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Qui à part nous

2021

Ecouter : Qien lo impide

(Quién lo impide). Avec : Candela Recio, Pablo Hoyos, Sílvio Águilar, Pablo Gavira, Rony-Michelle Pinzaru, Clàudia Navarro, Marta Casado, Sancho Javiérez, Jorge. 3h40.

Séance zoom initiée par Jonas Trueba avec neuf adolescents à l’écran. Il leur annonce que le film, débuté il y a cinq ans, est fini. Les jeunes avaient alors 15 ans, ils vont maintenant en avoir bientôt 20. Ils se réjouissent de la concrétisation de cette aventure mais craignent que la durée du film, 3h40, ne le destine qu'à quelques happy few. Il faut faire confiance au spectateur, assure Jonas Trueba.

Automne 2016. Sur la pelouse d'un parc, Jonas Trueba explique aux lycéens qu'ils doivent être eux-mêmes et pas des personnages de fiction. Il les répartit en trois groupes qui doivent se trouver un conflit qui va nécessiter, comme dans ce qui se passe au lycée espagnol, un recours à la médiation de deux lycéens pour le résoudre. Ce sont Candela Recio et Pablo Hoyos (dit Pablo) qui jouent les médiateurs : d'abord entre Pablo Gavira (dit Gavira), aux cheveux décolorés, et Claudia Navarro. Gavira, qui a insisté pour que Claudia soit son ex petite-amie dans la fiction, dit qu’il ne supporte plus sont véganisme maintenant qu’ils ne sont plus qu'amis. Deux amies sont fâchées car l'une est amie avec une nouvelle que l'autre ne supporte pas.

Chez les parents de Marta, partis en week-end, sont réunis un groupe d'amis de seconde. Un autre Pablo drague ostensiblement Candela et lui demande sans ambages de coucher avec elle. Dans la soirée, le groupe joue à "Je n'ai jamais". Quand Gavira dit "Je n'ai jamais désiré personne d'entre vous", seul le Pablo de la soirée boit une gorgée de vodka, signe que, pour lui, c'est le cas. Candela en est troublée mais le Pablo qui a trop bu s'endort vite. Le matin tôt, Candela rentre chez elle en écoutant sa chanson préférée "Qui t'en empêche" (titre original du film) de Rafael Berio appelant à larguer les amarres familiales.

Octobre 2016 : Manifestation lycéenne contre la réforme de l'éducation nationale, visant à renforcer la privatisation et imposer un examen supplémentaire en fin de cursus

Jonas Trueba réunit les jeunes des classes de secondes et de premières pour qu'ils expriment leurs frustrations face au système scolaire. Révolte contre la suppression des cours de philosophie en collège; trop d'heures passées à étudier pour rien d'autre que le diplôme, frustration de ne pas avoir plus de temps pour pratiquer les choses que l'on aime; peur de penser et de voter comme ses parents. Le jeune Rodriguez dit la difficulté d'échapper au sentiment de solitude; on cherche absolument à être avec un groupe

Pablo se sent seul. Il est bientôt exclu d'un groupe pour ne jamais rien dire. Il marche sur un terrain vague au soleil couchant. Puis il se fait mettre à l'écart par le prof de gym quand il se venge d'un croc-en-jambe.

Solstice d'hiver; feux d'artifice. Candela rejoint Jorge, qui en est enchanté.

Le groupe se réunit et discute de l'opportunité d'une voix off pour le film. Marta insiste surtout sur le fait que les problèmes qu'elle rencontre ne sont pas si dramatiques mais qu'elle doit les affronter, seule, comme une adulte.

Interrogation deux à deux des lycéens : homosexuel, harcèlement, Sancho Javiérez (dit Dual ou Javier), qui s’habille et se coiffe de façon hétéroclite du côté droit et du côté gauche. Marta est amoureuse du jeune roumain derrière elle. Elle est trop timide pour l'avouer . "Je suis seule avec moi" dit-elle fière et lucide face à la glace dans sa chambre.

Intermède 1 : 5 minutes

Printemps 2017 : au "Cubos" de Madrid, Candela rencontre Sylvio, échanges sur Instagram puis rencontre au parc avec un ami

Vacances de Pâques en Estrémadure (caprice). Candela se rend au village de son enfance, Chale, retrouver sa grand-mère. Alors qu'elle accompagne celle-ci à l'église, elle a la surprise de voir Sylvio, venu sous une impulsion, la retrouver. Gênée mais troublée, elle le conduit à l'écart du village près du barrage. Ils prennent un canoë pour rejoindre le Portugal sur l'autre rive et s'embrassent dans l'herbe. Il est temps de rentrer et c'est pour Sylvio le retour en bus après un baiser volé par Candela.

Nouvelle interrogation deux à deux des lycéens par Jonas Trueba : en amour on pense plus à l'autre qu'à soi-même.

Voyage de fin d'année des terminales. Grenade Cordoue et Séville. Répartition des chambres dans le bus. Accueil par la jolie guide. Achat d'alcool pendant la visite de Grenade. Soirée alcoolisée. Le jeu, Vérité ou action, conduit à un gage où une lycéenne doit aller déclarer sa flamme à Pablo. Tous ont un peu honte de cette blague cruelle. Mais Pablo est alors intégré au groupe des intellos. A Cordoue, Pablo et Rony se rapprochent et allument une bougie pour un vœu secret près de l'archange. Au retour dans le bus, Pablo et Rony sont côte à côte, elle pose sa tête sur son épaule et ils écoutent la même chanson.

