Le cinéma et la Shoah

Jean-Michel Frodon

Coordonné par Jean-Michel Frodon avec les contributions de Jean-Louis Comolli, Hubert Damisch, Arnaud Desplechin, Bill Krohn, Claude Lanzmann, Stuart Liebman, Sylvie Lindeperg, Ronny Loewy, Jacques Mandelbaum, Marie-José Mondzain, Ariel Schweitzer, Annette Wieviorka. Editions Cahiers du cinéma, collection Essais. 402 pages. Prix : 39 €

Du Dictateur de Chaplin à La Liste de Schindler, de Nuit et Brouillard à Shoah, de la polémique entre Lanzmann et Godard aux débats sur le virtuel : l’extermination des Juifs d’Europe a mené le cinéma, plus que tout autre art et moyen d’expression, à remettre en question ses codes et ses techniques. C’est en référence à la Shoah qu’a été construite une part décisive de la pensée du cinéma moderne. Et, consciemment ou non, beaucoup des plus beaux films des soixante dernières années portent la marque de cet évènement.

L'ouvrage, publié avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, est sous-titré Un art à l'épreuve de la tragédie du XXème siècle. Il réunit des textes de cinéastes, d’historiens, de journalistes, de philosophes :

Une filmographie inédite, comportant le résumé des films, réalisée grâce à l’Institut Fritz Bauer, rassemble à la fin de l’ouvrage plus de 300 longs métrages, courts métrages et documents ayant trait à la Shoah, de 1945 à nos jours.

Si l'interrogation et l'inquiétude quant au rôle des images sur la Shoah ont empêché d'illustrer chacun des textes, une très riche iconographie est mise à disposition des lecteurs en fin de livre : 34 pages de photos couleur et noir et blanc remarquablement documentées et commentées :

Les textes témoignent du profond engagement de chacun des auteurs sur les rapports qu'entretiennent la Shoah et le cinéma. On pourra distinguer deux grands types de textes. Ceux érudits et complets sur Nuit et brouillard de Sylvie Lindeperg et de Bill Krohn sur Hollywood et la Shoah ; et ceux, plus philosophiques, sur la question que les images de la Shoah posent à l'éthique contemporaine.

Dans Chemins qui se croisent, Jean-Michel Frodon part du double constat classique que le vingtième siècle a été marqué par la Shoah et que le cinéma est l'art du vingtième siècle pour fonder une éthique de la représentation.

Ce n'est pas, dit-il, tant que l'on ne puisse faire du cinéma après la Shoah mais on ne peut éviter depuis de s'interroger sur comment représenter les hommes. Tout œuvre d'art est successible d'une interrogation éthique sur les moyens qu'elle met en œuvre pour émouvoir ses spectateurs. Cette interrogation est d'autant plus grande au cinéma que ce sont des êtres réels qui sont filmés. Or la Shoah est une tragédie de l'humanité dans son rapport au visible : elle fut non seulement une opération d'anéantissement des corps réels, tués puis brûlés mais une procédure d'effacement du dispositif d'anéantissement.

Le cinéma, né des techniques du XIXème siècle a configuré les imaginaires collectifs à l'échelle planétaire au cours des deux premiers tiers du XXème siècle ( avant de perdre ce statut dominant au profit de la télévision, elle-même remise en question par les nouvelles techniques de communication) mais s'il a pu dénoncer des crimes, il a été incapable d'empêcher ce processus d'effacement. Le cinéma s'est compromis en participant à l'esthétisation du politique qui, selon Walter Benjamin, conduit au fascisme et ne peut donc plus faire l'économie d'une interrogation éthique.

Lorsque Godard dit que le travelling est une affaire de morale, il veut surtout souligner que le cinéma est traversé par des questions d'éthique. Ces questions peuvent se résumer à deux : comment on montre ? Quels effets on cherche sur les spectateurs ?

Il est ainsi acquis qu'il est éthiquement condamnable de montrer avec mépris, avec condescendance, avec haine et qu'il n'est pas bien de subjuguer, manipuler son public pour lui faire renoncer à son libre arbitre. Car les moyens du cinéma peuvent être porteurs d'un surcroît d'oppression ou d'aliénation ou au contraire ouvrir des espaces de liberté, d'autonomie affective et intellectuelle.

