Rois et reine

3/4
2004

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Avec : Emmanuelle Devos (Nora Cotterelle), Mathieu Amalric (Ismaël Vuillard), Catherine Deneuve (Docteur Vasset), Maurice Garrel (Louis Jennsens), Nathalie Boutefeu (Chloé Jennsens), Jean-Paul Roussillon (Abel Vuillard), Catherine Rouvel (Monique Vuillard), Magali Woch (Arielle), Hippolyte Girardot (Marc Mamanne), Noémie Lvovsky (Elizabeth), Joachim Salinger (Pierre Cotterelle), Elsa Wolliaston (Dr Devereux), Valentin Lelong-Darmon (Elias), Shulamit Adar (Mme Seyvos), Gilles Cohen (Simon), Francis Leplay (Christian, le fêlon), Olivier Rabourdin (Jean-Jacques), Marc Betton (Léopold Virag). 2h30.

Partie I : Nora
(1er jour). Un taxi s'arrête dans un quartier chic de Paris. Nora en émerge, contemple la vitrine d'une galerie d'art puis fixe la caméra et se raconte. Elle a 35 ans. Après un veuvage et une séparation, elle va épouser Jean-Jacques qui, enfin, les rendra heureux, son fils et elle.

Cadeau de Jean-Jacques, la galerie d'art, lui appartient. Elle remarque une gravure de Léda et le cygne qu'elle conserve comme cadeau d'anniversaire pour son père. Elle se rend ensuite à la gare où Jean-Jacques a préparé les billets de 1ère classe qui vont la conduire à Grenoble chez son père qui héberge son fils durant le séjour de celui-ci en colonie de vacances.

A Grenoble, elle a tout juste le temps d'offrir son cadeau d'anniversaire à son père que celui-ci se trouve mal et se plaint d'uriner du sang. Nora va retrouver son fils à la colonie pour lui expliquer que la fête d'anniversaire est reportée. A l'hôpital, le chirurgien préfère opérer pensant trouver un mauvais ulcère.

Ismaël, dans son appartement en désordre, ne se donne même plus la peine de répondre au téléphone. Il est menacé par les agents des impôts et écoute, un peu fort, de la musique en mastiquant un hamburger. Deux infirmiers viennent l'emmener de force à l'hôpital psychiatrique, il se débat, cogne. Il est mis sous morphine.

A Grenoble, le chirurgien apprend à Nora que son père est en phase terminale d'un cancer de l'estomac. Elle rentre chez son père. Sa sœur, perdue dans un bar d'Amsterdam, appelle pour demander de l'argent à son père. Nora lui demande de rentrer.


(2ème jour). Le matin dans un hôpital psychiatrique parisien, le père et la mère d'Ismaël viennent lui rendre visite.

Nora, sous la pluie, arrive le matin à l'hôpital de Grenoble, elle s'endort et rêve de son premier mari auquel elle se raconte (enterrement, annonce de la grossesse, démarche pour la reconnaissance, accouchement, mariage posthume).

Le docteur Vasset, la psychiatre de l'hôpital de Ville-d'Avray où Ismaël est retenu contre son gré l'interroge. Flash-back sur la rencontre avec la sœur. Ismaël tente de trouver un téléphone pour appeler son analyste et lui dire qu'il ne pourra pas la retrouver à 16h00 comme convenu. Mais son analyste confirme le rendez-vous. Ismaël appelle aussi son avocat, maître Mammane pour l'informer qu'il est Hospitalisé à la Demande d'un Tiers (HDT) et lui demander de le sortir de là. Lorsqu'il informe les médecins que son analyste refuse de se déplacer et que c'est lui qui doit le faire, ils lui rient au nez. Mais leur ton change quand il révèle le nom de l'analyste : le docteur Devereux pour lequel tous semblent avoir la plus grande dévotion.

