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2022

(Tenéis que venir a verla). Avec : Itsaso Arana (Elena), Vito Sanz (Dani), Irene Escolar (Susana), Francesco Carril (Guillermo), Chano Domínguez et Jonás Trueba (Eux-mêmes). 1h04.

Une nuit d’hiver dans le Café Central de Madrid. Deux couples d’amis dans la trentaine qui s’étaient perdus de vue depuis plusieurs mois se retrouvent. Tous quatre semblent très émus à l’écoute d’un pianiste, Chano Domínguez, qui joue une pièce de huit minutes, Limbo, composée pendant le confinement. Susana et Guillermo, installés à la campagne, annoncent à Elena et Dan l’arrivée prochaine d’un bébé et insistent pour qu’ils aillent les voir.

Revenus dans leur appartement, Elena fait remarquer à Daniel qui semble désorienté : "Tu es resté dans les limbes". Ce à quoi, il répond : "Ce qui se passe, c’est que ça ne m’intéresse pas. Je devrais me sentir coupable pour ne pas faire ce qu’ils font". Il fait l'éloge de la ville, des immeubles et de l'asphalte. Il s'enquiert du livre qui lit Elena avant de dormir.

Six mois plus tard, Elena et Daniel prennent le RER local pour se rendre chez leurs amis, en grande banlieue plus qu'à la campagne. Pendant le trajet, Daniel fredonne la chanson de Bill Callahan Let’s Move to the Country "Let’s start a family / Let’s make a baby", allusion à la grossesse qu’ils s’attendent à voir à l’arrivée. Elena lui fait remarquer qu'il prononce stars au lieu de start. Elle ne semble pas fâchée qu’il n'ait pas l’intention de déménager pour la banlieue ou faire un enfant et pas davantage qu'il se soit trompé de ligne, ayant pris ni la C3 ni la C10, mais la C8 et sont arrivés à Alpedrete.

Guillermo vient les chercher à la gare et ils parcourent une ville sans charme particulier pour aboutir au pavillon où il habite, assez quelconque. Susana a perdu l’enfant à la suite d’une fausse couche . Elle confie à Elena que cette expérience l’a traumatisée, et qu’elle n’est pas sûre de vouloir la vivre à nouveau.

Durant le déjeuner Elena lit des passages du livre de Peter Sloterdijk, "Tu dois changer ta vie", qu'elle vient de terminer avec enthousiasme. Après le déjeuner, les quatre amis font une joyeuse partie de ping-pong puis se promènent dans la campagne, entre prairies et voie de chemin de fer. Se retrouvant avec Guillermo qui fait une photo du soleil se couchant derrière le mont Abantos, Elena s’arrête, se soulage dans les bois. Accroupie, elle est émue de se retrouver parmi les herbes en pleine nature. Elle rit de cette situation à la fois émouvante et un peu ridicule. Une caméra enregistre ce moment qui clôt le film. Jonas Trueba ses techniciens et ses acteurs s'éloignent dans cette campagne bucolique sur la citation de Olvido García Valdés (née en 1950) appelant à se saisir du réel comme sensation et savoir.

Léger et profond, simple et complexe. L'intrigue est simple : après une soirée en ville, un couple se sent le devoir de rendre visite au couple qu'ils viennent de quitter : leurs amis leur ont annoncé qu'ils vivent à la campagne et vont avoir un enfant. Léger : le film a été tourné en deux séquences : trois jours en décembre 2020 à Madrid, cinq jours au printemps 2021 autour de la maison. Profond le jeu de relations se tissent : Dani se sent le plus remis en cause dans son refus de changer de vie mais sa compagne Elena ne manifeste jamais le moindre ressentiment ou reproche. Dani, a lu le meme livre que sa femme, à sa uite et ne l'a pas encore terminé . une complicité souriante sur ce qui est dit La discussion pourrait être austère ou ennuyeuse mais à la lecture enthousiaste d'Elena, il y a toujours une relance : ironie, devenir végétarien, on vit anesthésié, tout ça c'est le capitalisme, la mondialisation, le fascime,le communisme, l'art n'a pas perdu sa force; ca depend de qui le regarde; on doit arrêter de polluer, et c'est bien le passage sur les amis