Sylvio et Candela se sont donné rendez-vous au cinéma pour "Fragile comme le monde" (Rita Azevedo Gomes, 2001), passage par la foire puis amour pour la première fois dans une chambre prêtée par une amie.

Intermède 2 : 20 minutes

Candela prend un cours de batterie avec un professeur. Derniers cours en philosophie sur l’importance du langage, la parole ou corporel, pour accéder au bonheur. Le professeur ne semble pas en être la preuve vivante et les élèves l’écoutent, l'œil morne. Néanmoins, il les remercie d’être venus l’écouter.

Candela se prend la tête dans les mains et pleure ; elle ne sait à quoi se destiner après le lycée. Jorge lui le sait, il sera professeur; il a son précieux certificat. Ce n'est pas le cas de Gavira auquel il manque deux matières ; rattrapage, changement de lycée, il ne sait où il sera l'an prochain

Sylvio initie Candela au street art. Dans un café, Candela, Gavira, Sylvio et Claudia discutent de comment ils peuvent essayer de changer le monde. Candela croit en l’engagement, à la beauté de l’Espagne que prouvent tous les tableaux des musées et les films produits.

20 juin 2018. C’est la fête du lycée ; une scène de spectacle dans la rue où chaque lycéen peut proposer une chanson. Sylvio à la guitare électrique et Candela à la batterie emportent le morceau avec une interprétation très inspirée, rageuse et joyeuse de "Quién lo impide"(Rien ne t'en empêche). La fête se prolonge dans la nuit.

Ecran noir ; c’est la pandémie. Une courte séance zoom réunit les adolescents, Gavira ironise sur son année sabbatique, Javier est content de lire, Sylvio et Candela supportent mal.

Jonas Trueba discute avec eux et leur montre les élections générales espagnoles de novembre 2019, étrangement sans masques, les premières où ils ont voté avec sérieux et bonne humeur. Pablo revient sur le chemin solitaire au coucher du soleil qui lui faisait du bien. Une dernière séance de zoom pour se dire au revoir. Le film est montré aux élèves.

Un film de 3h40 déroge-t-il à la règle essentielle de l'économie de moyen, nécessaire à toute œuvre d'art ou est-il un moyen de sortir du lot pour marquer l'histoire du cinéma ? Le film de Jonas Trueba échappe heureusement à ce questionnement tant il fait preuve d'une liberté, d'une invention qui rend indécis le statut de chaque scène, documentaire ou fiction, et emporte par la sensibilité, la sincérité mais aussi le talent dont font preuve la douzaine d'adolescents, moins filmés que co-auteurs du film.

Un documentaire de fabulation

Le film pourrait ressembler à Boyhood (Richard Linklater 2014) ou Adolescentes (Sébastien Lifshitz, 2019). Le pitch du film joue de cette performance en insistant sur les cinq ans de fabrication du film. Pourtant, l'essentiel, les quatre-cinquièmes du film, se concentre sur une année, de septembre 2016 à septembre 2017. Dans la troisième partie, une seule scène, celle de la fête de juin est tournée en 2018. C'est ensuite la pandémie qui fait l'objet d'une courte séance zoom qui reprend néanmoins un tournage des élections générales espagnoles de novembre 2019. Après une dernière séance de zoom pour se dire au revoir en 2020, le film est montré aux élèves du lycée et amorce son générique.

L'intérêt du film ne se joue donc pas dans la saisie de moments représentatifs d'une évolution. Il s'agit bien plutôt de construire de petits dispositifs où les adolescents construisent leur personnage. Rien à voir donc avec une saisie surplombante d'adolescents pris comme sujets d'études mais bien plutôt d'une construction d'un film entre le réalisateur et les adolescents dont La pyramide humaine (Jean Rouch, 1961) fut le précurseur.

Lors de leur première réunion dans le parc, Jonas Trueba demande aux adolescents de ne pas être des personnages de fiction mais d'être eux-mêmes, de jouer des situations tirées de leur propres histoires. Ce seront ainsi les conflits devant faire l'objet de la médiation, la participation à la manifestation, leurs réponses aux questions. Mais dans la seconde partie, Trueba inverse sa proposition initiale et leur demande maintenant d'être des personnages de fiction. Il enclenche alors les histoires d'amours : solaire entre Candela et Sylvio et, lunaire, entre Pablo et Rony. Les vacances de Pâques en Estrémadure ou le voyage scolaire de fin d'année en Andalousie ne se départissent pas de leur aspect documentaire mais surprennent par leur beau déroulé fictionnel, tendre et lyrique (la traversée en canoë vers le Portugal ; les bougies devant l'archange Raphaël de Cordoue)

Un film co-construit

Le film est ainsi co-construit grâce à la relation de confiance qui s'établit entre Jonas Trueba et la douzaine d'adolescents qui s’expriment librement devant la caméra mais n'hésitent pas non plus à lui confier leurs pensées privées, plus intimes, alors prononcées en voix off. L’utilisation de celles-ci est d'ailleurs discutée dans le film. Elle est d’abord rejetée sous prétexte que dans un film elle émane d'habitude  d'un seul interlocuteur. Mais elle est finalement acceptée parce que "les pensées intérieures ça compte".

Aucune dramatisation n'est recherchée car si les adolescents se reconnaissent de vrais problèmes ceux-ci ne sont "pas obligatoirement dramatiques". Ce que montre le film, c'est comment ils affrontent seuls, comme les adultes, la solitude, le besoin d'amour, le désir de changer le monde, de s'exprimer par la parole, la musique ou le street art.

Jean-Luc Lacuve, le 27 avril 2022

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