L’oralité contre le spectacle : du dernier Artaud aux premières expériences de poésie en action des années 1950-1960, conférence de Cristina De Simone, le mardi 20 février 2018 à l'Esam de Caen.
Cristina De Simone est historienne de l’art, maître de conférences au département des arts du spectacle de l’Université de Caen Normandie. Elle est l’auteure d’une étude historique intitulée Proféractions ! Poésie en action à Paris (1946-1969).
Cette conférence trace un fil rouge de la recherche du dernier Artaud aux premières expériences de poésie-performance à Paris : les expérimentations des lettristes, et notamment de François Dufrêne et de Gil J Wolman, puis celles de Henri Chopin et de Bernard Heidsieck. Comment, à partir du cri et du souffle « artaudien », le champ de l’oralité est réinvesti par des poètes qui veulent en finir avec toute séparation entre esprit et corps, sens et son, langage et action.
Explore le souffle, la voix, l'appareil phonatoire. Il n'y a plus de séparation entre sens et son, entre langage et action, entre esprit et corps.
De 1937 à 1946, soit durant la seconde guerre mondiale, Antonin Artaud avait vécu enfermé dans une chambre d'asile à Rodez ou dans sa chambre à Ivry.
« Lundi 13 janvier 1947, à 21 heures, Histoire vécue d'Artaud-Mômo. Tête à tête par Antonin Artaud, avec 3 poèmes déclamés par l'auteur ». Cette manifestation au Vieux colombier sera l'ultime apparition publique d'Artaud.
Il arrive sur scène avec ses carnets qui contiennent des textes en prose sur son histoire et des poèmes. Il abandonne son projet de lire à haute voix. Il improvise pour être intègre vis à vis de son propos, la pratique de l'oralité. Comme un grillot, il pousse sa voix, procède à des mouvements rythmiques du corps, cogne heurte, frappe sur des surfaces. Il y incarne la figure du rescapé, celui de l'asile d'aliénés au même titre que les rescapés des camps de concentration. Son but est de faire sentir que nous sommes tous des envoûtés avec la séparation du corps et de l'esprit. C'est une manière d'exorciser les emprises"
Mais il est dans un théâtre public et mondain. Sont présents Bataille, Blin, Gide, Sartre, Michaux. La soirée est un échec mais contient, selon Artaud, un moment majeur ; "j'ai lu trois poèmes de toute ma voix, et de tous mes moyens, brisant les cadres de la diction classique qui exige avant tout le contrôle de l'acteur sur lui même, et essayant de retrouver de l’ut antique, ... bref une application du théatre de la cruauté."
Ses notes montrent un contenu avec des invectives contre les intellectuels et les responsables des institutions : "Les écoles, la Sorbonne, les facultés ont été faites pour et par des ignares qui avaient besoin d'étudier pour apprendre et d'apprendre pour savoir, fils de cette race de bestiaux, incapables d’une initiative propre et qui n’ont jamais su agir .. fis de cette race des bestiaux assassins.. L’anatomie où nous sommes engoncés est une anatomie analytique, logique, crée par des ânes bâtés, médecins ou savants."
"S'il y a un délire de revendication, il est là, dans le fait que tout ce qui peut agir n’a pas voulu entrer dans le cadre de l’action corporelle et a mieux aimé demeurer pur esprit"… "C’est dans mon corps que je cherche"
Artaud donne une Lecture-spectacle à la galerie Pierre (Loeb) à l'occasion d'une exposition de ses portraits et dessins du 4 au 20 juillet 1947.
Le 1er février 1948, sa pièce Pour en finir avec le jugement de dieu enregistrée dans les studios de la radio française entre le 22 et 29 novembre 1947 est censurée. Cette création radiophonique était une commande de la RDF (Radio diffusion française). Elle est censurée le jour de sa première diffusion, le 1er février 1948, par son directeur, Wladimir Porché, qui avait écouté l'enregistrement la veille et était effrayé par le langage trop cru d'Artaud Les textes étaient lus par Maria Casarès, Roger Blin, Paule Thévenin et l'auteur. L'accompagnement était composé de cris, de battements de tambour et de xylophone enregistrés par l'auteur lui-même.
