Karen, une jeune actrice meurt poignardée avec un pic à glace. Le film met en scène les événements qui ont conduit à ce meurtre, du point de vue de plusieurs personnages : son amie Tracy, son copain Chris et un certain Otto, sorte de fou blagueur et dangereux.
On trouve ici en germe plusieurs traits du fétichisme de De Palma : l’art de la découpe et du voyeurisme, une cinéphilie obsessionnelle, et la jouissance par le jeu.
Découpage et voyeurisme
L’une des premières séquences, emblématique, de Meurtre à la mode est celle d’une bobine d’essais de comédienne qui est déroulée, puis découpée. Un peu plus tard, ces essais sont montrés. Les actrices défilent, une voix en off les encourage à se déshabiller, le cameraman cadre successivement les parties du corps, et l’écran lui-même est partagé en quatre, comme un viseur.
D’emblée, ce découpage va de pair avec le voyeurisme s’employant à dévoiler les femmes segment par segment. C’est flagrant lors des essais des actrices, mais aussi dans les séquences suivantes qui mettent en scène les discussions de Karen, la future victime, et de son amie Tracy. Leur échange commence dans une voiture et se poursuit dans un magasin où elles choisissent des vêtements. Pour les montrer partiellement, De Palma utilise tantôt une penderie, tantôt l’encadrement des cabines d’essayage.
L’idée de découpe se joue aussi au niveau du montage. Dans cette même scène d’essayage, les deux filles discutent de la relation de Karen avec Chris : leur dialogue est continu, contrairement au montage qui saute de scène en scène, comme dans une série de faux raccords volontaires. Ce principe de discontinuité est étendu à tout le film par une narration en kaléidoscope : non seulement le film est partagé en trois parties qui sont autant de points de vue sur un unique événement, mais ces trois parties sont présentées dans le désordre. Les visions partielles s’entremêlent sans respecter de chronologie linéaire, les révélations s’accumulent au contraire en remontant dans le temps, pour arriver à la machination qui aboutira au meurtre et à ses conséquences. C’est cette fois-ci le voyeurisme du spectateur, ou en tout cas son envie de voir et de savoir, qui est mobilisé par cette sorte de striptease policier.
Cinéphilie.
Si Brian De Palma affiche déjà fièrement sa passion pour Hitchcock, sa cinéphilie joue un rôle plus large dans Meurtre à la mode. Les errances urbaines et le rythme heurté des dialogues font penser à la Nouvelle Vague ou au cinéma expérimental new-yorkais. Les points de vue se succèdent comme autant d’exercices de style. La première partie où Tracy répond par des sarcasmes aux tracas sentimentaux de Karen fait penser à un soap. Les scènes filmées du point de vue d’Otto sont réalisées comme du cinéma burlesque : sans dialogue, en accéléré, avec une voix off commentant l’action et les gags. Les dispositifs de tournage sont d’ailleurs au centre du film, avec une double mise en abyme : travaillant comme réalisateur dans un studio, Chris se plaint à son amie Karen d’être contraint pour l’argent à tourner des films violents et pornographiques, et pour appuyer son propos, il lui montre une séquence qu’il a réalisée. Ce que Karen ne sait pas, c’est que leur discussion fait justement partie de la mise en scène qu’il a préparée en vue de son meurtre.
Le cinéma et la manipulation des images sont donc au cœur du film, ce qui donne une certaine profondeur narrative à toutes les références hitchcockiennes disséminées par ailleurs. À commencer par le titre même du film et son objet, qui rappellent évidemment Le Crime était presque parfait (Dial M for Murder, 1954). Mais c’est en fait de Psychose (Psycho, 1960) que Meurtre à la mode se rapproche le plus : une héroïne qui meurt dès le début, une enveloppe de billets volée et transportée en voiture, non sans une rencontre anxiogène avec un agent de police, et enfin le meurtre lui-même et le sang s’évacuant par une bonde… Hitchcock est partout chez lui dans un film où aucune image n’est innocente.
La jouissance par le jeu.
Si Meurtre à la mode a quelques défauts d’un premier film, accumulant les références et tournant en rond autour de son concept, il s’en dégage un singulier esprit de jeu et de liberté créative. C’est un film de disciple désinvolte plutôt que de premier élève. Le personnage d’Otto contamine l’intrigue macabre d’un esprit potache. Grâce à lui on sait qu’il y a un pic à glace réel et un autre qui sert à faire des farces. Et que derrière chaque porte, se cache soit un meurtrier soit un entarteur. À y voir de plus près, la dimension ludique est partout dans le film, jusque dans sa structure éclatée mettant le spectateur à contribution : les indications d’heure, par exemple, lui permettant de reconstituer mentalement la succession des événements. La suite sans fin des révélations a une dimension farcesque. Le meurtrier lui-même se déguise et finit par jouer le rôle d’Otto, qui a en quelque sorte le fin mot de l’histoire. L’ironie veut que, film de cinéphile, Meurtre à la mode ait aussi été source d’inspiration : rétrospectivement, la ressemblance avec les premiers films de Christopher Nolan est frappante. Le noir et blanc de Following (1998), son jeu sur les points de vue et son entrelacs de manipulations laissent imaginer que le jeune cinéaste angloaméricain avait été marqué par le premier De Palma.
Memento (2000) reprend également, en le systématisant, le principe de la narration anté-chronologique. Cette filiation est peut-être une preuve supplémentaire que Meurtre à la mode n’est pas seulement l’essai peu connu d’un réalisateur qui fait ses gammes, mais l’expression plus fougueuse, plus libre et plus effrontée des obsessions formelles qui traverseront les films suivants.
Timothée Gérardin, avril 2019 pour Zoom-arrière.