Dans la maison noire aux murs calcinés, une femme se coiffe alors que les deux enfants dorment. Les deux enfants apparaissent derrière un arbre géant et se promènent dans les bois. Au milieu des grandes herbes, le père tire la barque vers le rivage, y monte puis s'éloigne du rivage. Les enfants regardent une mare sous un pont. Le pont suinte de l'eau. Le père et ses enfants rejoignent leur domicile en trainant et s'amusant le long d'une rivière où sable et boue se mêlent.
Le père gagne sa vie comme homme-sandwich : il doit rester huit heures à tenir une pancarte au milieu de la circulation. Il n'est qu'un parmi les autres qui tiennent leur pancarte. Dans la cantine du supermarché Carrefour, un homme se gave de soupe devant la petite fille.
Le père est de nouveau en ville à tenir la pancarte que le vent rend difficile à maintenir droite. Lors d'une pause, il s'éloigne pour pisser dans l'herbe. Dans le supermarché, les enfants font le tour des stands de dégustation gratuite. La petite fille met un chou dans son caddie. La vendeuse du magasin appelle un collègue car il y a de la nourriture proche de la péremption à jeter. Le soir, le père et ses deux enfants mangent un plateau repas dans la rue et pressent la petite fille, Yi-chieh, de terminer le sien sans trop tarder. Ils doivent en effet passer par les toilettes d'un chantier désaffecté en bord de route pour se laver dents, visages et pieds. Puis c'est le retour au domicile, une cabane au fond d'un bois, près de la rivière. Chacun se met en vêtement de nuit et le père et ses deux enfants dorment dans un grand lit protégé par une moustiquaire. De son côté, la femme du supermarché rentre dans son domicile, équipée d'une lampe torche. Elle traverse un grand hall à l'abandon et nourrit les chiens errants tout en s'étonnant qu'ils ne veuillent pas de la viande qu'elle porte, signe qu'ils ont été nourris déjà. Elle s'approche d'une grande fresque murale qu'elle observe longuement avant de relever ses vêtements pour pisser en la regardant. Puis elle s'éloigne et traverse un couloir pour rejoindre son appartement.
Le père est de nouveau en ville à tenir la pancarte. Excédé, il récite La fleur est rouge, un poème où un général patriote d'il y a mille ans y exprime son regret que son travail ne soit pas reconnu par l'empereur. Il reprend une seconde fois le poème en le chantant, pleurant et laissant tomber l'eau qui lui coule du nez. Le soir, le frère et la sur utilisent le chou, des tissus et un pull pour confectionner "miss gros seins" qu'ils déposent près de la couche de leur père.
La vendeuse du magasin sent les plats de surgelés pour savoir s'ils sont avariés avant de découvrir que l'odeur vient des cheveux de Yi-chieh. Elle lave les cheveux de la petite fille. Le père constate que son collège, Wang, a abandonné sa pancarte. Il mange, désespéré, une cuisse de poulet et s'en va le soir cacher la pancarte parmi les roseaux. Le soir la vendeuse du supermarché suit les enfants et grimpe dans un arbre pour voir où ils habitent.
Le lendemain, le père reprend la pancarte abandonnée et s'en va voir le complexe hôtelier qu'elle promeut. Il s'endort dans cette luxueuse résidence. Le soir, il pleut sur Taipei. Le fils, Yi-cheng, est excédé et son père lui demande de lui confier l'argent pour aller boire dans un bar. Quand il rentre, les enfants dorment et le père regarde tendrement "miss gros seins" avant de tenter de l'étouffer sous un oreiller puis, excédé de déchirer la bouche du chou, de lui arracher ses yeux peints et de se gaver du chou cru qu'il déchiquète tout en pleurant.
C'est soir d'orage, le père amène les enfants près de la barque qui se remplit dangereusement d'eau. Survient heureusement la femme du supermarché qui sauve les enfants de la barque en les emmenant avec elle tandis que le père tombe à la renverse dans la barque qui s'éloigne du rivage. La femme du supermarché protège les enfants dans ses bras.
