Ventura. Cavalo Dinheiro

Série de photographies de Jacob Riis dans les taudis de New York à la fin du dix-neuvième siècle; puis, bien éclairé, Portrait d'un noir, autrefois attribué à Géricault, semblant regarder Ventura, vêtu d'un simple slip rouge, qui se présente devant une grille qu'on lui ouvre avant de s'enfoncer dans un long tunnel. Ventura descend un escalier, il est vêtu d’un pyjama et d'une robe de chambre. Conduit par un infirmier dans sa chambre, il hésite sur le pas de la porte. Allongé dans son lit, il voit venir à lui quatre de ses amis d'autrefois. Dans un rêve éveillé, il les interroge notamment, celui qui est resté muet suite à un accident de chantier et son filleul, employé comme lui à la compagnie des téléphones.

Un homme en rouge vient lui demander d'avouer et il écrit une lettre sur une page de cahier. Il est interrogé par un infirmier, hors champ, quel âge a-t-il ? 19 ans et trois mois, il habite le quartier de Fontainhas. On est au printemps, le 25 avril 1974, jour de la révolution des oeillets. Il connaît tous les hôpitaux de la ville, il tremble. Il a "la maladie des nerfs". Il s'allonge sur le banc matelassé. L'infirmier lui prend la main.

Dans une pièce, il rencontre Varela. Il lui dit que son mari, Joaquim, est ici à l'hôpital. Elle affirme qu'il est mort. Elle a reçu son acte de décès. Dans la cour de l'hôpital, la nuit, elle lui raconte sa venue malade, fiévreuse, incontinente,  la lettre au consulat pour obtenir un passeport rapide et, malgré cela, l'inhumation le 27 juin 2013, sans elle. Elle arriva trois jours trop tard, le 30. Ils partagent la même pièce. Elle égrène des chapelets et des papiers officiels :  l'acte de naissance de Joaquim, en 1957, le sien en 1960, leur mariage en 1982, la naissance de ses enfants; l'acte de décès de Joaquim le 23 juin 2013,  la dissolution du mariage suite au décès du mari. Varina connaît bien Ventura, Ils viennent du même village. Il a toujours été bien habillé avec sa chemise à jabot et portait fièrement un couteau dans sa poche. Il se souvient s'être battu contre Joaquim. 

Ventura dans la cantine presque déserte de l'hôpital dit aller mieux à l'infirmier. Sur desphotographies des apauvres de Fontainhas, la chanson lancinante du groupe Alto Cutelo, Os Tubaroes, l’histoire d’un Cap-Verdien parti vivre à Lisbonne : main-d’œuvre sous-payée (…) trompée par son frère blanc".

Ventura se réveille sous la pancarte de La compagnie de téléphones de Lisbonne, bâtiment totalement délabré, abandonné, désert. Il y était maçon. Il trouve un vieux téléphone déglingué et se souvient s'en être servi pour appeler le patron. Il demandait des briques et du ciment pour construire sa maison au Cap-vert. Il voit son neveu qui, dit-il, attend sa paie. Quelques jour avant la révolution des œillets, il est pris d'une crise d'épilepsie et soigné trois mois. Au retour, l'entreprise avait fait faillite car le patron était parti avec la caisse. Ventura lui demande des nouvelles de sa maison au cap-vert. Elle est détruite et son cheval, Dinheiro, est mort, dévoré par les vautours.

Dans les bureaux où les migrants sont toujours appelés pour une raison quelconque, Ventura croise de nouveau Varela, venue chercher sa pension. Il lui remet sa lettre de confession. El s'en va en lui lançant un dernier regard, de pardon peut-être

Il fuit à travers les rochers, les soldats le retrouve ainsi que Joaquim, qu'ils maîtrisent. Ventura à deux  entailles au front. Il tient un couteau avec lequel il vient de blesser Joaquim, l'homme en rouge au bras. Ensuite, celui-ci vient le voit à l'hôpital constater leurs blessures respectives

Ventura entre dans un ascenseur et se retrouve aux côtés d’un soldat statufié, les yeux clos, la peau et le vêtement métallisés. Le soldat de la révolution lui reproche de ne s'être pas marié même s'il a acheté tout ce qu’il fallait. Ils avaient attaqué les fascistes : "Un jour viendra où nous accepterons toutes ces souffrances. Il n’y aura plus ni peur ni mystère" dit le Soldat armé mais qui ne tire jamais.

