L’art comme expérience, conférence de Cristina De Simone le mardi 13 mars 2018 à l'Esam de Caen.
Cristina De Simone est historienne de l’art, maître de conférences au département des arts du spectacle de l’Université de Caen Normandie. Elle est l’auteure d’une étude historique intitulée Proféractions ! Poésie en action à Paris (1946-1969).
Cette conférence s'attache à L’art comme expérience : de Bernard Heidsieck à John Cage et Merce Cunningham et Fluxus, en passant par la réception américaine d’Antonin Artaud. Après la précédente conférence, L'oralité contre le spectacle, celle-ci garde comme fil conducteur la figure d’Antonin Artaud et les multiples parcours de sa réception aux Etats-Unis dans les années 50-60. Tout d’abord son influence sur la pratique de l’oralité des poètes de la Beat Generation, à travers notamment l’exemple de Howl de Allen Ginsberg. Puis la manière dont la lecture d’Artaud a également nourri les réflexions autour de l’Event et du Happening, de John Cage à Fluxus.
A la fin des années 80 et début des années 90, Bernard Heidsieck produit des créations sonores, Respirations et brèves rencontres, où il confronte sa voix avec les respirations des poètes disparus. Dans celle consacrée à Antonin Artaud, il imagine une rencontre avec Artaud dans sa chambre d'Ivry : il dialogue avec lui "quand on pense que cela fera partie du 23e tome de vos œuvres complètes" et Artaud répond avec des extraits coupés dans ses pièces radiophoniques "dans la cramouille de mon bidet" et l'on entend sa respiration.
Pour Bernard Heidsieck, Artaud "a brûlé la page" ; il est un cri charnière : "le cri d'Artaud est apparu comme le point culminant du développement centripète de la poésie depuis Baudelaire (...) Cri écartelé mais déchirure charnière puisqu’avec l’un et l’autre, un nouveau cycle, centrifuge cette fois, s’est ouvert à la poésie. Le poème se retourne de 180° et s’ouvre au monde. Il est à réinventer. La force des mots avec lui. Leur sens. Celle en somme ou celui de la communication. Simplement."
Vaduz (1974), Heidsieck lit une liste des ethnies autour de la capitale du Lichtenstein. Liste interminable avec, en arrière plan, la voix enregistrée, démultipliée. Autour de Vaduz, il y a des Suisses, des Autrichiens...
Poème performé à Vaduz et dans de nombreux autres lieux et notamment, le 24 mars 1989 à Paris à l'Elysée-Montmartre, salle dédiée au Rock, lieu insolite pour un poète performeur. C'est une proposition d'un producteur pour la première partie du concert d'Anne Clark, chanteuse newvave. Bernard Heidsieck est saisi d'angoisse sachant qu'il est un inconnu et ne suscite aucune attente. Mais il milite pour une circulation plus large dans d'autres lieux pour la poésie donc "ne pas se dérober, ne pas flancher".
Il sait affronter un mur hostile qui lui demandera un engagement physique. Pour dévoiler le poème, il devra s'accrocher jusqu'au bout. Il sait la réception difficile en choisissant ce poème Vaduz de 11' à 12' volontairement insupportable; il augmente sciemment le risque. « Il faut dévaler la liste ». C’est comme une immersion dans la profération.
Mais le miracle survient. Il avait ajouté, vers la fin du poème, le bruit d'une foule dans un stade. Celui-ci rend la foule silencieuse comme aplatie par plus fort que soi ; la fin du poème a aussi une résonnance particulière :
« Il y a autour
Tout autour de Vaduz
Des oubliés, des omis, ,apatrides, réfugiés
Et bien d’autres
Et bien d’autres
Et bien d’autres »
La communication était passée, la poésie avait triomphé à l'Elysée-Montmartre.
C'est une poésie action, un engagement physique, une mobilisation du corps entier, un ancrage dans le présent. Extraits des Notes convergentes de Bernard Heidsieck (ouvrage épuisé)' : « Son (celui du performeur) propos est de lutter physiquement avec son œuvre, avec son texte, seul, face à un public. De la revivre, de la réinvestir, chaque fois, lui-même, hors de toute théâtralité, hors de tout esthétisme. De se l’incarner jusqu’au bout des ongles, mais jusqu’au coin des lèvres aussi. »
Projeté dans l'espace, le texte l'est aussi dans la durée. Celle-ci est une composante de la lecture publique. Il faut l'utiliser, la manipuler, la maîtriser. Se placer d'instinct dans le temps vécu par la salle ou, tout au contraire, délibérément ferrailler avec celle-ci, la provoquer.
Poésie qui aide à se réapproprier une vie intégrale ; poésie guérilla pour sortir de l’emprise des automatismes ; action exorciste.
"... pour un poème donc, debout dressé les pieds sur la page, une page-tremplin pour sa quête d’oxygène/ projeté aussi , mobile ,errant, à l’affût, à l’assaut des corps » comme il l'écrit dans un manifeste du début des années 60.
Carl Solomon, 19 ans en juin 1949, rencontre Allen Ginsberg dans un hôpital psychiatrique et lui parle d'Artaud, de Van Gogh ou le suicidé de la société, mais aussi de la performance du 13 janvier 1947 donnée par Artaud où il était présent.
Allen Ginsberg écrit Howl (1955), qui prône une poétique de la présence où se confondent contenu et style ; échapper à cette schizophrénie; ne pas censurer ce que l'on entend dans la rue. C’est une poésie du spoken word. Howl est d'abord lu avant d'être publié notamment à la Six gallery, dans le quartier noir de San Francisco. C'était un atelier de carrosserie un peu avant. Avec Howl, il s'agit de défier la machine éditoriale de New York, son bon goût; c'est la véritable naissance de la contre-culture.
