Jessica Holland, allongée dans son lit, entend un bruit sourd. Elle se réveille dans la semie-obscurité du petit matin naissant et se rend à tâtons dans la cuisine. Dehors, les sirènes et feux antivol des voitures du parking s'allument et s’éteignent finalement.
Dans une chambre de l'hôpital de Bogota, Jessica est au chevet de sa sœur, Karen, atteinte d'une étrange maladie qui l’ensommeille brutalement ; elle ne sait ainsi pas qu'elle a parlé à Jessica qui la veille depuis le matin. Elle a peur d'avoir été ensorcelée par le chien accidenté qu'elle avait promis de soigner. Elle y a renoncé car elle a donné priorité aux symptômes de la maladie qui l'a conduit à l’hôpital.
Sur les tables de la cour de l’hôpital, Jessica parle à Juan, son beau-frère ; il est paléontologue ; elle étudie les orchidées à Medellin. Dans la journée, Jessica rend visite à Hernan, un jeune ingénieur du son, qui travaille dans un studio d'enregistrements musicaux. Juan l'a recommandé et Hernan cherche à partir de sa banque de son à se rapprocher le plus possible de ce que lui décrit Jessica : celui d’une boule de béton frappant du métal, entouré de terre et de mer. Juan sauvegarde ce son.
Le matin, il pleut fortement sur Bogota. Jessica emmène le fils de Juan à l’école. Hernan vient lui faire écouter au casque le son qu’il a orchestré à partir des harmoniques travaillées avec son groupe de rock. Il accompagne ensuite Jessica à la recherche d'un frigo pour conserver plus longtemps ses orchidées. Hernan propose d'aller en voir un fonctionner à deux heures de route. Jessica refuse indiquant que le frigo est trop cher. Hernan propose de lui donner une partie de ses économies. Jessica lui demande un peu brutalement ce qu'il attend d’elle et le laisse en plan.
Jessica rejoint l’hôpital. Alors qu'elle attend sur une chaise, elle rencontre, Agnès, une doctoresse qui lui propose de rentrer voir la salle où elle travaille ; une sorte de morgue. Le soir, alors qu'elle se promène, peu rassurée, sur une place déserte de la ville ou erre une hyène, Jessica entend de nouveau le bruit sourd de la nuit précédente.
Le lendemain, Jessica est à l’hôpital où l'a conviée Agnès pour examiner les ossements indigène avec la coutume de percer un trou dans le crâne. Le soir, Jessica dîne avec Juan et sa sœur. Karen croit cette fois qu'elle a été envoûtée par "Les invisibles", des indigène qui vivent sans contact avec l'extérieur dans la forêt et qui sont le sujet de la prochaine pièce de théâtre où elle joue. Trois fois au cours du dîner, Jessica entend le bruit sourd de sa première nuit à Bogota.
Le lendemain, Jessica est en route pour La Línea, le tunnel qui se creuse entre Bogota et Buenaventura sous la cordillère des Andes où elle a été invitée par Agnès sur le lieu des fouilles des ossements indigènes. De nouvelles tombes sont découvertes. Plus tard, alors qu'elle se promène au bord d'un ruisseau, Jessica entend de nouveau le bruit sourd et se penche acrobatiquement, la tête en avant vers le sol et les bras en arrière, pour mieux écouter. C'est dans cette position burlesque qu'elle est interpellée par un homme qui écaille des poissons au bord du ruisseau.
Cet homme s'appelle Hernan. Il dit savoir qu'elle est hébergée chez Agnès Cerkinsky. Il ne veut pas partir d'ici car il veut imiter sa capacité d'aborsption : il retient tout sans oublier. Heureusement, il ne rêve pas. Il a vu deux amants s'embrasser et il est né sur cette terre. Jessica lui demande de dormir pour voir s'il ne rêve effectivement pas. Hernan s'endort sans que rien ne bouge sur son visage. Quand il se réveille, il lui propose de l'emmener chez lui. Elle se souvient avoir déjà été là mais ce sont ses souvenirs à lui : il est un disque dur, elle est une antenne,. L'histoire de l'homme attaqué pour son repas, qu'il lui avait raconté, semble être se rejouer sous leur fenêtre.
Dehors, un vaisseau spatial, muni de phares de voiture et émettant le son entendu par Jessica, décolle et file dans le ciel. Forêts et collines colombiennes.
