frigolet, non loin de Tarascon, et prie à genoux devant ses deux clochers dressés. Il passe la nuit à l'abbaye. Il écrit une lettre à sa sœur la réprimandant pour son avortement. Il se sait menacé par une folie proche de la sienne. Il regrette de n'être pas rentré dans les ordres ce qui lui aurait peut-être permis de devenir un saint.

Le samedi matin, en grimpant la petite colline de la porte de l'abbaye à sa voiture, Paul raconte au prêtre sa conversion au christianisme :

La première lueur de vérité me fut donnée par la rencontre des livres d'un grand poète, à qui je dois une éternelle reconnaissance, et qui a eu dans la formation de ma pensée une part prépondérante : Arthur Rimbaud. La lecture des Illuminations, puis, quelques mois après, d'Une Saison en Enfer, fut pour moi un événement capital. Pour la première fois, ces livres ouvraient une fissure dans mon bagne matérialiste et me donnait l'impression vivante et presque physique du surnaturel. Mais mon état habituel d'asphyxie et de désespoir restait le même.

Tel était le malheureux enfant qui, le 25 décembre 1886, se rendit à Notre-Dame de Paris pour y suivre les offices de Noël. Je commençais alors à écrire et il me semblait que, dans les cérémonies catholiques, considérées avec un dilettan­tisme supérieur, je trouverais un excitant ap­proprié et la matière de quelques exercices décadents. C'est dans ces dispositions que, coudoyé et bousculé par la foule, j'assistai, avec un plaisir médiocre, à la grand-messe. Puis, n'ayant rien de mieux à faire, je revins aux vêpres. Les enfants de la maîtrise en robes blan­ches et les élèves du pe­tit séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet qui les assistaient, étaient en train de chanter ce que je sus plus tard être le Magnificat. J'étais moi-même debout dans la foule, près du second pilier à l'entrée du chœur, à droite du côté de la sacristie. Et c'est alors que se produisit l'événement qui domine toute ma vie. En un instant, mon cœur fut touché et je crus. Je crus, d'une telle force d'adhésion, d'un tel soulèvement de tout mon être, d'une conviction si puissante, d'une telle certitude ne laissant place à aucune espèce de doute que, depuis, tous les livres, tous les raisonnements, tous les hasards d'une vie agitée, n'ont pu ébranler ma foi, ni, à vrai dire, la toucher. J'avais eu tout à coup le sentiment déchirant de l'innocence, de l'éternelle enfance de Dieu, une révélation ineffable (Ecclesia, Lectures chrétiennes, Paris, No 1, avril 1949).

L'après-midi, Camille prie à l'église et guette l'arrivée de son frère. C'est Mlle Lucas qui, joyeuse, vient l'avertir de son arrivée. Camille se jette dans ses bras en pleurant. Elle croit toujours que Rodin lui empoisonne le sang et que les millionnaires l'ont dépouillé de sa fortune. Paul déclare au médecin que les artistes sont des êtres toujours au bord du gouffre. Camille a été emporté et son mal est irrémédiable. L'appel du médecin pour qu'il la reprenne dans la famille sera inefficace. Alors que celle-ci reçoit la lumière du jour et sourit d'espoir un carton annonce :

"Camille Claudel passera encore les 29 dernières années de sa vie dans le pensionnat de cet asile et y mourra le 19 octobre 1943 à l'âge de 79 ans. Inhumée dans un caveau collectif, on ne retrouvera jamais son corps. Décédé le 23 février 1955, Paul Claudel visitera sa sœur jusqu'à la fin. Il n'assistera pas à ses obsèques à l'asile de Montdevergues...."

analyseC'est Juliette Binoche qui est à l'origine du projet du film. Un peu par hasard, Bruno Dumont en fait une Camille Claudel confrontée à la folie, au désespoir et à l'injustice. De cette situation, de sa confrontation avec son frère Paul Claudel, on ne manquera pas d'en tirer des leçons morales sur l'inhumanité possible de ceux qui aspirent à la sainteté en même temps qu'à l'art. Mais là n'est sans doute pas l'essentiel. Le visage sans maquillage de l'actrice devient le reflet de notre propre doux espoir de bonheur. Il est le plus beau souvenir de l'opération cathartique que Bruno Dumont nous offre en nous confrontant à la dureté du handicap mental et des saints inflexibles.