La séance du 7 octobre 1955 commence à 20 heures organisée par Kenneth Rexroth avec Philip Lamantia, John Hoffman, Mike McClure, Allen Ginsberg, Gary Snyder et Phil Whalen. A 23h30, Allen Ginsberg est ivre (le public aussi) mais, d'après Mike McClure, retrouve sobriété et un état de maîtrise et de transe.
Poème en trois parties. La première est ce qu'il a vu de sa génération. Le "I saw" est emprunté à Pour en finir avec le jugement de Dieu d'Antonin Artaud (1947) : I saw the best minds of my generation destroyed by madness... (J'ai vu les meilleurs esprits de ma génération détruits par la folie...)
C'est une célébration, une litanie et une protestation. Chaque alinea correspond à une reprise de souffle, répétition avec progression dans la profération. Jeunes marginaux affamés à la recherche d'une dose, d'une bouteille ou d'un partenaire sont pour lui des figures déchues et saintes, entre la souffrance et l'extase. Ils auraient pu être des anges.
La 2e partie est consacrée à Moloch. "Moloch whose name is the mind (...) Moloch in whom I am a consciousness without a body"
Contre l'ère capitaliste, l'argent et les gratte-ciel, le monstre opère une séparation entre l'esprit et le corps, une conscience sans le corps. Profération pour se libérer des puissances qui se cachent dans notre corps, pour s’exorciser des emprises. Comme si on avait à se libérer de l’habitus (Bourdieu).
La réunion corps /esprit prend effet quand il le lit, la lecture publique est une action contre Moloch. Jack Kerouak incite Ginsberg à lâcher prise "Go ! Go ! Go !"
Le jazz est le troisième thème du poème. Mais surtout prononcé comme un saxophoniste; les vers en lien avec son souffle ; phrases avec syncopes et cris du saxophone
Charles Olson, Le Vers projectif (1950) recteur du Black Mountain College : "Aujourd'hui, en 1950, la poésie, si elle veut aller de l'avant, et si elle se veut d'usage essentiel, doit, me semble-t-il, se saisir de, et s’intégrer à, certaines lois et possibilités du souffle, de la respiration de l’homme qui écrit, aussi bien que de ses facultés auditives"
" Un poème est de l’énergie transférée de là où le poète l’a trouvée, par le moyen du poème lui-même, vers, d’un bout à l’autre, le lecteur. Et donc le poème lui-même doit en tous points, être une construction à haute teneur d’énergie et en tous points, une décharge d’énergie. D’où ceci : Comment le poète va-t-il réaliser pleinement cette énergie, comment va-t-il faire, quel est le processus par lequel le poète pénètre, en tous points, une énergie au moins équivalente à l’énergie qui l’a propulsé en 1er lieu, mais une énergie qui est propre à la seule poésie et sera à l’évidence aussi de l’énergie que le lecteur, parce qu’il est situé en 3e terme, en retirera ?"
Il y a à la fois simplicité dans la manière de dire et élévation par l’audace. La voix intime est publique ; le privé devient enjeu public (voir Mai 1968 et Bod Dylan)
Howl est une litanie, une protestation et une libération (drogue et sexe). Censuré un an plus tard pour obscénité, c'est le 1er pas pour peser pour faire exister une société différente, parler vrai dans la simplicité. Debout comme un saxophoniste avec son instrument. Les spectateurs sont à la fois témoins et guides, profération expérience collective pleinement vécue. Les spectateurs sont une caisse résonance à des mots écrits dans l'intimité.
Readings dans les galeries d'art et de Kenneth Rexroth traducteur d'Artaud, dans le revue Black montain du Black montain college où il est recteur. Université expérimentale où ont enseigné Robert Rauschenberg, John Cage, Merce Cunningham.
1952 : Untitled event, a Black Montain performance. Pluralité d'actions simultanées. Les spectateurs doivent choisir parmi les actions proposées. David Tudor donne le 4'33" de John Cage (l'art comme cadre pour percevoir, le silence n'existe pas). Rauschenberg projette des diapos colorées au plafond, si bien que la focalisation sur la scène est impossible, le spectateur s’ouvre de ce fait à une perception différente.
La figure d'Artaud nourrit ainsi les réflexions autour de l'event. Pour John Cage (pour qui Duchamp compte aussi), il s'agit de se refaire un corps. Pour Allen Ginsberg, il s'agit de réactiver un corps désirant
John Cage a rencontré Pierre Boulez qui lui a parlé d'Artaud. Il va initier Fluxus, corps percevant, sortir des habitudes, se réapproprier l'expérience. Se défaire de tous les envoûtements pour devenir un être intégral de poésie.
Questions réponses : L'habitus, Fluxus
Bourdieu : L'habitus incorpore des schémas sociaux. La sociologie étudie les déterminismes pour, éventuellement, les bouger un peu. Les déterminismes sont d'autant plus forts qu'ils ne sont pas conscients. Bourdieu va dire qu'ils sont "magiques" ; ils dépassant notre conscience.
Fluxus, initié à partir de la New school for social research à New York, John Cage y donne des cours expérimentaux. Robert Filliou : l'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art. Artaud : "C'est dans mon corps que je cherche"
Jean-Luc Lacuve et Annick Polin, le 25 mars 2018.