Pour Artaud, le théâtre est un creuset pour libérer l'homme de l'épuisement et de la mort. L'acteur et le poète sont la même personne (reprise de Un athlétisme affectif, 1930). Acteur démiurge par la profération, un cortex d'énergie :
"L'acteur lance sa veine d'air, de plus en plus profondément, de plus en plus férocement dans les convulsions anatomiques de l’atmosphère, mais ce qui justement caractérise les syllabes lancées dans cet affreux élan, c’est qu'elles ne peuvent prendre toute leur valeur de perforation, toute leur puissance de sarclage, de coagulation, de dissociation, de volatilisation que si elles sont lancées justement dans un but de perforation réelle... les plus purs élans"
Proférer pour perforer, pour faire sortir ce qui entrave les plus purs élans. Sortir de soi-même, se confronter aux puissances colossales mais avec la plus grande maitrise mais aussi la plus grande sincérité. Artaud ne se veut pas un acteur mais un être intégral de poésie. D'où son goût pour la radio et les pièces qu'il y crée : Aliénation et magie noire, Le malade et les médecins, Pour en finir avec le jugement de dieu... où il annonce la guerre à venir entre la Russie et l'Amérique.
Il veut "projeter" en dehors de la radio, protester contre la soi disant virtualité du spectacle et la séparation acteur/spectateur. "Toute cette émission n’a été faite que pour protester contre ce soi disant principe de virtualité, de non réalité, de spectacle enfin non langagièr, une spontanéité de l'expression (1948)"
Une "émission", c'est comme envoyer, transformer par la source émettrice le spectateur, atteindre le public comme on atteint une cible, une lutte, un engagement physique et, enfin, le corps réunifié par et dans l'action.
"Le devoir / de l'écrivain, du poète. N'est pas d'aller s'enfermer lâchement dans un texte, un livre, une revue dont il ne sortira jamais / Mais au contraire de sortir /Dehors / Pour secouer/ Pour attaquer/ L'esprit public/ Sinon /A quoi sert-il ? /Et pourquoi est-il né ? (Antonin Artaud, lettre à René Guilly, 7 février 1948)
"J'interroge et j'invective : poème à hurler/ à la mémoire d'Antonin Artaud" (1949).
A 16 ans, François Dufrêne rencontre Isidore Isou (20 ans), auteur du Traité de bave et d'éternité (1951).
Oralité, reconquête du présent, déchiffre la réalité, moyen d'être au monde, être un émissionnaire, créer un espace là où il n'y en avait pas. L'espace est saturé avec Tzara et Breton. Pas de place pour une jeunesse au moment où dadaïstes et surréalistes sont légitimés. Les jeunes sont condamnés à une pratique radicale, pour être une alternative au PCF et aux Temps modernes.
François Dufrêne fait partie des Nouveaux réalistes. Il crée les "crirythmes", où poésie et magnétophones ont partie liée pour sortir de l'articulation du langage pour une expression non langagière. L'automatisme et la spontanéité sont la prolongation du surréalisme.
"crirythmes : production volontaire de phonèmes purs, asyllabiques, non prémédités, dans une perspective esthétique d’automatisme maximum, excluant toute possibilité de reproduction autre que mécanique, fond inarticulé, pas obligatoirement un éclat de voix, du rythme sans cadence."
Tenu tenu (1958), Le crirythme et le reste (1967), Paix en Algérie (1958) pas de langage mais des cris et des toussotements qui évoquent missiles et bombardements comme un enfant qui ferait les bruits de la guerre.
Bruits infra-linguistiques que Jean-Pierre Bobillaud définit comme de la poésie phonatoire, substrat organique de la voix et de la parole ; poésie physique et physiquement ressentie.
François Dufrêne va suivre Gil J. Wolman et Guy Debord vers l'internationale lettrisme (1952) puis l'internationale situationnisme (1957).
Les mégapneumes (musique organique) Les mégapneumes se veulent le pas au-delà de la poésie lettriste : quand celle-ci est fondée sur la lettre, Wolman y substitue le souffle, exprimé aux moyens de diverses cadences respiratoires, créant ainsi une forme de poésie lettriste ciselante, c'est-à-dire déconstruite, puisque les phonèmes sont désormais inexistants. Il met en scène une asphyxie.
