Pas de printemps pour Marnie

1964

Voir : photogrammes, thème musical, jeu des paires
Genre : Film noir

(Marnie). Film distribué par Universal. Avec : Tippie Hedren (Marnie Edgar), Sean Connery (Mark Rutland), Diane Baxter (Lil Mainwaring), Martin Gabel (Sidney Strutt). 2h02.

Marnie est une voleuse. Chaque fois qu'elle part avec la caisse, elle change d'identité et se fait embaucher dans une nouvelle place. Mark Rutland la reconnaît mais il n'en laisse rien paraître et l'engage comme secrétaire comptable. Il lui fait la cour sans beaucoup de résultat et bientôt elle disparaît en emportant le contenu du coffre-fort de la maison Rutland.

Mark s'aperçoit du vol, remplace l'argent volé, retrouve la trace de Marnie, la ramène à Philadelphie et, plutôt que de la livrer à la police l'épouse ! Elle n'a pas le choix… Le voyage de noces en bateau est un désastre. Marnie est absolument frigide et elle tente même de se suicider après que Mark l'ait prise de force.

Terrorisée par la couleur rouge, sujette à d'horribles cauchemars, Marnie est une névrosée, sa kleptomanie est une compensation à sa frigidité. Ayant découvert qu'elle lui a menti en se disant orpheline, Mark parvient, grâce aux services d'un détective, à retrouver la trace de Marnie.

Puis Marnie tente une nouvelle fois de vider le coffre-fort des Rutland. Mark la surprend, l'entraîne à Baltimore afin d'obtenir de sa mère le secret de sa naissance et de sa névrose. Le secret était abominable puisqu'il s'agit d'un meurtre commis par Marnie à coup de tisonnier quand elle avait cinq ans pour défendre sa mère, prostituée qui s'était hystériquement mis en colère contre le marin essayant de calmer la petite fille endormie prise de cauchemars. Le marin dans sa chute avait cassé la jambe de la mère de Marnie. Il ne fait aucun doute que Marnie, en possession de ce douloureux secret, pourra guérir avec l'aide de Mark.

Comme dans La maison du Docteur Edwardes, Hitchcock traite avec la plus grande rigueur la psychose dont est victime Marnie. Ainsi dans Cinémaction n°94 , Philosophie et cinéma, Elisabeth Roudinesco déclare-t-elle, :

" Ce qui m'attire dans Marnie, c'est la manière dont les réalisateurs se sont imprégnés de la culture psychanalytique. Et ce qui me frappe surtout dans Marnie, c'est que c'est un grand cas clinique. Hitchcock fait passer à l'écran l'équivalent d'un cas de Freud de la fin du siècle dernier, transposé aux Etats-Unis des années 50-60. On assiste alors dans ce film à la mise en application de la cure analytique, sauf que celui qui joue le rôle de l'analyste devient le mari de cette femme et qu'il en est amoureux (…) Marnie subit une amnésie. Mais il se trouve que c'est elle qui a tué l'homme que sa mère repoussait, ce marin finalement a été tué accidentellement avec le tisonnier, par Marnie. Il n'était pourtant pas agressif, mais c'est la mère de Marnie, qui est la grande responsable de cette situation. Elle a pris sur elle le crime commis par sa petite fille et, du coup, elle l'a complètement aliénée. (…) On voit bien que la mère a la haine des hommes, c'est une prostituée qui vit des hommes, mais qui les a en horreur. Et, par contrecoup, sa fille est devenue phobique des hommes. Elle est devenue par conséquence frigide, elle ne vit qu'avec ses chevaux. C'est un grand cas freudien typique. Du reste Freud l'aurait analysée comme une hystérique. Elle revit le refoulé infantile dans une scène qui aurait pue être d'analyse. Marnie retrouve sa voix de petite fille. Comme sous hypnose on revit un trauma, sauf que dans ce cas il n'y a pas eu besoin d'hypnose. Il est indéniable que Sean Connery joue admirablement le rôle d'un analyste pervers à la manière des héros typiquement hitchcockiens. La question à laquelle Hitchcock lui-même tente de répondre est la suivante : pourquoi cet homme richissime, qui peut avoir toutes les femmes qu'il désire, choisit-il justement celle qui présente des signes pathologiques ? Elle le lui fait d'ailleurs remarquer, car elle éprouve bien-sûr la sensation qu'il aime à travers elle la seule femme qui ne peut pas lui rendre son amour. Nous sommes dans la fiction et le film se termine bien.(…)