A 16h00, Ismaël est chez son analyste, le docteur Devereux est une imposante femme noire débonnaire et attentive. Il lui raconte le rêve qu'il vient de faire :

Une très grande foule au pied de deux échelles, une grande échelle d'apparat décorée et une de taille plus modeste. C'était une cérémonie de couronnement ou de régence mais les citoyens avaient l'air tous très réjouis. Et, dans le chœur, sur la très grande échelle à mi-course qui l'escaladait : la reine d'Angleterre
- (Devereux s'esclaffe !)
- Et oui ! Pas moins ! Elle était richement vêtue. Et sur la petite échelle, il y avait ma troisième grand-mère, dans un tissu à fleurs, un tissu de marché, une robe de vieille dame. Moi j'avais douze ans et je me tenais parmi la foule avec les citoyens et je regardais ma grand-mère qui escaladait son échelle. Et dans le rêve, chacun des citoyens nous pensions que les échelles représentaient un degré de la connaissance. Bon, j'imagine que la reine d'Angleterre ça doit être vous. Et dans l'ambulance alors que j'allais vers vous je me demandais ce que j'allais vous raconter; qu'est-ce que cela voulait dire. Et soudain, je me suis rendu compte que ça ne voulait rien dire du tout. Qu'en fait, tout mon rêve n'était qu'une citation d'un poème de Yeats, que l'inconscient avait fait des jeux de mots minables sur une poésie irlandaise.
- Oui et bien vous pouvez en parler ici.
- Je pense que tout ce rêve n'est qu'une allusion à un vers des Animaux du cirque et je ne m'en souviens pas très bien.
- Essayez quand même.
- "Now that my ladder's gone, I lay down where all the ladders start". C'est un vers ambigu. D'habitude, les français traduisent "lay down" par j'agonise : "Tandis que j'agonise, je pars là où toutes les échelles partent". Mais moi, je n'aime pas beaucoup cette traduction parce que l'on aussi traduire le même vers par " je me repose "
- oui
- c'est bien mieux : Yeats est tout vieux, il a perdu l'échelle de son imagination mais ce n'est pas grave. Là, il se repose à l'endroit délicieux où toutes les échelles prennent leur départ. C'est donc un poème tout à fait optimiste.
- Vous avez tout à fait raison.
- Oui mais c'est tout de même atterrant de rêver de problèmes de traduction. J'aimerais bien rêver de choses plus normales.
- C'est quoi pour vous les rêves normaux ?
- J'aimerais bien rêver de mes parents ou je ne sais pas moi, comme les patients dans les livres de Freud.
- Oubliez les livres de Freud. Ça vous évoque encore quelque chose ?
- C'est un rêve d'impuissance. Une métaphore de l'érection. Je ne peux pas monter à l'échelle, je suis un homme fini. Ou alors dans mon rêve, je suis avec les autres citoyens parmi la foule, j'ai douze ans, je suis au pied de l'échelle et je peux regarder sous vos... Vos jupes
- (elle rit) C'est très bien. C'est tout pour aujourd'hui.
- Merci.

Nora vient retrouver une seconde fois Elias à la colonie. Cette fois pour le ramener à Paris. Il se met en colère.

L'avocat convainc Ismaël de passer pour fou mais s'interroge sur l'identité de celui ou celle qui a pu le faire interner. Il lui soutire des médicaments. Ismaël séduit l'infirmière en dansant du hip-hop. Le soir il parle avec Arielle, une jeune internée surnommée "la Chinoise" pour ses études de sinologie.

Nora tente absolument de rejoindre Paris pour retrouver Ismaël.

(3ème jour). Après une nuit de voyage, Nora arrive à l'hôpital psychiatrique, où conduite main dans la main par Mme Vasset, la psychiatre, elle retrouve Ismaël pour lui demander d'adopter Elias. Il l'a élevé pendant huit ans et est son seul repère affectif en dehors d'elle : son père meurt, son fils n'aime pas son futur mari. Après une courte discussion dans le parc, Ismaël refuse.

 

Partie II : Libérations terribles…
Nora revient à Grenoble. Le ciel est chargé de nuages. Son père sort de l'hôpital. Il est pris en charge par une infirmière, Mme Seyvos. L'éditeur vient chercher le tapuscrit de Louis Jenssen. Il explique à Nora que son père préparait une sorte de journal, qu'il faudrait qu'il termine. Nora va voir son père, alité dans sa chambre. Il ne peut parler, il lui serre le bras à lui faire mal.