Gil J. Wolman réalise L'anticoncept en 1952, film sans image où ombres et lumières alternent sur un ballon sonde, une heure de collage avec monologues et sens évacué puis le mégapneume.
"Le mégapneume qui est a-linguistique se refuse aussi aux sonorités du langage humain usitées actuellement. Elle recherche le maximum des possibilités non conceptuelles et s’oppose aux correspondances sons/langage, pour ne viser que l’ouïe, qui ne frappe pas l’intelligence, mais le système nerveux". C'est une poésie a-linguistique qui ne s'adresse pas à l'intelligence mais au système nerveux, pour mettre les nerfs des spectateurs à vif. Pour une mort synthétique (1950). "L'art dit intégral est l'art qui est sur le mode d'être lorsqu'il est agi comme stimulus par tous les sens de l'homme, simultanément
Gil J. Wolman s'oppose aux ciné-clubs où le débat a lieu après sous la houlette de l'expert. "Tout ce qui est rond est Wolman" dit-il sous forme de boutade.
Le microphone dans la bouche, Henri Chopin (1922-2008) compose des audio-poèmes. Vibrespace (1964), Mes bronches, Le bruit du sang, La fusée interplanétaire.
"Sans hésiter, je place le microphone dans ma bouche"
Le montage de bandes magnétiques permet de relier l'humain à l'espace interplanétaire. Henri Chopin développe des manipulations électroacoustiques avec des allumettes sur la bande magnétique. Improvise sur une bande ; s'enregistre sur la 2e piste et travaille la superposition. Le son est matière, pas besoin de sens.
Explorer tout ce qui est exclu de la voix. " La voix n'est pas le seul son corps. Il y a à l'intérieur un fameux boucan auquel il ne vient pas à l'esprit d'accorder attention, c’est à dire d’énumérer tous ces bruits que, corporels, que, littéraires, on ne s'entend pas… La voix doit sortir du corps parce que le bruit en vérité est dedans et le silence dehors et non le contraire comme il apparaît communément. Dedans, le vacarme est continu. Il n’y a pas de silence intérieur. Il y a donc là tout un discours, important, de notre corps auquel il est normal d’accorder préséance quand on va parler de la voix, sous peine d’accroitre la domination de celle-ci comme seul bruit noble du corps. La voix est l’ambassadeur spatial de notre territoire intérieur. Qand elle part en mission, elle porte en quelque sorte les suffrages de tous ses bruits corporels qui n’ont guère voix au chapitre. Donc on s’écoute comme autre (Philippe Mikriammos)."
Le magnétophone permet de s'écouter comme un autre et la superposition une hétérogénéité temporelle. Cette perception nouvelle du temps et du corps permet l'utopie d'un homme total. Le poète sonore s'élargit avec la technologie.
Pour Bernard Heidsieck (1929-2014), Artaud est un cri charnière qui a permis de brûler la page et de s'exprimer. Il travaille avec le magnétophone qui est, pour lui, un outil pour s’écouter et écouter le monde, urbain notamment et pouvoir s'y inscrire. Il percute l’être. Eclate l'être où le peri-être se coule au diapason de ses rythmes et pulsations, se projette, telle une bouffée d’oxygène, coup de poing ou ! Electrochoc.
"Pour un poème debout", "Vite la page" et, en 1963, "B2B3 Exorcisme à l'American center. Deux voix pour une personne, une voix pour deux textes, simultanés, de même durée.
Sur scène, Bernard Heidsieck décrit de façon neutre des mécanismes de financements bancaires. On entend sa voix sur une bande : des impulsions physiques, pure puissance projective, dédoublement circulaire, un double vital. Présent et rêve s'entremêlent avec ce personnage second. Bernard Heidsieck essaie d'éprouver sur scène. Il cherche une transformation. Le poème, plurivoque et pulsionnel éclate l'être. Simplicité du dispositif, influence de Fluxus.
Jean-Luc Lacuve et Annick Polin, le 28 février 2018.