Dans la maison noire, la femme et les deux enfants souhaitent tout trois un bon anniversaire au père qui prend un bain. La femme aide aux devoirs. La femme lave longuement la baignoire. Le soir, elle explique l'état de la maison à Yi-chieh par les multiples infiltrations d'eau. Elle dit qu'elle la protégera toujours. Dans la nuit, le père s'empare de mignonettes d'alcool et surprend la femme qui préparait des sacs plastiques de nourriture pour les chiens. Tous deux sortent de l'appartement et, dans le hall, regardent fixement devant eux. Le père vient poser sa tête sur l'épaule de la femme. Celle-ci laisse couler deux larmes sur ses joues. Ils regardaient la fresque sur le mur. La femme s'en va. Le père sort aussi.
En une soixantaine de plans souvent très longs, Tsai Ming-liang écrit la légende d'un homme et de ses deux enfants luttant pour ne pas basculer dans la grande misère. Captant dans la durée les sensations pauvres ou terribles de ses personnages, il n'en délaisse pas moins l'univers mental de leur parcours. Il suggère des bribes de passé, de désespoirs et d'espoirs suspendus.
Maison noire et nuit du chasseur
Les plans de la maison noire, le premier et ceux qui suivent le jour d'orage sont probablement des plans fantasmés. Tsai Ming-liang fournit moins d'éléments que pour I don't want sleep alone où les quatre-cinquièmes du film relataient des désirs et angoisses inassouvis du paralysé. Néanmoins, il est à supposer que le premier plan relève du désir des deux enfants d'avoir encore leur mère, belle (elle se coiffe) à coté d'eux et veillant sur leur sommeil. Le plan qui suit les cache d'abord au regard avant de les découvrir derrière, non plus leur rêve, mais un grand arbre qu'ils contournent joyeusement.
Aux trois quart du film, après le jour de l'orage, le père disparait, emporté par la barque. La fuite en barque est probablement une réminiscence glaciale et pluvieuse de la descente sur la rivière lactée et merveilleuse de La nuit du chasseur. Yi-chieh, comme la petite Pearl du film de Laughton, porte alors avec elle une poupée et le sauvetage des enfants par la vendeuse équivaut à la protection apportée par Lilian Gish aux enfants. L'ensemble des plans qui suit est alors une projection mentale, probablement de Yi-chieh. Dans une maison noire qui ressemble à celle vu au début, elle s'imagine fêtant son anniversaire avec sa mère retrouvée qui l'aide à faire ses devoirs. Mais l'inquiétude du cauchemar pèse sur ces scènes. Quand la mère s'éloigne vers le fond, la perspective semble déformée. A la maniaquerie sur le nettoyage de la baignoire par la femme succèdera le vol étrange de deux mignonettes d'alcool par le père au dessus d'une porte. Entre-temps, la femme tentera de rassurer sa fille en affirmant vouloir la protéger toujours. Elle lui explique l'état de la maison par les multiples infiltrations d'eau comme une antithèse d'un feu qui airait pu détruire l'appartement et emporter la mère ; ce qui ne voudrait pas voir Yi-chieh. Dans l'esprit de Yi-chieh, sa mère et la femme du supermarché se confondent. La larme qui coule du visage de sa mère est peut-être la sienne. Sans doute est-ce aussi elle qui reproche muettement au père son alcoolisme (vu au travers de l'objet enfantin de la mignonette). La fresque sur le mur exprime son désir d'un avenir meilleur, une vie que l'on espère près d'une montagne et d'une rivière. Mais c'est aussi un mur sur lequel butte son espoir, longtemps, longtemps.
Les plans longs d'un présent qui ne passe pas
Cette impossibilité de s'imaginer un futur a pour contrepartie une intensification des émotions ressenties au présent que Tsai Ming-liang filme dans toute leur durée. Il s'agit souvent pour ces êtres condamnés à la précarité de manger (cuisse de poulet), de piser (l'homme et la femme) de marcher (le long du fleuve) ou de se révolter. La scène centrale est celle où Lee Kang-sheng fait l'homme sandwich pour la troisième fois en prononçant le poème La fleur est rouge. Un général patriote d'il y a mille ans y exprime son regret que son travail ne soit pas reconnu par l'empereur. Appris au lycée et connu de tous les Taïwanais, ce poème repris dans un contexte contemporain exprime la douleur de faire ce travail harassant de huit heures avec dix minutes de pause pour un salaire de misère. L'homme donne beaucoup de sa force, comme le général avait fait des milliers de kilomètres, et reçoit peu. Plus généralement, le film exprime la déception des Taïwanais face à une vie qui s'écoule et leur apporte si peu.
