>La bonne du couple Foucauld bute sur un mot difficile alors qu'elle lit un épisode sacrilège de la guerre napoléonienne en Espagne. Echappant à sa surveillance, la jeune Véronique a suivi un quidam aux allures de satyre qui lui a offert une série de cartes postales, Les parents sont horrifiés en regardant les photographies... de monuments célèbres, notamment l'obscène Sacré-Coeur de Paris.
Après avoir renvoyé la bonne, Foucauld raconte un rêve étrange à son médecin. La consultation est interrompue par le départ précipité de l'infirmière, appelée au chevet de son père mourant. Dans une auberge, elle rencontre un quarteron de moines iconoclastes, un musicien et une danseuse espagnole, un chapelier masochiste et sa collaboratrice, un jeune homme amoureux de sa vieille tante au corps de jouvencelle. L'infirmière accepte dans sa voiture un professeur qui se rend dans une école de gendarmerie pour un cours sur la relativité des moeurs. L'exposé, troublé par le chahut, est interrompu par les départs successifs des élèves en uniformes. Deux d'entre eux interceptent Legendre, en flagrant délit d'excès de vitesse mais ils ne verbalisent pas. Legendre, qui vient d'apprendre qu'il a un cancer, s'inquiète de la disparition de sa fillette. Les recherches s'organisent en présence de la petite disparue. Tandis qu'un dangereux tueur, accusé de dix-huit meurtres, quitte librement le tribunal où il vient d'être condamné à mort, le préfet de police annonce à Legendre l'heureux aboutissement de son enquête. Arrêté pour profanation de sépulture, le haut fonctionnaire est accueilli par un autre préfet de police qui le considère comme son égal. Les deux préfets se rendent au zoo pour réprimer une agitation révolutionnaire.
Le film ouvre son générique sur le tableau de Francisco de Goya, Le 3 mai 1808, symbole de l'insurrection du peuple espagnol face aux troupes napoléoniennes et qui deviendra aussi l'un des grands tableaux décrivant les désastres de la guerre. Tout au long du générique on assiste ensuite à la mise en place de la reproduction vivante de ce tableau ; arrivée du peloton d'exécution, protestation des hommes du peuple et dernier cri de l'homme fusillé au pied duquel figurent déjà d'autres corps.
Mais le dernier cri de l'homme fusillé est étrange : "A bas la liberté" s'écrie-t-il au lieu du "Vive la liberté" attendu. Se retrouve ainsi remis en cause la signification que l'on s'apprêtait à donner au titre du film : celui qui veut imposer les valeurs de la liberté, incarnée par la révolution française et son continuateur Bonaparte, ne propose que le fantôme de cette liberté. Le cri peu orthodoxe du fusillé subvertit cette interprétation ou nous pousse à la porter plus loin : si Napoléon se veut le représentant de la liberté alors le "A bas la liberté" est assez logique. Cette trouvaille est probablement une partie du jeu auquel se livre Buñuel qui n'a de cesse, tout au long du film, de travailler la forme langagière ou picturale pour sans cesse révéler de nouveau possibles. Les possibles prolifèrent, il suffit d'ouvrir des portes, jeu auquel se livreront les prêtres dans l'auberge. Pour en rester au titre du film, Buñuel donne une explication beaucoup plus simple dans les entretiens de 1975 et 1979 réalisés par Thomas Péres Turrent et José de la Colina, de son origine:
"D'une collaboration entre Marx et moi. La première ligne du manifeste du parti communiste dit : "Un fantôme parcourt l'Europe…", etc. Pour ma part, je vois la liberté comme un fantôme que nous essayons d'attraper et…nous étreignons une forme brumeuse qui ne nous laisse qu'un peu d'humidité dans les mains. (…) Dans mon film, le titre a surgi de façon irrationnelle, comme celui d'Un chien andalou, et pourtant, je pense qu'aucun titre n'est plus adéquat, dans un cas comme dans l'autre, à l'esprit du film"
Buñuel refuse le symbole, cette alliance stable d'un signifiant et d'un signifié comme la peinture de Goya représentant les exécutions du 3 mai devient le symbole de la liberté du peuple pour s'amuser à en monter les insuffisances et les détournements de sens possible. Ainsi le disait Jean Douchet en février 1993 :
"Buñuel refuse le symbole. Il filme les faits, il filme les choses. Mais s'il est vrai qu'il n'y a pas de connaissance sans représentation, les faits et les choses passent nécessairement, ne nous parviennent que par les images. (…)Il lui faut donc filmer les images au plus près des représentations archétypales qui fondent le mécanisme de l'imaginaire et de l'esprit. Car elles appartiennent in fine aux faits et aux choses. Elles sont du (sur ou de l'infra) réel. (..) L'image retrouve sa force originelle, débarrassée de tous les vernis culturels, les couches interprétatives. Elle se suffit à elle-même. Ainsi fonctionne le cinéma de Buñuel qui exige la banalité absolue de l'image. La beauté est impitoyablement chassée parce que manteau d'apparat, de mensonge idéologique. Mais l'esthétique de chaque idéologie en revanche est recherchée puisque l'image qui calque le saint-sulpicien dans la voie lactée, le roman d'aventure du XIXème siècle dans Robinson Crusoë, la représentation de patronage avec carton-pâte et toile de fond dans nombre de films, reproduit le mental façonné par cette esthétique. Le génie de Buñuel consiste alors à unir en un contact détonant l'image forte originelle, belle et intacte et l'image culturelle laide et abâtardie."
