Les temps modernes

1936

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Thème : Ouvriers

(Modern times). Avec : Charles Chaplin (Charlot), Paulette Goddard (La gamine), Henry Bergman (Le propriétaire du restaurant-dancing) Stanley "Tiny" Sandford (Big Bill), Al Ernest Garcia (Le directeur d'Electro Steel Corp). 1h25.

"Les temps modernes. Un récit sur l'industrie, l'initiative individuelle et la croisade de l'humanité à la recherche du bonheur". Charlot est ouvrier d'usine, employé sur une chaîne de production de serrage d’écrous, il a du mal à suivre la cadence et fait stopper la chaîne une première fois quand une mouche vient l'agacer. Sa pause cigarette est interrompue par la surveillance vidéo du grand patron. Il se remet au travail mais est pris de tics et soubresauts, si bien qu'il renverse l'assiette de son camarade, Big Bill.

L'inventeur, J. Widdecombe Billows, expose sa nouvelle machine à nourrir automatique au directeur qui assiste à l’essai sur Charlot qui se révèle une séance de torture quand la machine s'emballe. L’après-midi, le travail reprend avec une cadence maximale. Malgré les protestations de Big Bill, Charlot plonge dans les rouages de la chaîne. Il en ressort indemne, les rouages ayant été inversés, mais il a perdu la raison. Il se met à serrer ou desserrer tout ce qui passe à sa portée, boutons de la robe de la secrétaire, bouche d'incendie, boutons protubérants d'une femme opulente dans la rue, qui trouve refuge auprès d'un policier. Charlot réintègre alors d'urgence l'usine où il inverse tous les leviers de commande et fait exploser des machines. Tous tentent de le poursuivre et il est finalement emmené dans une ambulance après avoir aspergé d'huile chacun.

"Guéri mais sans travail, il repart à zéro". Mais à peine sorti de la clinique, le bruit de la rue l'agresse. Dans une rue un peu plus calme près du port, il voit tomber le drapeau posé sur une planche à l'arrière d'un camion. Il le ramasse et agite le drapeau rouge pour prévenir le conducteur quand surgit une manifestation ouvrière derrière lui dont il semble ainsi prendre la tête. La police intervient violemment et il est arrêté.

"La gamine, une enfant du port qui refuse la famine". Elle vole des bananes sur un bateau qu'elle distribue aux enfants. Le propriétaire arrive et la poursuit en vain. La gamine ramène ainsi à ses deux petites sœurs orphelines de mère un régime de bananes qu'elle partage aussi avec son père quand il revient après avoir vainement chercher du travail.

"Détenu en tant que meneur communiste, notre innocente victime languit en prison". A la cantine, Charlot ingère accidentellement de la cocaïne, la prenant pour du sel. Dans l'état délirant qui s'ensuit, il est mêlé à une évasion à laquelle il met fin en frappant les autres condamnés. Il est alors chaleureusement remercié par le directeur.

"Pendant ce temps, au dehors, des troubles avec les chômeurs". Le père de la gamine est abattu par la police. Deux agents de l'assistance sociale à l'enfance décident de placer les trois orphelines dans une institution mais La gamine s'échappe.

"Heureux dans sa confortable cellule, Charlot doit néanmoins être libéré quand sa grâce est décidée. Dans le bureau du directeur, il attend avec la femme du pasteur, en visite. Ils ont chacun des gargouillis d'estomac gênants. Charlot aimerait refuser la garce tant il se sentait heureux en prison. Néanmoins grâce à la lettre de recommandation qu’il a reçue du directeur de la prison, il est immédiatement embauché sur un chantier naval. Mais en cherchant une cale, il débloque l'étai d’un bateau en construction qui s'en va immédiatement prendre l'eau et couler sous le regard médusé des ouvriers. Charlot ne rêve plus que de retrouver sa confortable geôle.

"Seule et affamée", la gamine erre dans les rues. Elle vole un pain dans une boulangerie et en s'enfuyant tombe sur Charlot. Dénoncée par un bourgeois, elle va être arrêtée quand, pour retourner en prison, Charlot ment à la police et prétend être le voleur. Cependant, la bourgeoise acariâtre révèle la supercherie et Charlot est libéré. Afin d'être à nouveau arrêté, il ingurgite une énorme quantité de nourriture dans une cafétéria sans payer. Arrêté par un policier, il extorque une boite de cigares pendant que celui-ci a le dos tourné. Charlot se retrouve avec la « gamine » dans un fourgon cellulaire. La gamine, furieuse, tente de s'échapper et entraîne charlot avec elle. Il la remet debout après sa chute et lui demande de s'enfuir. Comme elle veut qu’il la suive, il hésite et puis s'enfuit avec elle. Au bord d'une route, ils voient un couple de bourgeois se souhaiter bonne journée au seuil de leur jolie maison. Charlot évoque alors le rêve d'en avoir une à eux. Devant le contentement de la gamine, il déclare : "Nous y arriverons, nous aurons une maison même si je dois travailler pour cela".

