Va, Toto !

2017

Thèmes :Paysans, Normandie

Avec : Ghislaine Paul-Cavallier et voix de Françoise Lebrun (Madeleine), Pierre Creton et voix de Gregory Gadebois (Pierre Creton), Vincent Barré et voix de Jean-François Stévenin (Vincent), Pierre Lavenu et voix de Rufus (Joseph), Raymonde Leroux et voix de Evelyne Didi (Monette) et la participation amicale de Catherine Mouchet, Sabine Haudepin, Yves Edouard, Yves Lefebvre, Marie-Julie Maille Beauvois, Xavier Beauvois, Ramesh Tenzin, Ramesh Chand, Sophie Lebel. 1h34.

Pierre Creton se rase la barbe et sa voix intérieure raconte :

« Madeleine est une femme élégante de soixante-dix-sept ans, originaire d’une famille d’industriels de la métallurgie. La première phrase que Madeleine m’adressa il y a vingt ans, alors que je taillais sur la façade calcaire de la maison troglodyte que j’habitais le rosier Ghislaine de Féligonde : “La vue doit être belle du haut de l’échelle !” Madeleine est tout de suite devenue mon héroïne et je m’empressai d’écrire un scénario afin qu’elle y joue Madeleine auprès de Jean Lambert, paysan que je venais à peine de rencontrer à Vattetot-sur-mer. Bien sûr elle refusa : “Pourquoi ne pas penser à Sabine puisqu’elle est comédienne et dans les parages ?” Je comprenais que le cinéma était pour elle une ineptie à coté de la vie qu’elle agençait poétiquement, dans un mélange de rigueur et de négligé. J’avais beau l’été entretenir le jardin de Sabine à Etretat, c’est à Madeleine que je pensais. La déception ne fut pas si grande : Comment aurais-je dirigé Madeleine ?

Le temps passa. Madeleine et Sabine quittèrent Etretat et moi Bénouville pour tous venir habiter Vattetot-sur- mer. Quand dix ans plus tard Toto débarqua comme un miracle dans la neige un vingt-quatre décembre sur le seuil de sa maison, ce fût un événement pour nous tous. Madeleine enveloppa le marcassin moribond dans un grand châle de Cachemire et le prit dans son lit pour la nuit. Le lendemain matin, Toto ressuscité par la chaleur ingurgita avec un peu de peine son premier biberon sur les genoux de sa mère adoptive, vêtue pour la manœuvre d’une blouse Carita élimée pourpre. Qu’est ce qu’il advient des victimes ? Se demandait Madeleine. Sont-elles faites pour être sauvées ? Ou sont-elles la preuve de l’incapacité du monde à réparer les injustices de leurs naissances et de leurs destins ?

Quand je rendis visite à Madeleine quelques jours après, Toto semblait déjà tout à fait intégré dans la ménagerie, avec ses grands chiens et ses quarante poules marans en liberté dans l’immense cour. Madeleine me servit un café et donna le biberon à Toto en une sorte de démonstration joyeuse. Plus la maïzena lui rejaillissait au visage, plus elle riait. Si cela vous amuse Pierre, de filmer, la balle est dans votre camp ! (Va Toto ! de Pierre Creton - Récit- Préface de Mathilde Girard - Postface de Cyril Neyrat. 68 pages, 10 euros)

L’arrivée de Toto le marcassin chez Madeleine fait le tour du village de Vattetot-sur-mer. La façon dont elle le nourrit au biberon ne passe pas inaperçue. Certain comme Simone, dit Monette, sa voisine, partagent sont affection pour l’animal. D’autres le considèrent comme un nuisible dont il faut se débarrasser. Les tirs des chasseurs dans les bois environnant heurtent la sensibilité de Madeleine. Un voisin, restaurateur, porte plainte auprès de la mairie. Le maire et ses adjoints tentent la conciliation. Malgré leur amitié pour Madeleine, ils la préviennent que la loi est en sa défaveur. Un garde-chasse pourrait venir chez elle abattre le jeune marcassin. Dès lors, Madeleine se méfie. Elle n'ouvre sa porte qu'aux amis

Pierre reçoit son ami et amant, Vincent, chez lui qui le convainc finalement, lui qui n’aime pas les voyages, de partir en Inde l’accompagner pour le repérage de l’architecture de Shimla, capitale de l'état d'Himachal Pradesh. Pierre est content de vite revenir en Normandie. Là-bas, il n’a aimé que les singes.

Mais Vincent est appelé à repartir de nouveau. Pierre fait la rencontre de Joseph chez un grossiste de nourriture pour animaux où l’homme était venu chercher de grands sacs de granulés pour chats. Il le suit jusque chez lui. Plus tard, il revient lui parler. Joseph souffre de troubles du sommeil et doit être, la nuit, appareillé avec une machine à pression qui lui insuffle de l’air en permanence. Ceci provoque de longs rêves chez lui et l'impossibilité de se réveiller lui-même. Pierre prend ainsi l’habitude de le réveiller après son travail matinal de traite dans les fermes où il est employé.

En Inde, Vincent repère les traces de l’architecture spécifique de Shimla. Dans un café, il parle avec un psychiatre indien de son trouble vis-à-vis des singes pour lesquels il éprouve à la fois de la fascination et de la répulsion. Celui-ci l’invite à lui rendre visite à l’hôpital. Là, Vincent est dirigé vers un autre médecin du même nom que le psychiatre mais qui est pédiatre. Celui-ci l’écoute avec la même attention. Et cela semble marcher. Le matin suivant, un singe entre dans la chambre de Vincent et y fait des facéties sans que Vincent n’en soit effrayé. Fasciné, il enregistre ensuite leurs cris dans un parc à proximité. Il est toutefois inquiet : le gouvernement sous la pression de la population, indisposée par la présence massive des singes qui se reproduisent rapidement, a décidé d’en abattre bon nombre. Un recours est toutefois porté en justice par les religieux pour lesquels l’animal est sacré. Le soir, Vincent parcourt les rues et discute avec d’autres hommes.

