Exposition réalisée par la Cinémathèque française et Magnum Photos, en coproduction avec le Centre de Culture Contemporaine de Barcelone. Cinémathèque française, du 4 avril au 30 juillet 2007. |
A l'occasion des 60 ans de Magnum Photos en 2007, Serge Toubiana et Diane Dufour ont interrogé dix photographes de cette agence, appartenant à plusieurs générations et représentatifs de divers courants qui traversent aujourd'hui la photographie documentaire.
La photographie après le cinéma
L'exposition joue avec l'affirmation de Henri Cartier-Bresson comme quoi le cinéma c'est toujours ce qui vient après : moins l'image vue ou projetée sur un écran, que celle qui lui succède, prise dans le défilement.
La photographie serait ainsi ce qui est instantané et unique alors que le cinéma ne construirait son sens que dans le défilement et la série des plans. Le cinéma serait alors moins objectif et plus à même de produire un langage subjectif.
Il est pourtant à noter qu'aucun photographe ne présente une image unique mais toujours une série. Le langage de la photographie comme art se rapproche ainsi du cinéma : reposant sur une série de photos comme le cinéma sur une série de photogrammes. Comme au cinéma aussi certains photographes cherchent la transparence maximum alors que certaines photos sont données comme transformées par la subjectivité du photographe (flou, cadrage )
Le catalogue propose une autre distinction se référant à Alain Bergala pour qui il existe deux types de photographes "celui qui croit à la vérité de la réalité et fait de la photo un art de la présence. Celui qui vit le réel comme impossible et ne fait que fixer l'absence (Alain Bergala, Les absences du photographe, éditions Libérations / Cahiers du cinéma, 1986). Ce que Antonioni exprimait ainsi : " Nous savons que sous l'image révélée, il en existe une autre, plus fidèle à la réalité, et sous cette autre, une autre encore et ainsi de suite. Jusqu'à l'image de la réalité absolue, mystérieuse, que personne ne verra jamais ".
Le dispositif de l'exposition
Il existe ainsi deux axes pour entre dans l'exposition : l'axe hommage-héritage au cinéma et l'axe théorique du dispositif.
Car l'intérêt majeur de l'exposition me semble être le dispositif à chaque fois original mis en uvre par chacun des photographes pour s'approprier le cinéaste qui leur sert de point de départ. Chacun de ces dispositifs permet de rattacher le photographe à l'un des deux pôles des trois oppositions proposées par Diane Dufour dans le catalogue de l'exposition.
Les photographes sont présentés dans l'ordre du parcours de l'exposition
Alec Soth : Wim Wenders / temps / objectif / absence
Wim Wenders :
Au fil du temps (1976)
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Alec Soth : Avenue Theater, Dallas, Texas, (2006)
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Dispositif : Les images de Soth sont tirées en très grands formats et disposées de façon linéaire. Au centre de ces grands tirages, un écran aux mêmes dimensions que les images, où sont projetés en boucle, plusieurs extraits du film de Wenders.
Au fils du temps de Wim Wenders est un long parcours conduisant à une réconciliation possible entre l'intime et le social entre la culture du passé et la modernité. Bruno qui vit seul dans son grand camion de déménagement s'en va réparer les appareils de projection de quelques cinémas de village. Personnage indépendant qui ne souhaite se mêler de rien, il doit accepter, alors qu'il est en train de se raser près du fleuve, l'arrivée de Robert dont la voiture arrive en trombe et se précipite dans l'eau. Bruno et Robert font alors route ensemble. Ils traversent la campagne allemande, et, de villages en villages, rencontrent d'autres personnages. Robert revoit son père imprimeur, Bruno retrouve sa maison natale. Lorsque plus tard ils atteignent la frontière avec l'Allemagne de l'Est les deux voyageurs se séparent.
Alec Soth a parcouru des milliers de kilomètres au Texas en quête de salles de cinéma désaffectés. Un road-trip sur les traces des deux héros de Au fil du temps qui a marqué son adolescence.
C'est le temps qui donne la mesure des milliers de kilomètre parcourus par Alec Soth au Texas en quête de cinémas désaffectés. Le temps de l'errance qui vous change, celui de la métamorphose d'une société qui reconvertit ses cinémas en vidéoclubs, cash and carry ou églises pentecôtistes.