Ventura fait manger sa soupe à l'homme en pyjama rouge et en béquilles, souvenir de Joaquim. Un infirmier accompagne Ventura à la sortie de l'hôpital. Ventura marche d'un pas ferme dans la rue et va acheter l'un des opinels qui se reflètent dans une vitrine.

Chef-d’œuvre de clair-obscur récompensé du Léopard d’or à Locarno, Ventura. Cavalo Dinheiro (2014), sort en salle en France, le 15 juin 2022, huit ans après sa sélection à Locarno et trois ans après Vitalina Varela (2019) avec lequel il forme un éblouissant diptyque.

Un documentaire de fabulation

Les personnages de Ventura (un homme) et Vitalina (une femme) jouent leurs propres rôles dans ces documentaires de fabulation. Ici, néanmoins, des acteurs (non-professionnels) interprètent les personnages morts (Joaquim, décédé en 2013), fixés dans le souvenir de Ventura aux jours de la révolution des œillets (le neveu et les collègues maçons) ou encore L'allégorie du Soldat de la révolution. Ventura était le personnage principal de En avant jeunesse ! (2000) et c'est au grès des rencontres dans le milieu des habitants de l'ancien quartier de Fontainhas que Pedro Costa rencontre Vitalina, femme magnifique de courage, de douleur, et de résilience qui sera le personnage principal de son film de 2019.

Un film poème dans la permanence du clair-obscur

Ventura. Cavalo Dinheiro est, comme les précédentes œuvres de Costa, un film-poème transfigurant le destin d’enfants, de déshérités, de drogués, de maçons ou de femmes du Cap vert attendant vainement des jours meilleurs près de leurs maris partis vivre à Lisbonne. La pauvreté est sublimée par le travail du cadre et de l'éclairage en exprimant une vérité paradoxalement plus grande aux exclus de la société ; leur donnant une intensité introspective débarrassée de tout gras mercantile. La lumière sculpte les visages, divise le cadre par des raies de lumière en diagonale, obscurcit la périphérie du cadre, déporte les personnages à la périphérie du cadre pour garder une tache de lumière au centre de l'image, abolit la frontière entre le jour et la nuit.

Cette atmosphère permanente de clair-obscur évoque la peinture du Caravage. Les références picturales sont ici pleinement assumées avec Le portait d'un noir, autrefois attribué à Géricault, et surtout les photographie de Jacob Riis dans les taudis de New York à la fin du dix-neuvième siècle. Pedro Costa leur donne un écho contemporain au milieu du film avec des images arrêtées de la communauté migrante du Cap-Vert sur la chanson lancinante du groupe Alto Cutelo, Os Tubaroes, l’histoire d’un Cap-Verdien parti vivre à Lisbonne : "main-d’œuvre sous-payée (…) trompée par son frère blanc".

La dignité des oubliés de la révolution des oeuillets

Ventura. Cavalo Dinheiro suit la vieillesse de Ventura toujours enfermé dans la période révolutionnaire de sa jeunesse et les terribles conséquences pour le prolétariat de ce rêve inabouti.Le film est traversé par les souvenirs de la « révolution des œillets », le coup d’Etat lancé par de jeunes officiers de gauche, le 25 avril 1974, qui aboutit à renverser la dictature de Salazar, mais ne réussit pas à donner le pouvoir au peuple et aux ouvriers, en dépit des slogans scandés. Comme beaucoup d’autres migrants, Ventura, alors âgé de la vingtaine, se terrait dans les recoins de la capitale, redoutant d’être arrêté ou tué par les soldats, un traumatisme hérité de l’expérience coloniale. Maçon issu de l’ancienne colonie, ayant passé sa vie sur les échafaudages, logé dans un taudis puis perdant leurs repères au fil des relogements dans des habitats neufs, mais déshumanisés, Ventura conserve sa dignité meurtrie. A sa sortie de l'hôpital, bien habillé, le pas ferme malgré sa maladie des nerfs, il va acheter un couteau. Vitalina s'en souvenait comme signe de son appartenance à la communauté du Cap-Vert, signe d'une assurance plus que comme arme pour agresser, ce qu'il fit autrefois et que le Soldat de la révolution lui reproche.

Jean-Luc Lacuve, le 26 juin 2022.