Le soir, Nora regarde des photos puis s'aperçoit que son père est sorti seul de sa chambre et corrige son tapuscrit. Près de lui, elle se souvient : par ses provocations, elle avait en partie poussé Pierre au suicide. Une fois son père recouché, Nora se promène le long de l'Isère, et reprend le fil de ses souvenirs : son père lui avait évité tout problème avec la police, cachant qu'elle connaissait la présence du revolver et sa dispute avec son mari. Elle revient dans l'appartement de son père. Devant la baie vitrée, elle pleure. Mme Seyvos cherche vainement à la réconforter.

Arielle demande à Ismaël de lui voler des médicaments. Elle surprend plus tard Ismaël dans le même lit que l'infirmière.

Nora, consciente que seule la mort peut délivrer son père de ses souffrances lui donne une dose de morphine mortelle.

Ismaël est libéré par Mme Vasset qu'il tente de séduire et qui lui répond par quelques conseils pour garder les pieds sur terre. Ismaël se rend ensuite dans son studio d'enregistrement pour apprendre que son cousin en est devenu propriétaire et qu'il l'a licencié après l'avoir fait interné. Cette traîtrise s'explique par le caractère égocentrique et castrateur d'Ismaël dont il ne supportait plus l'arrogance et le dédain.

 

Partie III : D'entre les morts
Nora et sa sœur enterrent leur père. Seule la famille proche assiste à la cérémonie. En rangeant les papiers de son père, Nora découvre les dernières pages du tapuscrit. C'est une lettre que lui écrivit son père le dernier soir : une lettre haineuse. Il lui semble qu'il lui parle du fond de l'enfer, assis sur une chaise et lui reproche de s'être laissé séduire par ses mines et son goût superficiel qui l'a conduit à n'être qu'une outre d'amertume. Il trouve injuste qu'elle lui survive et voudrait la voir morte à sa place.

Ma petite fille, tu es âcre, froide et superficielle comme du lait caillé. Je suis en colère contre toi. Ta fierté a tourné en une vanité aigre. Ton orgueil est devenu une coquetterie stupide. Aujourd'hui tu es une outre d'amertume. Je te crains, je te hais ma petite fille. Je voudrais que tu aies mon cancer et que tu souffres et avoir du temps pour te pardonner. Alors je meurs dans la colère. Je ne supporte pas que tu me survives, je voudrais que tu meures à ma place.

Ismaël se rend à Roubaix pour récupérer son violon. Il voit son père défendre sa boutique contre deux hommes armés sur lequel il prend le dessus. Après une séance de gymnastique, les parents réunissent les enfants (Delphine et Fidel, les jumeaux, et Elisabeth et Ismaël) pour décider de l'adoption simple du cousin Simon.

A Paris, Nora se marie. L'éditeur vient lui réclamer le tapuscrit et émet des reproches muets devant les pages arrachées par Nora. Elle brûle la lettre haineuse et posthume de son père. Le soir pourtant une rougeur lui apparaît à l'endroit où elle avait caché la lettre.

A Paris, Ismaël qui joue maintenant dans un orchestre de musique contemporaine n'ose reprendre contact avec Arielle. Après le mariage de Nora, déguisé en mousquetaire, il lui déclare son amour.

Epilogue : Le cycle du bonheur

Plus tard Ismaël retrouve Elias au Musée de l'homme pour lui expliquer qu'il refuse d'être son tuteur comme il refuse d'être son ami et qu'il préfère rester un adulte qui veille sur lui. Il lui donne un dernier conseil.

Il faut toujours prévoir que, évidemment on a raison mais que c'est toujours possible qu'on ait un peu tort en plus. Et avoir un peu tort c'est une très bonne nouvelle ça veut dire qu'on n'a pas toujours toute la bonne solution et que la vie va être bien plus étonnante et bien plus pleine de surprise que ce que l'on croyait

Chez lui, sous l'œil bienveillant de sa mère, Elias reconstitue son puzzle familial.

Rois et reine suit la trajectoire de deux personnages que tout oppose et dont on apprend progressivement les rapports étroits et conflictuels qu'ils ont entretenu. Le premier de ces deux personnages est Nora au destin mélodramatique avec ses mariages ratés et l'agonie de son père. Nora a connu le pire et choisit de l'affronter avec légèreté. Le second personnage est burlesque : Ismaël est musicien, il est enfermé, contre sa volonté, dans un établissement psychiatrique. Il y dansera le hip-hop, et sortira indemne des poursuites menées contre lui par les impôts grâce à un avocat aussi déjanté que lui. Nora et Ismaël se retrouvent, puis s'éloignent l'un de l'autre doucement et définitivement.