Apichatpong Weerasethakul quitte pour la première fois les sortilèges et les métamorphoses des forêts thaïlandaises pour tourner en Colombie un film qui affronte plus franchement le fantastique dont toutes ses œuvres précédentes étaient teintées. Une onde de choc éveille à une connexion avec des mondes passés et des mondes extra-terrestres, une Jessica Holland, interprétée par Tilda Swinton, antenne ultra-sensible, plus lucide et déterminée que la malheureuse Jessica Holland de Vaudou (Jacques Tourneur, 1943).
Un fantastique d'abord discret
Le fantastique n'apparaît d'abord que par petites touches. Il y a la déflagration sonore qui intervient quatre fois. Le premier matin, Jessica l'entend dans son lit puis sur une place la nuit, au restaurant avec sa sœur et son beau-frère puis au bord du ruisseau. Là elle rencontre la deuxième apparition de Hernan, cette fois vieilli, dont elle perçoit la nature extraterrestre et le vaisseau spatial qui le laisse sur cette terre. La double incarnation d'Hernan est l'explication donnée a posteriori de son étrange comportement où, plus jeune, il avait tenté d'entraîner avec lui celle dont il percevait sans doute les qualités sensibles. Jessica l'avait laissé en plan, de façon assez drôle, gênée par ce qu'elle croit être une tentative de séduction trop appuyée. Au bord du ruisseau, c'est elle qui est surprise par Hernan dans une étrange posture pour mieux écouter le son qui monte du ruisseau.
Les lumières qui s'allument et s'éteignent sans raison sont une autre incarnation du fantastique. Et il faudra, là aussi, voir le vaisseau spatial se mettre en route avec ses feux qui ressemblent à nos feux de voiture et sa déflagration maintenait bien connue pour s'amuser a posteriori des feux des voitures s'allumant sur le parking au premier matin puis sur le parking de l'hôpital ou Jessica les voit se mettre en route depuis sa fenêtre. Il y aura aussi l'éclairage défectueux d'un pan de mur dans l'exposition de photographies qu'elle visite. Keren Holland, sa sœur, se craint envoutée par un chien ou plus tard. par les invisibles, ce peuple indigène des forêts reculées et inviolées que sa troupe de théâtre a essayé d'approcher pour en faire un spectacle.
Etre comme une antenne sensible
Ce peuple des invisibles n'est pas sans rappeler les singes fantômes d’Oncle Boonmee (2010). Le fils de celui-ci, Boonsong, avait été enlevé à six ans alors qu'il s'était enfoncé dans la jungle pour les photographier. Revenu voir son père au seuil de la mort, il lui révèle que ces créatures sous leur apparence de gorilles aux yeux rouges phosphorescents sont des fantômes bienveillants. Il avait appris à les connaître au point de s'unir à l'une de leurs femmes avec laquelle il vit depuis treize ans. Le soi, le fantôme de Huay, sa femme, lui dit qu'il doit partir. Boonmee pénètre dans la forêt et atteint une grotte où il se souvient être né pour sa première vie. Ses yeux s'habituant à l'obscurité, il devient un fantôme singe au milieu des autres fantômes-singes.
Mais changer de peau, muter pour des expériences plus larges et intenses est une constante, un réflexe existentiel, chez Weerasethakul depuis Blissfully Yours (2002), où le héros, atteint de psoriasis, mue tel un serpent. Une chienne décédée d'un cancer du pancréas réapparaît pour veiller sur le sommeil de son maître dans Tropical Malady (2004), où dans la jungle (asile du désir), un jeune homme guette un tigre, avatar de son amant. Dans Syndromes and a century (2007), un moine bouddhiste rêve qu'il se transforme en poulet. Dans Cemetery of Splendour (2015), deux déesses apparaissent à Jenjira qui l'informent que les soldats ne guériront jamais. L'école-hôpital est construite sur un ancien cimetière où sont enterrés des rois des temps anciens qui continuent leurs guerres en puisant leur énergie dans les rêves des soldats qu'ils contraignent au sommeil.
Comme le cercle percé dans les crânes primitifs par où devaient s'échapper les esprits vers l'au-delà ou le cercle d'ondes sonores qu'émet le vaisseau spatial quand il décolle, on peut s'ouvrir à l'envolée mystique du film. A condition de s'identifier à Jessica, antenne sensible au monde sans s'étonner qu’il s'élargisse à l'univers, on ressentira alors les dernières images, les forêts et les collines colombiennes, au plus profond de soi.
Jean-Luc Lacuve, le 28 novembre 2021