Le titre du livre de Peter Sloterdijk, "Tu dois changer ta vie" (2009-2011 en langues allemande puis française) reprend le dernier vers d’un poème de Rilke qui décrit l’émotion éprouvée devant la perfection du torse d’Apollon. Rilke a le sentiment d’être vu par une statue sans tête ni membre, qui lui ordonne de « changer sa vie »: Et la pierre sinon, écourtée, déformée, / serait soumise sous le linteau diaphane des épaules / et ne scintillerait comme fourrure fauve // ni ne déborderait de toutes ses limites / comme une étoile : car il n’y est de point / qui ne te voie. Tu dois changer ta vie. »

Elena l'explique : c'est le sentiment de notre incomplétude qui doit nous amener à changer de vie : pas obligatoirement par un acte individuel fort fort mais déjà en prenant conscience de réalités plus hautes qui seraient partagées collectivement. C'est par la constatation que l'art a perdu sa force, celle qui avait ébranlé Rilke que commence le livre. Aujourd'hui seule la nature peut s'adresser à nous avec tant de force ; les catastrophes, les pandémies, la crise du climat. Elle seule peut nous faire sentir que l'on ne peut continuer comme cela, qu'il faut changer. L'humanité est la seule espèce "anthropotechnique", qui cherche à s'améliorer, à se transcender. Elle le fait par divers moyens: le travail quotidien, le sport, les études ,l'art, la méditation, le yoga, tous ces trucs, des genres de systèmes immunologiques qui nous aident à oublier la saloperie qui nous guette : on va tous crever. Avant, on avait la religion qui nous anesthésie légérement, mais elle aussi a perdu sa force.

Non, je le vois comme un livre plutôt optimiste, presque utopique. L'immunologie ce n'est pas péjoratif. Il fait l'éloge de tout ce que l'humain a construit, inventé, imaginé.Pour autant il dit que tout cela est arrivé dans une situation d'abus. On s'est comporté avec la Terre comme si ses ressources étaient illimités. Aujourd'hui on en voit les limites et on doit se les appliquer en quelque sorte;

Cette immunologie quasi individuelle qu'on a développée pourrait devenir une immunologie globale collective qui serait une nouvelle métaphysique du co-immunisme :"je dois tenir mon rôle de citoyen du monde même si je connais à peine mes voisins et que je néglige mes amis. Bien que la plupart de mes compatriotes du monde restent hors de ma portée, j'ai la mission d'intégrer leur présence réelle dans chacune de mes opérations. Je dois me transformer en un fakir de la coexistence avec tous et tout et réduire la trace de mon pas dans mon environnement à l'empreinte laissée par une plume. Le romantisme de la fraternité serait remplacé par une logique coopérative. L'humanité deviendrait un concept politique. Même si le communisme était un conglomérat de rares idées justes et de nombreuses idées fausses, tôt ou tard il faudra rendre validité à sa part de rationnelle : l'idée que les intérêts vitaux communs du plus haut niveau ne peuvent être réalisés qu’à un horizon d’ascèses coopératives universelles doit forcément, tôt ou tard, retrouver une validité... cela pousserait à une macro-structure des immunisations globales : le co-immunisme. Une structure de ce type porte le nom de civilisation. Les règles de son Odre doivent être établies dans l'immédiat ou jamais.

La citation d’Olvido García Valdés (née en 1950) en voix off dans le film : « Le réel, les êtres, le monde. Le réel, rien d’autre que la connaissance du réel. Impression, dialogue et trace : expérience et mémoire de l'expérience. Sentir, savoir" est énoncée une première fois quand Elena et Dani rentrent du Central café et à la toute fin.

Jean-Luc Lacuve, le 19 juin 2023

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