Ces deux trajectoires qui se heurtent, se sont heurtées puis s'éloignent à nouveau; sont comme deux cordes qui générent une mélodie au contrepoint aussi simple que les harmoniques sont complexes, riches et puissantes.

Rapprochement, incertitude, éloignement

Pendant près d'une heure, jusqu'au retour de Nora sur Paris, les plages de temps consacrés alternativement à Nora ou Ismaël sont assez longues, près de deux fois quinze minutes pour chacun d'eux. Il faudra ensuite moins de douze minutes pour quatre nouvelles alternances. Desplechin suscite ainsi le désir de rapprochement entre Nora et Ismaël. La rencontre entre eux durera à peine cinq minutes de temps filmique et guère plus d'une heure dans la diégèse. Elle a lieu presque au mi-temps du film et boucle la fin de la première partie que Desplechin choisit de clore après la courte séquence du retour de Nora pour Grenoble.

Alors que la partie une comporte dix séquences alternées en 1h10, la partie deux en comportera treize en moins de 35 minutes. Soit : Nora évanouie à Grenoble, la succession des rapprochements entre Arielle et Ismaël à l'hôpital, les souvenirs de Nora, Ismaël chez sa psychiatre reprenant à son compte la narration débutée par Nora en gros plan sous le soleil, Nora euthanasiant son père, Ismaël débarqué de son quatuor par son cousin et la réception du certificat de décès de son père par Nora

La partie trois, à peine plus courte que la seconde, ne comporte que six séquences et est donc celle où le récit est le moins haché. Elle est aussi la plus lourde de douleur. Elle commence par l'imprécation du père dans la lettre posthume et se termine par l'engagement amoureux, longtemps repoussé, d'Ismaël envers Arielle.

L'épilogue avec sa reconstitution du puzzle familial apaise le cycle des souffrances parcouru durant le film.

Le passé des personnages, premier niveau d'harmonique.

La ligne de scénario ne semble produire rien d'autre que le long cheminement de l'agonie d'un père et d'un conflit avec les impôts. Mais viennent sans cesse se greffer sur cette ligne de présent un passé multiple.

C'est d'abord celui des personnages. Celui d'Ismaël où l'adoption joue un grand rôle. C'est surtout celui de Nora traumatisée par son accès difficile à la culture qui ne lui a jamais permis de comprendre ni ses maris ni son père. Ce passé enfoui, Nora cherche à s'en libérer alors qu'Ismaël convoque la psychanalyse (depuis huit ans avec trois séances par semaine) et l'art pour qu'il reste à jamais présent.

La légèreté des femmes et le poids des hommes est l'une des multiples harmoniques dont joue Desplechin et qu'il résume drolatiquement par ce dialogue entre le docteur vasset, la psychiatre de l'hôpital et Ismaël :

- Excusez-moi mais les femmes c'est pas pareil que les hommes.
- C'est-à-dire ?
- Vous n'avez pas d'âme.
- Parce que je suis une femme ?
- Ne me regardez pas comme ça ! Vous avez déjà vu une femme prêtre ou une femme rabbin ? Je ne dis pas bon; vous avez certainement autre chose à la place mais enfin je me vois mal parler de mon âme avec vous.
- Un peu insultant pour les femmes non ?
- Mais non. Les hommes ça vie sur une droite et les femmes vous vivez dans des bulles. Je ne sais pas ; des petites bulles où vous devez passer de l'une à l'autre, des petites bulles où il doit y avoir des intersections, ça doit être des petites bulles de temps j'imagine. Et nous, les hommes on vit sur une droite, une seule ligne. Nous, on vit pour mourir.
- Et les femmes, elles vivent pourquoi ?
- Vous vivez quoi, nous on vit pour mourir (...)
- C'est quoi votre définition de l'âme ?
- une âme, c'est une manière de négocier au quotidien avec la question de l'être.