Pour Pierre le tournage s'interrompt bientôt. Joseph est mort et Madeleine a dû se résoudre à laisser emmener Toto dans un parc grillagé. Elle en est sure pourtant, il la reconnait lorsqu'elle vient lui porter à manger. L’amitié a grandi entre Madeleine, la fille des industriels, enfuie de chez elle, adolescente, avec un amoureux honni de la famille, et Monette, la domestique à la vie probablement pas facile. Leur affection commune pour Toto les a rapprochées.

Au sauna, Pierre retrouve Vincent et les deux hommes s’enlacent, heureux de se retrouver. 

Film très étrange avec lequel on peut, lors d’une première vision, avoir une pleine empathie si l’on ressent pour les animaux une affection qui rapproche de celle vécue avec des hommes et des femmes, une affection maternelle ou une affection envers son prochain qui nous révèle quelque chose de nous-mêmes et nous ouvre au rêve et au monde extérieur.

Mais l’on peut être irrité aussi par le formalisme insistant du split-screen, par ce qui pourrait aussi paraitre comme une complaisance pour l’entre-soi et enfin par un générique qui nous apprend que Madeleine, Monette et Joseph sont interprétés par des acteurs et que les voix intérieures sont toutes prononcées par d'autres acteurs encore. Pourtant, avec quelques explications (Pierre Creton était l’invité du Café des Images le 1er octobre 2017) et un bon dossier de presse, on ne résiste pas à l’exigence du cinéaste et à son apologue d'un monde réconcilié.

Ceci n’est pas un documentaire

Comme il l’explique au début du film, Pierre Creton s’est d’abord installé, seul, huit mois chez Madeleine où il filme le quotidien avec Toto, jour après jour avec la caméra qu’il a sous la main, en DV 4/3. Lorsque cette aventure devient un film, avec un scénario écrit, des moyens de production, le tournage principal se fera en équipe réduite et avec une autre caméra, en 16/9. Dans le film, tout ce qui appartient au premier tournage est monté en split-screen pour agencer le 4/3 du premier tournage et le 16/9 du second. Accoler deux images 4/3 permet de tout ramener au 16/9 sans avoir à déformer l’image 4/3. Pierre Creton aime aussi dans le split-screen pour la forme d’un livre ouvert, page de gauche et page de droite qu'il évoque. Il écrivait en effet concomitamment le « journal de Toto »

L’entre-soi, l’appel à tous les amis artistes du cinéaste, Catherine Mouchet en aubergiste, lectrice du Silence des bêtes d’Elisabeth de Fontenay ; Marie-Julie Maille Beauvois et Xavier Beauvois en adjoints au maire ; Sabine Haudepin en amie de longue date de Madeleine est en phase avec la narration intime de cette histoire où la relation avec l'ami et l'amant Vincent Barré occupe la place centrale. Les monologues intérieurs, très intimes et personnels, ont certainement besoin d’une lecture par un acteur pour être portés vers nous avec un minimum de distance et de pudeur.

Va, Toto !, tout comme Maniquerville (2009) sortent du strict cadre du documentaire qui, stricto sensu, doit mettre en scène des acteurs qui jouent leur propre rôle dans les conditions du direct. C'est cette fois avec les frontières du documentaire autobiographique que joue Pierre Creton comme si nous étions plus qu'un seul corps et une seule voix, tout comme ceux que nous rencontrons.

Un monde réconcilié

C’est finalement à un monde réconcilié qu'en appellent Pierre et Vincent. Leur amour-amitié est suffisamment forte pour que lorsque l’un est en Inde, hanté par sa peur des singes née dans l’enfance et tente d’y séduire un médecin, l’autre rencontre Joseph au sommeil peuplé de rêves de chats. Leurs retrouvailles dans le sauna est une affirmation formelle qui vaut déclaration d'amour entre ces deux complices. L’étrangeté de l’image répond à l’étrangeté du montage. La séparation est placée dans un autre contexte que celle qui a présidé au tournage. Le voyage en Inde tel qu'il est filmé n’a pas été une séparation pour les deux hommes. Ils sont en effet partis tous les deux, l’un filmant l’autre. Le contexte narratif est alors celui d‘une séparation ultérieure. Autre réconciliation entre hommes, celle qui préside dans l’auberge entre Vincent et pierre attablés de façon intime et celle de la grande table des chasseurs qui festoient après leur battue. Si les mondes sont séparés, au moins, chacun repart sans qu’ait eu lieu la moindre altercation.

Réconciliation aussi entre la Normandie, chère à Pierre Creton, et le goût des voyages de Vincent. Après l'épisode en Inde, on croit toujours y être avec le plan sur le château de Joseph en ruine, recouvert de végétation.

L’humour est très présent, à commencer par le jeu de mot sur le titre qui évoque le village de Madeleine et Pierre Creton, Vattetot-sur-mer. La confusion entre les deux docteurs, l’un psychiatre, l'autre pédiatre qui écoutent avec la même attention les problèmes de Vincent. Joseph supposé ne pas pouvoir se réveiller et qui dort deux jours de suite lorsque Pierre a du s'absenter.

Jean-Luc Lacuve, le 11 octobre 2017.