Avant la disparition du père, les enfants ne pleurent pas car ils échappent à l'école et s'amusent à remplacer la mère par un assemblage de choux et de tissus pour former "Miss gros seins". Leur inconscience de l'avenir les protège. En revanche, le père ne peut être que désespéré à crever et bouffer les choux devant ce dérisoire rempart à la tristesse.
Le film ne donne pas de faux espoirs sur l'avenir de ses personnages. Il décrit le courage de l'homme à résister au gouffre de la grande misère, puis quand le désespoir ou la pluie (c'est pareil chez Tsai) se font trop forts, comment réduit, à l'état de fantôme, l'homme rejoint sa femme, disparue déjà sans doute, dans l'esprit de sa petite fille. Par des moyens assez proches de ceux de de Pedro Costa dans La chambre de Vanda (2000) ou Pietro Marcello sans La bocca del Lupo (2009), Tsai Ming-liang donne une représentation plastique étonnante et innoubliable du courage des exclus et de la beauté tragique de leur combat.
Jean-Luc Lacuve les 11/03 et 10/04/2014.
Grand prix du jury au festival de Venise 2013, Les chiens errants est aussi projeté à Deauville début mars 2014 dans le cadre d'un hommage rendu au cinéaste lors du festival du film asiatique, concomitant avec la rétrospective de son uvre à la cinémathèque française.
Vincent Malaussa : Sur la trace des Chiens errants, Cahiers du cinéma n°698, mars 2014, P. 76 à 81. "C'est dans le nouveau Taipei (Xinbei), à l'est de la ville de l'autre côté du fleuve Danshui que se trouve la "Maison noire" où de longs sanglots blanchis semblent suinter des murs calcinés. Elle se trouve dans le district de Banquio, au sein d'un complexe qui servit autrefois de dortoir aux soldats mais qui a été rénové depuis en de petits buildings. Tsai Ming Liang relate sa découverte des lieux "Nous avions loués un appartement sans l'avoir vu, mais en le découvrant, j'ai trouvé qu'il était beaucoup trop décoré. Nous avons alors demandé à voir l'appartement du dessus, ce à quoi on nous a répondu que ça ne servait à rien car il avait brûlé et qu'il n'était ni rénové ni aménagé. Devant notre insistance, ils ont fini par accepter d'ouvrir la porte : c'est là que j'ai découvert cet incroyable appartement aux murs noirs. Nous l'avons laissé tel quel pour tourner. Lee Kang-sheng confirme l'influence de cet appartement mystérieux dans le processus de création du film... C'est en venant ici que j'ai vraiment eu ma propre interprétation du personnage : je me suis dit que ma femme et mes enfants avaient peut être subi cet incendies et qu'ils n'étaient plus que des fantômes qui habitaient ma mémoire.
A quelques kilomètres de là, plus au sud dans le district de Shulin se trouve l'immense bâtisse au cur de laquelle se trouve la fresque murale (La spécialité de Kao Jun-Honn, l’auteur, est de reproduire, sur les murs de bâtiments abandonnés, des photos de Taiwan prises en 1871 par un Anglais, John Thomson). Cachée derrière un mur de hautes herbes et quelques carcasses de camionnettes abandonnées, cette ancienne gare routière est fermée depuis des années. Un immense parking s'étend sur une centaine de mètres, peuplé de dizaines de chiens errants... A l'étage supérieur, se trouve le long couloir obscur dans lequel s'avancent lentement les personnages et, sur la gauche, la grande pièce ouverte au jour dans laquelle rayonne la fameuse peinture murale qui préexistait au film" (Vincent Malaussa).