Car le magnifique tableau de Goya se retrouvera, à la fin du film sous forme d'une banale reproduction, dans le bureau du commissaire de police. Défenseur de la liberté bourgeoise, il réprimera aussi une manifestation dont le mot d'ordre est "A bas la liberté". A l'heure du libéralisme triomphant et des menaces sécuritaires il n'est pas mauvais de prendre pour cible ceux qui protègent sans vergogne la liberté d'exploiter. Mais il ne s'agit bien sur là que d'une facette du film et l'on aurait tort de voir dans cette formule une forme de bouclage signifiant car comme l'affirme Buñuel dans ces entretiens de 75-79
"s'il se ferme en boucle, ce n'est pas la liberté, c'est la mort. Le cycle de la vie est accompli : fin. (…) Je ne saurais expliquer la fin. C'est comme al fin de l'Ange exterminateur, une image qui me vient à l'esprit tout à coup, avec une grande force et sans relation apparente avec al situation. J'ai senti que je devais terminer le fantôme de la liberté avec les policiers qui chargent contre les ouvriers ou les étudiants et avec le regard plein d'innocence de l'animal (l'Autruche). (…) A mon avis, c'est le meilleur du film. La tête de cet oiseau, son regard étrange et presque féminin, ses cils frisés (ce n'est pas moi qui les ai frisés ; ils sont comme ça), et le fond sonore : des cloches, des coups de feu, des cris. C'est troublant."
De la matrice formelle de la première séquence vont néanmoins sortir les principaux épisodes de l'époque contemporaine. A l'anticléricalisme du capitaine répondront les prêtres, le tabernacle profané se transformant en image pieuse, au geste autoritaire de la statue de pierre répondront la sévérité hors de propos du colonel dans la caserne et surtout, au drap qui découvre la femme intacte du commandeur, répondra la couverture relevée par le neveu sur le corps de sa tante à nouveau jeune fille. La morte avec qui le capitaine veut faire l'amour se réincarnera aussi dans dans la sœur du préfet qui téléphone pour que l'on vienne la visiter dans son caveau. Dans la construction du film, chaque personnage est comme un maillon entre l'épisode qu'il a vécu et celui que vont vivre les personnages.
"Un même récit qui passe par des personnages différents et qui se relayent. J'avais déjà entrevu cela dans l'Age d'or, où nous commencions par des scorpions, nous poursuivions par avec les bandits, la fondation de la ville, puis les amants et la fête dans le salon, et nous terminions avec les personnages des 120 jours de Sodome. La différence est que dans le fantôme de la liberté, les épisodes sont plus liés, ils se heurtent moins : ils coulent naturellement. (…) Le fantôme de la Liberté ne fait qu'imiter le hasard il a été écrit en état de conscience ; ce n'est pas un rêve ni un flot délirant d'images.
L'enchaînement entre les épisodes est parfois très subtil, très ténu :
"Dans un épisode le commissaire dit au gendarme de nettoyer ses chaussures. Ce policier va trouver le cireur de chaussures, et là se trouve un autre homme en train de parler avec le cireur. Je quitte le policier et je suis le nouveau personnage, qui est le franc-tireur. (…) Il y a des séquences qui sont un peu indépendantes du déroulement du film. Comme, par exemple, celle du jeune garçon et de sa tante ou, plus loin, celle de la petite fille perdue et néanmoins visible. (…) Le fait que plusieurs histoires s'entrecroisent dans le petit hôtel est peut-être un souvenir de l'auberge de Don Quichotte, où arrivent les protagonistes, puis d'autres personnages, et tous racontent leur histoire"
Bibliographie : Les Cahiers du Cinéma n°464, février 1993