L'opposition entre ces deux horizons d'oppression et de liberté est semblable à celui qui oppose l'art et l'industrie, qui restent les deux principes actifs du cinéma. L'art est ouverture il est un appel adressé à chacun, par des moyens esthétiques à s'aventurer hors de lui-même, à la rencontre du monde, des autres et de toute autre expérience possible. L'industrie est production, y compris par des moyens esthétiques (de belles images, de beaux sons, de belles histoires..) d'objets qui se présentent comme différents mais ne sont désirables donc consommables que comme reproduction du même. L'industrie a pour corollaire la commercialisation du désir de chacun de se réfugier dans la consommation du déjà-experimenté, sur le mode de la jouissance régressive. Le cinéma est toujours a la fois art et industrie, c'est ce qui fonde sa nature impure, mais il est art et industrie dans des proportions qui peuvent être très variables sur un arc ou chaque film occupe une position singulière.

 

Dans La Shoah comme question de cinéma, Marie-José Mondzain s'interroge sur les formes de transmissions dans le partage d'une épreuve qui n'aura bientôt plus de survivants.

Un certain nombre de films ont éludé la question pour résoudre le problème et rentrer plus aisément dans le marché du réconfort et de la sécurité retrouvée. Dire que la transmission de la Shoah est une question c'est justement ne pas considérer que l'art rendra humain ce qui ne fut pas, qu'il se doit de donner un visage supportable à l'intolérable et de produire de l'espoir au lieu du désespoir (...).

"A-t-on encore le droit d'écrire de la poésie après Auschwitz ?" demandait Adorno conduit à une double impasse celle de la culture du silence, produire un objet unique indépassable, paradigmatique et indépassable qui n'autorise aucune autre forme de transmission. La Shoah est une question historique et proprement humaine. De ce fait elle exige qu'on renonce au vocabulaire théologique (absolu) et sacralisant (holocauste).

L'image est vérité, l'image est mensonge. Les deux propositions sont fausses, l'image attend de ceux qui la font et de ceux qui la reçoivent la validité et le sens que les uns et les autres veulent ou non partager

Désormais, il semble de plus en plus acquis que la communauté politique ne se compose que sur le socle d'un imaginaire qui fonde la dignité de sa puissance symbolique. Dans ce paysage culturel et social, le cinéma et la télévision ont pris en charge la plus grande partie du potentiel narratif de l'information et de la transmission. Or l'un et l'autre, cinéma et télévisons, sont indissociable de l'industrie qui les soutient et du commerce qui conditionne leur possibilité même d'expression. Autrement dit, c'est non seulement le récit de la Shoah qui est atteint dans sa vérité et sa dignité mais l'ensemble massif de tout ce qui passe par ces modes d'expression et de diffusion.

Cinéma et télévision s'adressent de plus en plus aux spectateurs comme à des consommateurs d'informations et à des clients qui payent pour jouir. Cette situation rend donc sensible le fait suivant : ce n'est pas l'objet du récit, la Shoah, qui exige un traitement singulier mais c'est le spectateur qui est en droit de demander de façon exemplaire quelle place lui est conférée dans tel ou tel objet cinématographique ou télévisuel. Il ne fait aucun doute que l'anéantissement de cette place de sujet libre est d'autant plus grave que la question traitée est elle-même douée d'une gravité singulière.

Mais fondamentalement le problème posé par la Shoah n'est que le paradigme et la situation extrême d'un problème général : qu'est-ce qui se joue de notre avenir et de notre liberté dans ce que nous donnons à voir et à comprendre ? Ce qui revient à dire que la question qui se pose n'est pas comment enseigner la Shoah ? Mais qu'est ce que l'épreuve de la Shoah a radicalement modifié dans la conception de la représentation, de la transmission et de la pédagogie ?

Tous nous devons reconnaître, conclut Marie-José Mondzain, que notre posture n'est pas celle d'enseignants équipés d'un savoir mais celle de citoyens qui doivent, en tant que créateurs ou en tant que passeurs, répondront de ce qu'ils éveillent ou de ce qu'ils endorment, de ce qu'ils libèrent ou de ce qu'ils asservissent. Or dans ce domaine la question se renverse encore une fois. Ce n'est pas tant comment le cinéma ou la télévision "doivent transmettre" ou "enseigner la Shoah" mais plutôt comment l'épreuve de la Shoah a bouleversé de fond en comble les figures cinématographiques de la cruauté et rendue cruciale la place donnée au sujet qui reçoit ce qu'on lui montre. Ni démonstration, ni preuve par l'image mais appel à témoin dans le partage d'une inquiétude, dans la production d'une vigilance. Si l'art est convoqué c'est que l'on suppose qu'il existe une poétique de la responsabilité, ou, si l'on préfère, une éthique du passionnel.