Abbas : Roberto Rossellini / temps / objectif / présence
Roberto Rossellini : Paisà
(1946)
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Téhéran. 11 Février 1979. Des révolutionnaires
arrêtent un membre présumé de la SAVAK, la police politique du Chah.
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Dispositif : Une vingtaine de photographies de format identique sont présentées sans interruption, formant ainsi une ligne continue. Deux vidéo-projections présentant des extraits du film de Rossellini, viennent se glisser au-dessus et en-dessous de cette ligne d'images, elle-même encadrée de deux textes (introductif et conclusif), placés au format des images un peu à la manière d'intertitres de films muets.
Abbas reconstitue, en écho à Paisà de Roberto Rossellini, la séquence de "sa" révolution iranienne en 1979, vécue de l'intérieur, entre l'exaltation partagée des premiers temps et les doutes d'un mouvement populaire confisqué par les mollahs.
Abbas découvre le film de Roberto Rossellini dans un ciné-club d'Algérie, alors déchirée par la guerre. Ce long métrage devient immédiatement pour lui un fétiche. C'est pourquoi il fait dialoguer des extraits de Paisà (tourné dans l'Italie des années 40), avec son journal photographique en noir et blanc, réalisé lors de la Révolution iranienne, et où prime une vision de l'intérieur. Des scènes aussi variées que tragiques racontent la vie mouvementée de Téhéran entre 1978 et 1980 (émeutes, lynchages, manifestations, arrestations, et autres symptômes de la guérilla urbaine).
Bruce Gilden: Les films noirs / Instantané / subjectif / présence
Samuel Fuller : Le
port de la drogue (1953)
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Bruce Gilden : New York, 1989
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Dispositif : Le visiteur est face à un mur de grand format, composé de photos verticales, avec, au centre, un écran où sont projetés des extraits de films noirs américains. Quand l'extrait arrive à sa fin, l'image s'immobilise (donnant ainsi l'impression d'être une image fixe), tandis que se déclenchent l'une après l'autre différentes pistes sonores faites de dialogues, bruits, musiques de films noirs localisées et dirigées vers les images de Bruce Gilden.
Bruce Gilden confronte des extraits choisis de films noirs américains avec quelques-uns de ses portraits urbains de new-yorkais dans la tradition de la street photography.
Bruce Gilden use d'un artifice, d'une distorsion de la perception, le gros plan, pour appréhender un univers dominé par l'angoisse : celui du film noir américain, dans la plus grande tradition, celui des postiches, des rictus, des coups bas, des traîtres. une distorsion de la perception pour appréhender un univers dominé par l'angoisse : le gros plan. Les personnages des trottoirs de New York happés par son "il" envahissent l'espace clos du cadre, nous précipitent à l'intérieur du drame. Le drame du film noir américain (Lewis, Hitchcock, Welles) dans la plus grande tradition, celui, des postiches, des rictus des coups bas des traîtres. Le gros plan supprime le réalisme de la profondeur de champ et nous fait basculer dans l'irrationnel, la menace, la soif du mal.
Harry Gruyaert : Antonioni / Instantané/ objectif/ absence
Michelangelo Antonioni :
L'Avventura (1960)
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Harry Gruyaert : Londres, Angleterre, 2004
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Dispositif : dans une pièce noire fermée par un rideau, des bancs sont installés en face d'un grand écran. D'abord la projection d'un film réalisé dans les années soixante par Harry Gruyaert autour d'une femme qu'il a aimé et quil filme lorsqu'il sait qu'lle va le quitter. l'écranse divsie ensuite en deux. A à gauche des extraits des films d'Antonioni au ralenti autour de l'idée de la solitude de l'homme dans la ville. Des extraits choisis pour leur inquiétante étrangeté, où rien ne se donne à voir facilement : des fragments, des lieux surprenants, des personnages lointains errant dans des espaces de couleur, des sons incertains dont on ne sait s'ils sont bruits ou déjà musique. A droite, le travail photographique de Harry Gruyaert qui s'attarde sur les moments de doute, de pause, de silence ; des photographies réalisées sur plusieurs décennies et dans différents lieux dans le monde (Paris, Pékin, Los Angeles, Marrakech ou Bénarès).
Entre lui et Michelangelo Antonioni, les connivences sont flagrantes : des personnages dépossédés de leur identité, des femmes qui peuplent des lieux en déshérence, des aplats de couleur qui incarnent des sensations éphémères.