"Un accident s'est produit dans un grand magasin, le gardien de nuit s'est cassé la jambe" Charlot présente sa lettre de recommandation et obtient l'emploi. Il introduit La gamine dans le grand magasin. Ils se régalent de la nourriture disponible et vont au quatrième étage, au rayon des jouets où charlot patine les yeux bandés sans se rendre compte qu’il est sur une mezzanine. La gamine le rattrape avant qu’il ne tombe du quatrième étage. Ils vont ensuite au  cinquième étage, au rayon des chambres à coucher. Où Charlot laisse dormir la gamine pendant qu’il effectue sa ronde. C’est alors qu'il tombe sur des cambrioleurs qui doivent tirer au revolver pour le faire tenir tranquille quitte à transpercer un baril de rhum et à saouler ainsi Charlot. Big Bill, son ancien compagnon d'usine, le reconnaît. Il affirme qu'ils ne veulent pas cambrioler mais, chômeurs, seulement manger. Ils boivent ensemble et au matin la gamine a juste le temps de filer avant l'ouverture. Charlot est lui réveillé lorsqu'une cliente examine des tissus sous lesquels il dormait. C'est le scandale, il est arrêté une fois de plus.

"Dix jours plus tard, la « gamine » l'emmène dans une maison au bord d'un étang, une cabane délabrée que Charlot saccage un peu plus à chaque mouvement. La gamine répare et admet plein d'entrain « Ce n'est pas Buckingham Palace ». Le soir, Charlot dort dans le poulailler et la gamine sur un matelas à même le sol.

Le matin suivant, Charlot veut se baigner dans le bras de rivière mais il n'y a que dix centimètres d'eau. Quand il est de nouveau habillé, La gamine a préparé un plantureux petit-déjeuner. El lisant le journal, Charlot apprend la réouverture des usines et, enthousiaste à l'idée d’avoir une vraie maison, se fraie un chemin en bousculant tout le monde. Il obtient le dernier emploi, celui d'aide mécanicien. Par sa faute, son chef est accidentellement piégé dans une machine. C'est la pause méridienne et charlot tente de lui donner à manger, mais parvient finalement à s'en extirper.

Les autres travailleurs décident ensuite de mener une grève. Lançant accidentellement une brique sur un policier, Charlot est encore arrêté.

Une semaine après, la gamine danse dans une rue et est remarquée par le patron d'un dancing-restaurant qui l'engage. La semaine suivante elle vient le chercher à sa sortie de prison et lui apprend son emploi de danseuse et le convainc de postuler pour y être chanteur et serveur. Le patron se laisse convaincre. Charlot se trompe pourtant entre la porte d'entrée et de sortie de la cuisine, provoquant une dispute entre deux autres serveurs. Il réussit après de nombreuses contrariétés à servir un canard rôti. Pendant son spectacle, il perd ses manchettes sur lesquelles « la gamine » avait écrit les paroles d'une chanson que le patron lui avait demandé de chanter, mais se rattrape en improvisant un charabia, Titine (The Nonsense Song), et un numéro de pantomime. . La représentation se révèle un vrai succès.

Quand la police arrive pour arrêter « la gamine », recherchée par la police des mineurs, ils s'échappent à nouveau. Finalement, arpentant une route à l'aube, on les voit se diriger vers un futur incertain, mais plein d'espérance.

En réalisant neuf ans après la naissance du cinéma parlant, un film sans le moindre dialogue parlé, Chaplin exalte l'expression des sentiments et la force de l'individu, capable d'échapper à la mécanique capitaliste qu’il abhorre. Le son, hors musique, est en effet réservé à ce qu’il y a de plus mécanique dans l'homme, depuis l'ordre d’un patron jusqu'aux borborygmes d'estomac. Le film est ainsi devenu par excellence le symbole des excès de la mécanisation. Tout en laissant à l'individu la possibilité de sortir du cadre pour trouver le bonheur.

Un film sonore.