Nul machisme dans ce dialogue où alors celui de L'Apocalypse, celui qui prédit que les hommes et les femmes mourront séparés, chacun de leur côté. Comme d'habitude chez Desplechin les hommes sont du côté de l'intellect et les femmes du côté de la vie. Le personnage de Nora n'est ni une amoureuse ni une intellectuelle. Elle s'ennuie quand son mari déclame de la poésie et n'a pas lu les livres de son père puisqu'elle ignore qu'il s'agit d'un journal et non d'un roman. Personnage de pure surface, elle n'en est pas moins magnifiée par Desplechin. Ni intellectuelle ni passionnée, Nora affronte la souffrance qui s'abat sur elle avec énergie et grandeur. Personnage magnifique qui finira par effacer cette trace rouge qui lui remonte du ventre dans ses draps de soie comme elle effacera par le feu la lettre haineuse de son père.

 

Un second niveau d'harmonique convoqué pour le spectateur

Si, à chaque instant du présent, les personnages ont à vivre avec leur passé, Desplechin rajoute un second niveau de passé, celui de la grande culture universelle. Cette dimension est annoncée dès le carton du titre par le redoublement du titre du film en anglais Kings and Queen et le texte off :

"Zeus aimait la belle Léda, épouse du mortel Pandare, neuvième roi de Spartes. Il l'aborda sous la forme d'un cygne."


Nous voilà prévenus : les personnages que nous allons voir sont aussi des réincarnations de personnages mythologiques. Ou, plus exactement, Desplechin nous propose de nous voir au travers des personnages comme des sujets actualisant notre culture passée.

Nora est ainsi Léda qui refuse toute approche inquisitoriale (aimer c'est ne pas avoir à demander) et qui ne peut être séduite que par une forme mensongère et magnifiée. Léda enfanta de Zeus quatre enfants qui révolutionneront l'histoire grecque.

Nora cherche à se libérer de son passé et principalement du poids de la culture paternelle. Sa sortie du taxi lors de la séquence d'ouverture évoque Audrey Hepburn dans Breakfast at Tiffany's (Blake Edwards, 1961). Nora regarde la culture au travers d'une vitre comme Holly regardait les diamants qu'elle ne pouvait se payer.

Alors que la sortie du TGV de Nora à Grenoble évoque les plans de Marnie prenant le train après son hold-up. De même, plus tard lorsque Nora se recoiffe avant de revoir Ismaël, elle essaie de faire peau neuve comme Marnie changeait de couleur de cheveux (Musique lyrique proche de Bernard Hermann à ce moment).

Comme Marnie, Nora est victime d'un traumatisme, d'un manque d'amour filial (non plus cette fois de la mère mais du père) et la lettre de reproches dont le père accable sa fille avant de mourir pourrait puiser sa source dans Le Théâtre de Sabbath de Philip Roth ou dans le Verdict de Kafka, histoire de la malédiction folle d'un père pour son fils ou bien encore de celle du Roi Lear de Shakespeare pour sa fille Cordelia.

Le premier plan consacré à l'histoire d'Ismaël est celui d'une gravure d'Hercule. Desplechin parle à son propos des travaux d'Hercule, joués par Woody Allen. La pièce de Shakeapeare dont il serait l'emblème n'est pas Le Roi Lear mais La tempête comme l'indiquent les personnages qu'il rencontre : Prospero et Caliban, les infirmiers et Ariel(le), la jeune femme de l'hopital.

Médiatrice entre Ismaël et Nora, la psychiatre, incarnée par Catherine Deneuve, porteuse de la connaissance psychanalytique est associée à La naissance de Vénus, tableau bien en vue dans son bureau.

La distribution d'autant d'harmoniques suppose une construction heurtée. Le montage parallèle et les faux raccords sont autant d'occasions de casser la ligne. Si la structure narrative apparaît complexe avec ses flashes-back, ses fantasmes elle se révèle subtile dans ses correspondances : Nora à l'hôpital, Ismaël à l'hôpital, au flash-back de Nora répond le flash-back avec la sœur chez la psychiatre. A l'apparition de la sœur d'Ismaël répond illico l'appel de Chloé, la sœur de Nora.