Gueorgui Pinkhassov : Tarkovski / Instantané / objectif / Présence
Andreï Tarkovski :
Le Miroir (1975)
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Gueorgui Pinkhassov : Neige, Moscou (1979)
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Dispositif : D'un cote du couloir peint en rouge, Gueorgui Pinkhassov évoque le cinéaste grâce aux portraits qu'il fit de lui à différents moments de sa vie, jusqu'à sa mort en exil à Paris. Ces photographies montrent Tarkovski au travail ou dans la forêt, chez lui, ou en discussion avec son père, le poète Arseni Tarkovski. Les clichés montrant Tarkovski sont regroupés sous forme de montages d'images (planches photographiques), à la manière de damiers et de collages. Autour d'eux, une accumulation d'autres types de documents donne l'impression d'un mausolée familial et sacré : on y trouve des écrans montrant des extraits de films de Tarkovski (Le Miroir, Stalker), des films amateurs montrant le cinéaste russe et son fils, ainsi que des photos inédites réalisées au début du 20ème siècle à la chambre par le parrain de Tarkovski, Lev Gordnung.
Sur le mur faisant face à cet autel, les premiers travaux photographiques de Gueorgui Pinkhassov (images abstraites aux couleurs sépias, très « tarkovskiennes »), sont montrés individuellement.
Antoine d'Agata Oshima / temps/ subjectif / Presence
Antoine d'Agata : Aka Ana ,2006
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Dispositif : dans une pièce noire fermée par un rideau, des bancs sont installés en face d'un grand écran. Le film intitulé Aka Ana, de 20 minutes environ et tourné en DV, est composé d'images en mouvement et de photographies réalisées lors du tournage : journal intime et autobiographique, autour de la transgression, de la jouissance et de la violence de ses nuits au Japon. L'idée de l'installation est de mêler images fixes et images animées, et de créer ainsi un puzzle, retraçant une expérience sensorielle de dérive. Les deux régimes d'images forment un matériau unique, et fusionnent pour ne former qu'un seul flux. Les photographies viennent s'inviter dans le coeur des images en mouvement, le tout projeté sur un écran d'environ 4m sur 3m. Antoine d'Agata opère la rupture ultime : devenir cinéaste. Le photographe est le héros d'un scénario documentaire à vivre, au Japon. " A. documente ce qu'il vit et vit chaque situation dans le dessein de la documenter ". C'est l'expérience qui est ici porteuse de vérité, l'arbitraire qui fait foi.
Antoine D'Agata a écrit un petit scénario en hommage à L'Empire des sens qu'il a réalisé et interprété à l'occasion d'un séjour de quatre mois au Japon, à la Villa Kujoyama, de septembre à décembre 2006. Il en est le personnage principal.
Gilles Peress : Alain Resnais
/Instantané/ Objectif / absence
Repérages, Alain Resnais (1974)
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Gilles Peress : Série Boogie Boy, New York, 2006
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Dispositif : dans une vitrine, le livre de Jorge Semprun et d'lain Resnais consacré à ce dernier. Sur deux grands pans de mur, Gilles Peress montre ses photos documentaires et poétiques sous forme de bandes verticales. A la manière de rouleaux de pellicules posés à plat sur le mur. En somme, pousser la photographie autant que possible vers le cinéma.
Gilles Peress a réalisé à New York un carnet de repérages photographique d'un film fictif à venir dont il serait le réalisateur et l'acteur principal. Le projet tout entier est un hommage au livre Repérages d'Alain Resnais (1974), qui occupe une place capitale dans sa mythologie personnelle, car il s'agit du premier livre de photographies qu'il ait découvert.
Gilles Peress crée entre New York et Bagdad un "espace narratif, un déroulé, une sorte de film à plat". Repérages, le livre d'Alain Resnais, sert de fil conducteur, pour mettre en scène et en images l'attente d'un film en devenir.
Pour Gilles Paress, il n'y a pas de réel inéluctable, vérifiable, enregistrable. Pas de preuve. La photographie, par fragments suggestifs, doit impérativement rendre compte de la non-linéarité de l'histoire : dire que l'histoire est linéaire est le début du mensonge. C'est le but avoué de son enquête : pister une autre vérité par delà l'évidence présumée des faits un réel multiple contradictoire, insaisissable qui revendique sa part d'énigme.