Dans tous ses films, Hitchcock met en scène une pathologie, que ce soit celle visible de grands criminels, ou celle plus classique de Marnie. Mais tous ont des pathologies fascinantes comme dans Rebecca ou Soupçons où les personnages sont troublants parce que Hitchcock a l'art de montrer l'inconscient. C'est peut-être le cinéaste le plus freudien du monde (…). Ce qui m'intéresse avant tout dans l'art hollywoodien, ce n'est pas la psychanalyse, c'est le cinéma. Par exemple cela ne serait pas intéressant si Hitchcock s'était contenté de montrer des relations purement analytiques. Ce qui est important, c'est que les cinéastes font d'abord des films, c'est à dire des fictions, et c'est pourquoi je n'aime pas beaucoup Woody Allen. Tourner Marnie me parait plus intéressant que de filmer un analyste qui analyserait Marnie. En revanche, je trouve particulièrement intelligente la manière dont Hitchcock a compris la cure analytique (…). Ce film est l'illustration du Freud de 1895, c'est une situation typique de levée de l'amnésie infantile. Et, en plus, Hitchcock ne se trompe pas. Il n'a pas besoin de tout l'arsenal de l'hypnose pour montrer comment peut se lever une amnésie infantile. Et c'est là où il est moderne. (…) Hitchcock est le plus fictionnel de nos cinéastes, donc pour lui il faut qu'un film se termine bien, mais il place souvent une note inquiétante, à la fin de Marnie, dans ce magnifique décor représentant le port au bout de la rue où habite la mère, ce sont les enfants dans cette rue. Il s'agit d'une scène d'inquiétante étrangeté au sens freudien."

Hitchcock déclare dans ses entretiens avec Truffaut que Mark Rutland aussi est névrosé que Marnie et que c'est là, probablement, la source de son désir de faire le film. Comme dans Vertigo, le personnage masculin est un fétichiste qui ne peut tomber amoureux que d'un certain type de femme. Jean Douchet ira même jusqu'à dire que Mark se prend pour Dieu, voulant tout dominer et qu'il rejoint là le désir démiurgique du metteur en scène.

Mais, après tout, si Marnie, Mark et Hitchcock sont névrosés, le spectateur doit bien l'être lui aussi. Car c'est bien là un des jeux préférés de Hitchcock que de nous faire prendre le partie de Marnie, en souhaitant qu'elle ne se fasse pas prendre, alors qu'elle est une voleuse.

Marnie est l'un des sommets de la mise en scène et comporte quelques trouvailles célèbres :

Utilisation magistrale de la couleur. On a pu écrire que le Rouge fait signe à Marnie et le jaune au spectateur. Sont en effets cadrés avec insistance le sac du début, la clé jaune de la consigne, les cheveux blonds de la petite fille dont s'occupe la mère de Marnie, le manteau de Lil, les fleurs sur le bateau, la robe de mousseline avant l'arrivée du cheval. Il est possible que Hitchcock ait enrichi la symbolique des couleurs au delà du rouge sang qui a traumatisé Marnie. Le jaune serait alors la couleur du refoulé et de la frustration. Il est en tout cas évident que la jubilation de Hitchcock à employer les couleurs les plus vives possibles (les robes verte et orange de Lil) et le blanc (omniprésent chez la mère de Marnie) va bien au-delà du seul rouge.

Le blanc des chrysanthèmes pour se protéger du rouge du traumatisme

La transparence, très visible dans la séquence du cheval, est moins directement interprétable que celle de La maison du docteur Edwardes. Néanmoins, si l'on accepte l'hypothèse de Alain Bergala selon laquelle Hitchcock accepte à dessein l'artificialité de la transparence pour accentuer la dimension spirituelle de la séquence (et en s'appuyant sur l'interprétation de Elisabeth Roudinesco) alors pourra-on dire que Marnie, qui a décidé de fuir les hommes et de ne vivre qu'avec ses chevaux, fuit la réalité et s'isole du monde. Lui succède d'ailleurs la toile peinte la plus célèbre du film, celle du port. Comme si, isolée du monde, Marnie n'avait pour tout horizon qu'un faux semblant de mère et de vérité.

De la transparence à la toile peinte : Marnie, isolée du monde, n'a que le faux semblant pour tout horizon.

Jean-Luc Lacuve, (texte revu le 25/01/2011)