Carl Th. Dreyer Le mystère du vrai

Jean Sémolué

Editeur : Cahiers du cinéma. Collection Auteurs du cinéma. 188 pages.

L’auteur multiplie les points de vue pour aborder l’homme et son oeuvre. Il retrace sa biographie, les influences culturelles de ses années de formation. Il restitue au lecteur ses carnets de voyage au Danemark, à la rencontre du grand artiste qu’il a bien connu, il revient sur les traces de « l’atelier Dreyer », lui redonnant la parole sur sa méthode, citant ses collaborateurs, avant de passer à l’analyse de chacun des films, puis de l’oeuvre dans son unicité.

L’expression film d’auteur trouve avec Dreyer tout son sens. Il imprime sa marque à tout et à tous : scénario, y compris et peut-être surtout lorsqu’il s’attache à la mise en film d’oeuvres théâtrales ; image et décors ; direction des interprètes et montage. Quels que soient le sujet traité et le style de chaque film, le cinéma de Dreyer reste toujours, pour l’essentiel, fidèle à lui-même : simplicité, grandeur, intensité. Son inquiétude incessante du « cinématographe » comme expression artistique spécifique l’entraîne moins vers des recherches formelles que vers l’approfondissement de ses interrogations sur le monde et les êtres, et là n’est pas le moindre des paradoxes : capter le réel, c’est filmer le mystère. La caméra est pour Dreyer un moyen de saisir le vrai, et par cette opération le cinéma est un art qui atteint au mystère.

L’ouvrage est illustré de photos rares ou inédites et de séries de photogrammes qui permettent au lecteur de s’immerger dans des séquences des principaux films de Dreyer et de goûter au plaisir mêlé du texte et de l’image.

 

Gertrud : amours incertaines, certitude sur l'amour

Dans Gertrud pas de procès sur la nature des êtres, pas de querelles religieuses, pas de surnaturel. Simplement, les rapports difficiles d'une femme avec les hommes. Un film peu dramatique (aucun danger grave ne menace les personnages) une aventure intérieure vécue en profondeur. Au moment de la quitter Erland lui demande son pardon; elle répond : "Te pardonner ? Je voudrais croire en un dieu pour lui demander de te protéger" Cet agnosticisme qui n'exclut pas une sorte de spiritualité offre un contrepoint à ses chefs-d'œuvre antérieurs.

Si Gertrud est au centre du film, gardons-nous de juger sommairement ses partenaires, moins encore de les assimiler aux chiens qu'elle a vus en rêve. Chacun d'eux donne le meilleur de soi dans ses rapports avec Gertrud mais en lui-même. Aucun n'est un médiocre même si l'échec sentimental qui accompagne sa réussite professionnelle dévalorise celle-ci.

Dreyer n'a pas retenu dans la pièce de Söderberg ni les passages qui affadissent l'effet dramatique comme la venue finale de la mère de Gustav après le départ de Gertrud ni plusieurs répliques déplaisantes de Gustav ou Gabriel. En revanche plusieurs adjonctions changent la tonalité et rehaussant les personnages ainsi les divagations de Gertrud chez Erland "Je suis la rosée qui s'égoutte des feuilles d'arbre et le nuage blanc qui passe pour aller n'importe où (...) Je suis la lune. Je suis le ciel (...) Je suis une bouche, une bouche qui cherche une autre bouche. Suit un hymne en l'honneur du rêve la vie est une longue suite de rêves, des rêves qui se mêlent les uns aux autres. Une deuxième grande addition concerne les longs et assez creux discours à l'université; de l'étudiant en l'honneur du grand poète de l'amour; de Gabriel en remerciement (deux choses fondamentales l'amour et la pensée); de Gustav pour féliciter son vieil ami puis le discours d'Axel ami d'enfance inventé par Dreyer à propos de ses études à Paris.

L'addition la plus importante, et la plus surprenante est l'épilogue inventé par Dreyer "A partir  de données bien concrètes, à savoir la personne de Maria von Platen, qui a été pour Söderberg, l'inspiratrice et le modèle de Gertrud. Dès mes premières conversations avec madame Betty Söderberg, la fille de Hjalmar Söderberg, à laquelle j'avais fait part de mes projets, j'ai proposé d'ajouter un épilogue de ce genre - ce que madame Söderberg a tout de suite sanctionné" Il n'a pas voulu finir par la fuite de Gertrud : "On a la satisfaction de constater comment elle a muri grâce à ses souffrances et au cours de la scène finale, se comporte avec une grande noblesse qui lui convient tout à fait. Elle ne geint pas sur elle-même, ne regrette rien. Elle s'est elle-même condamnée à la solitude". En fait, plus que d'une punition il s'agit d'une acceptation.

Axel donne à Gertrud en souvenir de leur séjour à Paris, un livre qu'il vient de terminer sur Racine. Gertrud possède une certitude  : il n'y a rien d'autre dans la vie que la jeunesse et l'amour.

La musique du quatuor et la musique du chant de Gertrud lors de sa première visite à Erland sont commandés par Dreyer à Jorgen Jersild.

Dreyer a précisé qu'il avait essayé dans Gertrud "d'approcher la force d'envoûtement dégagée par les tragédies raciniennes" (Entretien avec Maurice Tillier, le figaro littéraire, 17-23 décembre 1964) A la fin, Axel donne à Gertrud un livre qu'il vient d'écrire sur Racine.

La pièce n'est pas une tragédie, mais le film en donne l'allure par des moyens spécifiques (...) stylisation des décors, des éclairages, les attitudes, les tons. L'envoûtement cherché par Dreyer ne résulte pas de gros plans mais de plans très longs : "A plusieurs reprises, nous avons réalisé des prises très longues, jusqu'à 8-10 minutes. Mais nous avons fait tout notre possible pour que les spectateurs ne remarquent pas le mouvement de la caméra. Mon intention a été de me concentre en permanence sur les visages des acteurs pour qu'on puisse y lire leurs pensées, éventuellement la pensée de l'un tandis que l'autre parle (Entretien avec Börge Trolle, L'Avant-scène cinéma n°335)

Dans Gertrud la réflexion ne se borne pas à détruire les illusions. Le cœur de Gertrud est mort, son intelligence vit et oriente sa vie dans d'autres directions quand elle part pour Paris avec Axel. C'est son intelligence qui, dans l'épilogue, rétablit la grandeur de l'amour, comme valeur donnant son sens à la vie. Cette fois encore, l'écran large joue un rôle, met en valeur une maison campagnarde, les visages d'Axel et Gertrud puis  le  seul visage de Gertrud, enfin la porte fermée, dont l'image dure, comme durera celle de la porte ouverte devant laquelle les assistants restent massés à la fin de l'Argent, de Bresson. Le dernier film de chacun des deux grands auteurs atteste la présence de l'écran, dirige notre réflexion sur cette présence. La porte fermée annonce la fermeture du tombeau, la pierre portant les mots Amor omnia.