Qui dit repérages, dit scénario. Pour Gilles Peress, le scénario de ce film fictif est ouvert, et la narration plutôt flottante, mais organisée autour de quelques événements réels. Un des fils conducteurs est le thème de New York après le 11 septembre. Une ville où flotte une menace, et où le chaos est omniprésent.
Patrick Zachmann : ShanghaÏ,
années 30 /Instantanné/Objectif/ Présence
Wu Yonggang : La
Divine (1934)
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Taichung, Taiwan, 1987
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Dispositif : une pièce traversé par le couloir qui permet le
passages vers les dispositifs suivants. En face trois pans de murs. Deux écrans
proposent un montage de films, tandis que le troisième propose un montage
de photos. Les images (fixes ou animées) sont enveloppantes, et leur
apparition/disparition incarne cette idée de latence. La voix de Patrick
Zachmann, au ton personnel et intime, guide le visiteur dans son appréhension
de l'installation.
Patrick Zachmann prend conscience, à l'occasion de cette exposition, de l'écho obsédant du cinéma shanghaïen des années 30 dans son travail photographique sur la diaspora chinoise. Durant toutes ces années d'enquête, sans préméditation, il "prélève des morceaux de réalité qui raisonnent en lui ".
Patrick Zachmann a travaillé huit ans sur la diaspora chinoise dans le monde. Il confronte certaines de ses images avec des extraits des films shanghaïens qui ont inconsciemment contribué à créer son univers visuel.
En effet, Zachmann a découvert ces films lors d'un festival en Italie, mais ce n'est que plus tard, en redécouvrant ces mélodrames, qu'il s'est rendu compte rétrospectivement de l'influence qu'ils avaient eu sur sa manière de voir et de photographier la Chine des bas-fonds et des tripots. C'est ce temps de latence et ce travail de l'inconscient que Patrick Zachmann restitue.
Donovan Wylie : Alan Clarke / temps / Objectif/ Absence.
Album datant de la fin des années 1960, jusqu'au début des années 1980, du milieu de la région d'Ulster en Irlande du Nord. Cet album a appartenu au grand oncle de Donovan Wylie et témoigne des conflits ayant eu lieu dans sa propre communauté. |
Dispositif : Deux longs couloirs étroits et oppressant. Dans le premier couloir, des albums de famille récupérés, des objets de culte, des documents officiels d'archives du Ministère de la Défense, films amateurs représentant les marches et manifestations en Irlande du Nord. Né d'un père protestant et d'une mère catholique à Belfast à l'apogée du conflit entre communautés catholiques et protestantes, Donovan Wylie présente ainsi des objets et photographies trouvées dans sa famille. Leur profusion n'empêche pas l'idée de classement visuel par types, sous forme de lignes : des lignes rompues ou superposées, n'ayant pas toutes la même épaisseur et la même longueur, courant sur les deux murs qui formeront ce couloir. Une impression mêlée de banalité et d'horreur, d'intimité et d'histoire prime lors de ce parcours.
Dans le second couloir à 90°, les propres photos de Donovan Wylie de la prison de Maze .Répétition des mêmes cellules où seuls changent les rideaux et la lumière et dans lesquelles aucune personalisation ne semble permise
Ces documents, où se mêlent l'individu et le collectif, l'intime et le politique, prennent tout leur sens confrontés au film Elephant d'Alan Clarke projetté dans une pièce femée par des rideaux noirs dans un troisième couloir à 90°. Donovan Wylie confronte son itinéraire personnel et son vécu du conflit anglo-irlandais, au film, succession de meurtres commis par les extrémistes irlandais.
Mark Power : Krzysztof Kieslowski / instantanné / subjectif / absence
Krzysztof Kieslowski : L' Amateur (1979)
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Mark Power : Leicester, Angleterre
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Dispositif : Avant d'entrer dans la salle principale, le visiteur découvre en exergue un texte du photographe sur le mur, entrecoupé de petits écrans où sera projeté un extrait de L'Amateur. Le visiteur rentre ensuite dans un espace vaste consacré aux photographies de Mark Power exposées dans de grands caissons lumineux. Au coeur de cet espace, est présentée une véritable installation. Des extraits des films réalisés par son père en super 8 sont projetés verticalement au ralenti sur une surface liquide surélevée, tel un petit bassin. A la fin de chaque petite séquence thématique, une goutte d'eau vient brouiller la surface liquide et plane de l'écran. Il faut alors attendre que la surface liquide redevienne plane pour continuer à voir la suite des extraits.