Des harmoniques mineures

Deux autres harmoniques sont développées tout au long du film. Celle propre à l'univers de Desplechin. On y retrouve un Desplechin passionné par les milieux médicaux (autopsies d'un crâne, ou maladies psychiatriques), les règlements de comptes familiaux, la propension des enfants à gravir les branches d'un arbre (métaphore généalogique et clin d'œil au Baron perché d'Italo Calvino). On y entend un adulte conseiller à un gamin de garder ses secrets, de se construire avec son propre imaginaire.


La seconde harmonique mineure est l'humour : celui lié à la psychanalyse. Ismaël rêve de la reine d'Angleterre, l'avocat en manque de méthadone, le hip-hop, le père mettant en fuite les loubards ou sa femme :

- Tu sais, quoi qui se passe, il y aura toujours une place dans l'épicerie à Roubaix pour toi.
- Maman je suis altiste dans un quatuor. . La corde, quelle corde ?

Si les citations du film renvoient plus volontiers au cinéma américain qu'au cinéma français, Desplechin se révèle ici, plus encore que dans ses autres films, le grand héritier d'Ingmar Bergman avec son lot de théâtralisation et de fantasmes de personnages qui cherchent à échapper à l'enfermement en eux-mêmes. Personnages peut-être aveugles sur eux-mêmes, ils veulent être des personnages que la vie leur refuse d'être. Le calendrier de l'hôpital montre que l'homme vaut mieux que sa névrose.

Jean-Luc Lacuve le 15.06.2006 (version précédente le 14.05.2005)

Entretien avec Arnaud Desplechin par Louis Guichard et Jacques Morice pour Télérama n°2868, du 1er au 7 janvier 2005 :

" J'adore les récits au long cours, pleins de péripéties, la série télé Seinfeld ou les premiers Friends. Dans un autre genre, Fanny et Alexandre, de Bergman, et Les Aventures de Pinocchio, de Comencini, sont les feuilletons que j'aurais rêvé voir à 12 ans à la télé, pendant les vacances de Noël. Je voulais comparer deux parcours qui ne sont pas comparables, les histoires séparées d'un homme et d'une femme reliés seulement par un enfant.

Nora, jouée par Emmanuelle Devos, croit être libre et se retrouve en prison dans la maison familiale, à Grenoble. Ismaël, joué par Mathieu Amalric, se croit en prison à l'hôpital psychiatrique alors qu'il va vers sa liberté. Pour aller et venir entre eux, je souhaitais un film qui relève tour à tour d'une farce burlesque à la Mel Brooks ou à la Harold Lloyd, et d'un mélodrame hitchcockien. Mais on imaginait aussi l'héroïne engagée dans une féerie sombre, un conte d'Hoffmann ou de Hawthorne, et l'homme dans une comédie de Shakespeare. Je voulais que le film saute sans cesse d'un registre à l'autre. Pour Ismaël, nous pensions, avec mon coscénariste Roger Bohbot, à Charlot ou au Woody des premiers Allen. Pour Nora, aux Amants du Capricorne , à Marnie et aux Enchaînés, de Hitchcock, ainsi qu'à Une autre femme, d'Allen. Des femmes qui doivent traverser des épreuves gigantesques pour se libérer.

Les rôles féminins du cinéma français ont tendance à maigrir. Nos actrices jouent trop les gentilles soeurs. Si une femme est déprimée à l'écran, c'est pour de petites raisons. Pourquoi ne pas montrer une femme dans sa gloire, à la conquête d'elle-même ? (…) On oublie trop souvent le côté tragique et renversant de nos propres vies. On va au cinéma pour ça, pour retrouver les émotions fortes qu'on a vécues. Aller vers le mélodrame, c'était notre intention, via le personnage de Nora, qui sait le prix de la légèreté parce qu'elle a traversé l'horreur. Ismaël, lui, n'a rien connu, il est persuadé d'être tragique, il s'obstine dans un désir de tragique qui ne se concrétise pas... En creusant à la fois les péripéties burlesques d'Ismaël et le destin de Nora, on a découvert leur force vitale. Qu'est-ce qu'on fait quand on rencontre le pire ? Eh bien, tous les deux restent vaillants, Ismaël sur un mode dérisoire que je trouve très sport, et Nora, qui reprend le cours de son existence comme si de rien n'était. Waaaooh, ils survivent ! "