Une star au visage nu cadrée en plan fixe

L'origine du film est un appel téléphonique de Juliette Binoche qui voulait travailler avec Bruno Dumont. Pendant un mois, Bruno Dumont se demande ce qu'il peut bien faire avec elle puis, terminant un livre sur la vie de Camile Claudel au moment de son internement, il s'aperçoit que l'actrice et elle ont le même âge. Il ne sait pas grand-chose sur la vie de Camille. Le film est, comme il l'est indiqué dans le générique, librement inspiré des œuvres et de la correspondance de l'écrivain Paul Claudel avec sa sœur Camille, ainsi que des archives médicales retrouvées à la suite de son internement en hôpital psychiatrique mais tout ou presque des contenus des trois jours du film est inventé.

L'aura de l'actrice en fait une Camille Claudel qui n'a pas besoin de créer pour imposer son personnage. Le syllogisme Camille Cladel est une artiste, Juliette Binoche est une artiste donc Juliette Binoche est Camille Claudel fonctionne à plein tout comme il fonctionnait d'ailleurs avec Isabelle Adjani dans le Camille Claudel de Bruno Nuytten (1988). Mais alors que celui-ci ne la confrontait qu'à la légende grandiloquente de l'artiste maudit, Bruno Dumont fait le choix de la transplanter dans un milieu totalement étrange et différent. Dumont reprend le personnage là où l'abandonnait Nyutten en le confrontant à la folie irrémédiable, stade que Camille n'atteindra jamais. Il redouble cette confrontation au niveau des interprètes. Il confronte la star Juliette Binoche à de vraies handicapées mentales d'un hôpital psychiatrique. Avec l'accord des autorités médicales, il filme la réalité de cette folie terrible qu'il devient très difficile d'empêcher d'être sourde au monde (très belle scène de répétition de Don Juan). Le martyre de Camille devient le nôtre et parait avec plus de force encore que dans La tête contre les murs (Georges Franju, 1959), Shock corridor (Samuel Fuller, 1963) ou Vol au-dessus d'un nid de coucou (Milos Forman, 1975) pour ne parler que des exemples les plus célèbres ou les fous sont interprétés par des acteurs professionnels. Bruno Dumont retrouve la folie documentaire du San Clemente (Raymond Depardon, 1980) où l'on a vraiment peur d'être enfermé dans cet handicap mental irrémédiable bien plus terrible que toutes les interprétations d'acteurs.

Alors que Bruno Nuytten multipliait les effets de caméra et les éclairages contrastés, Dumont ne maquille pas plus qu'il ne magnifie la tragédie du personnage. C'est le visage nu de l'actrice, sans maquillage qui s'exprime en plan fixe, deux pour son cri de détresse face au médecin, un seul, la cadrant par un zoom-avant de son visage au très gros plan de ses yeux, face à son frère.

Une folie douce contre une réflexion de fer

La folie de Camille est due à sa passion empêchée. Elle se sent incapable de sculpter à l'asile où les forces lui manquent. Ainsi de la terre glaise, ramassée, pétrie puis jetée, des dessins entr'aperçus sur le tapis, du drapé des plantes vertes ou des pleurs lors de la tentative d'écriture de la lettre. Associée à la trahison amoureuse et au délire de persécution, cette impuissance créatrice menace la raison de Camille mais elle n'en est pas au point du handicap mental qui l'entoure de cris et de pleurs.

Paul Claudel est lui aussi hanté par une folie menaçante qu'il maitrise : il a renoncé à être saint. Il croit que sa sœur subit le sort des artistes maudits qui ne s'en sortiront jamais. Paul Claudel voit la folie de sa sœur comme incurable et un avertissement de Dieu envers ceux qui n'ont pas cru à son discours contre l'orgueil. Dieu veut faire sentir le gouffre aux créatures présomptueuses. Cette double conviction, celle du destin de l'artiste et celle du pécheur devant aimer le mal auquel Dieu le condamne le ferra garder sa sœur prisonnière toute sa vie. Camille s'illusionne ne croyant qu'elle a toujours à faire au petit Paul de quatre ans son cadet. Bruno Dumont s'inspire bien davantage de l'inquiétant buste de Paul Claudel.

Camille ne peut alors, comme nous, que saisir la beauté du monde qui est justement ce à quoi échappent les êtres non enfermés dans la folie : la beauté de l'arbre sans feuille, la vue sur la montagne comme horizon du potager, la douce architecture de la bâtisse du pensionnat de l'asile. Cette douceur contraste avec les pics rocheux soufflés par le vent de la promenade des fous. Nul ne sait combien de temps Camille a su garder son sourire et résister au vent de folie qui l'entoura.


Jean-Luc Lacuve le 15/03/2013.

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