Pour Mark Power, photographier c'est se plonger dans les affres d'une mémoire douloureuse. Celle de sa mère disparue, et celle des lieux de son enfance, à Leicester, au coeur de l'Angleterre des années 70. Avec, à l'esprit, la prise de conscience du héros du film L'Amateur, de Krzysztof Kieslowski. Avec la tentation du flou, le flou qui dote l'image d'une durée, d'une seconde vie, qui fixe la réalité aussitôt dédoublée qui doute d'elle-même.
Ce photographe britannique a voulu retourner dans la ville de son enfance et retrouver des films de famille amateur, faits par son père à l'époque de la prospérité industrielle de la région. Le concept est de confronter ces films avec des photographies couleur réalisées pour le projet dans cette même ville. Des photographies grand format, au tracé flottant, presque flou, comme un symptôme de sa mémoire hésitante. Le tout sous l'influence du film de Kieslowski, L'Amateur. Car à travers la figure et les interrogations du héros de ce film, Power interroge clairement sa propre posture d'artiste. Toujours déchiré entre sa pratique solitaire et sa vie affective.
Bibliographie et ressources internet :
Extrait du catalogue : Une image absente hante l'image Alain Bergala p. 114 à 119
On ne voit jamais une chose pour la première fois, mais toujours une seconde fois ; quand elle se lie à une autre " écrivait Pavese dans son journal, voir vraiment quelque chose n'est possible que s'il y a eu une première image -avant, ailleurs - qui nous fait signe dans le présent et nous permet de distinguer une nouvelle image dans le réel, nous y rend attentif et sensible. " Voir les choses pour la première fois n'existe pas. Celle que nous nous rappelons, que nous notons est toujours une seconde fois."
De chacune de nos impressions, Proust écrit dans Le temps retrouvé qu'elle a deux cotés : un coté qui vient de la chose, un coté qui vient de l'intérieur de nous même. La première moitié de cette impression dit-il est "engainé dans l'objet " : C'est elle que traquent les photographes qui croient que la pulsion photographique vient de ce qu'ils ont devant les yeux, et qu'il leur suffit de cadrer un morceau de réalité pour en emprisonner le sens et l'émotion, forcement inclus en lui-même. La seconde est "prolongée en nous même par une autre moitié que seul nous pourrions connaître " et qui participe de notre propre mémoire des sensations déjà vécues dans le passé.
On a longtemps voulu croire -t beaucoup le croient encore ou feignent de le croire- que la vocation du photographe du réel serait d'être attentif au seul présent du monde et d'arrêter dans le flux de sensations une image ontologiquement unique native. Mais à y regarder de plus près, ne s'agit-il pas d'une fausse évidence ? N'y-a-t-il pas dans la photographie une dimension d'absence ? ? L'homme à l'appareil photo n'est-il pas d'abord un homme doté de mémoire, dont le passé ne cesse d'influencer les perceptions du présent. La photographie est aussi cosa mentale
Dans un petit film de la fin de sa vie, quasiment amateur, tourné
en 16mm, King Vidor rend visite au peintre Andrew Wyeth, réputé
minutieusement réaliste, dont les uvres semblent relever de la
précision quasi photographique sur sa vie, ses proches et son environnement
immédiat. Il revient sans cesse sur le même paysage, celui où
il vit, les mêmes modèles, les mêmes decors réels.
La Suite Helga est composée de deux cent quarante études du
même modèle, Helga Testorf, réalisées en secret
pendant quinze ans, modèle peint saison après saison, dans toutes
les lumières et toutes les postures de la vie quotidienne. S'il y a
bien un peintre pour qui il est difficile d'imaginer qu'une image absente
hante ses toiles, c'est bien lui, apparemment adepte de la fidélité
à l'instant présent et a ses sensations immédiates et
fugitives. Or, au cours de cette rencontre avec Vidor, Wyeth ne cesse d'expliquer
au cinéaste que toutes ses toiles (et il en a peint beaucoup depuis
les années 30 !) sont hantées par un de ses films -La grande
parade- qu'il a une première fois très jeune puis, par la suite,
un nombre incalculable de fois. Les plans de ce film unique ont fonctionné
dit-il comme une réserve inépuisable d'images matricielles,
suffisantes pour alimenter une longue vie d'artistes. Pour certaines de ses
toiles, il lui désigne même le plan précis où elles
s'originent.