Chaplin renouvelle, cinq ans après le triomphe des Lumières de la ville, un film sonore sans presque aucune parole alors que le cinéma parlant existe depuis neuf ans. Les cartons ne sont jamais des dialogues, parfois quelques paroles de personnages mais, pour l'essentiel, ils sont des marqueurs de temps et de lieu. Les patronages se parlent pourtant mais leurs gestes ou la musique suffisent à exprimer ce qu'ils ressentent. Au besoin, un rêve vient expliciter ce que souhaite charlot, une vie heureuse et bourgeoise avec la gamine. Ainsi au lieu de dialogues utilitaires, on a chaque fois en gros plan l'expression d'un sentiment. Hors musique, Le son est l'apanage du mécanique, du vulgaire, ou de l'ironique: ordres aboyés du patron, son enregistré sur un phono par "La compagnie des discours pour vendeurs" lors de, présentation de la machine à nourrir par son inventeur, J. Widdecombe Billow;  radio annonçant la grâce de Charlot, gargouillis d'estomacs avec la femme du pasteur.

Quand pour la première fois, on entend la voix de ce n'est pas pour parler mais pour s'exprimer dans un langage à peine articulé, un charabia : Titine (The Nonsense Song) ne se comprend que grâce à l'extraordinaire pantomime que Charlot exécute en parallèle. Ainsi Charlot n'aura jamais parlé au cinéma ni auparavant ni dans son film suivant, Le dictateur, puisque Chaplin s'exprime au travers du faux Hynkel qui prononce l'idéaliste discours de paix final.

Le film symbole du machinisme

Inspiré très partiellement par A nous la liberté (René Clair, 1931) Chaplin livre ici une grande fresque sur (et contre) le machinisme, attaqué au nom de la dignité de l'individu. Le film est aussi une satire dirigée contre la mécanisation de toute la vie sociale qui amène à ne juger les hommes qu'en fonction du rendement et des apparences.

Charlot est perclus de tics et de soubresauts, puis une fois englouti par la machine, il perd la raison et se met à serrer ou desserrer tout ce qui passe à sa portée. La machine à nourrir, dit, au travers d'un disque enregistré, son inventeur, J. Widdecombe Billow "fait déjeuner le personnel sans interrompre leur travail. Pas de perte de temps pour un maximum de rendement". Elle devient un instrument de torture quand elle se détraque. Victime aussi des rouages de la machine, le chef mécanicien coincé durant le temps de la pause et qu'il faut le nourrir, tête en l'air. Enfin la surveillance vidéo qui permet de croire que l’on peut accélérer la cadence au maximum et qui va jusqu’à surveiller la pause pipi et cigarette. Il est possible que Chaplin ait engagé Al Ernest Garcia, interprète du directeur d'Electro Steel Corp pour sa ressembance avec Henry Ford, alors le grand propagateur du travail à la chaîne.

Une certaine ressemblance entre Henry Ford et Al Ernest Garcia, interprète du directeur d'Electro Steel Corp

Charlot n'est pas solidaire des autres ouvriers.  Il se sert de leur asservissement à la chaîne pour échapper à leur poursuite : plusieurs fois sur le point d’être rattrapé, il remet (gag itératif) en action  la chaîne de production et les ouvriers reviennent à leur poste abandonnant pour un temps la  poursuite avant d’arrêter de nouveau la chaîne. Il entre par la porte "out" des cuisines du restaurant at fait ainsi fait s'écrouler le plateau d’un premier serveur. Mais il laisse un second serveur endosser la responsabilité de ce faux pas et semble se moquer de leur bagarre. Il est pris à tort pour un meneur communiste et est bien triste de devoir faire grève sous la pression de la majorité des ouvrier.

Chaplin ne se fait pas faute de dénoncer les violences policières: le père de la gamine est abattu sans raison lors d'une manifestation et les matraques des policiers sont toujours en action.

Sortir du cadre

Le film est toutefois le plus dynamique et le plus serein de l'auteur. L'individu y est certes par essence la victime de la société mais c'est une victime qui peut à l'occasion se moquer de ce qui l'opprime en passant au travers des mailles du filet (la police de la protection des mineurs) et des rouages de la machine. Le sourire que Chaplin force la gamine à afficher sur son visage dans les ultimes plans indique toutefois qu'il faut beaucoup d'énergie.

Techniquement, le style de Chaplin, sous une apparente simplicité, devient de plus en plus mûr et sophistiqué. Il évite le gag éculé de Charlot s'asseyant dans l’assiette de soupe de son collègue? Celui-ci l’arrête juste à temps mais Charlot, pris de tics et de soubresauts, l’assiette de soupe se renverse quand même. Dans l'avant-dernière séquence au restaurant, il mélange des plans fixes à l'intérieur de la cuisine et des plans en mouvement dès que Chaplin pénètre sur la piste ou dans la salle où dînent les clients.

Jean-Luc Lacuve, le 10 janvier 2021.