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Lincoln

2012

Avec : Daniel Day-Lewis (Abraham Lincoln), Sally Field (Mary Todd Lincoln), David Strathairn (Le secrétaire d'Etat William Seward), Joseph Gordon-Levitt (Robert Todd Lincoln), James Spader (WN Bilbo), Hal Holbrook (Francis Preston Blair), Tommy Lee Jones (Thaddeus Stevens), John Hawkes (Robert Latham). 2h29.

Quelques cartons d'introduction pour rappeler, qu'à l'automne précédent ce mois de janvier 1865, Lincoln a été élu triomphalement pour un deuxième mandat. La cérémonie d'investiture est pour bientôt. Quelques photographies d'époque montrent la triste condition des esclaves noirs dans le sud. La guerre de Sécession fait rage. C'est un combat sans pitié entre sudistes en uniformes gris et soldats noirs de l'Union en uniforme bleu, s'empoignant sur un terrain trempé sous la pluie, se transperçant de coups de baïonnettes dans le ventre ou dans le dos, se cognant aux poings nus ou noyant l'ennemi d'un coup de botte dans la boue.

Lincoln rend visite à un campement militaire et engage une conversation avec deux soldats noirs. Le premier, un caporal, lui confie que les Noirs sont victimes de discrimination dans l'armée. A leurs côtés, deux soldats blancs, de nouveaux engagés, sont visiblement troublés par ces deux noirs portant le même uniforme qu'eux. Le deuxième soldat noir prend congé en récitant les dernières phrases de l'adresse de Gettysburg (discours de Lincoln le 19 novembre 1863) : "Nous sommes ici hautement résolus à ce que ces morts ne seront pas morts en vain ; que cette nation, si Dieu le veut, verra renaître la liberté ; et que le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, ne disparaîtra pas de la terre".

A la maison blanche, Lincoln raconte à sa femme son rêve où, capitaine sur un navire à grande vitesse, il voit au loin poindre le rivage. Mary, sa femme, le sait : il va essayer d'obtenir le vote du treizième amendement à la Constitution des États-Unis à la Chambre des représentants pour abolir l'esclavage dans le pays. Elle l'exhorte à renoncer alors qu'il est le plus populaire des présidents. Lincoln rejoint son plus jeune fils, Tad, endormi auprès de soldats de plomb, qui se révèle très affecté par des gravures montrant que l'on peut acheter de jeunes esclaves.

Son secrétaire d'État, William Seward, n'approuve pas son insistance à faire passer rapidement l'amendement. Les républicains radicaux craignent que l'amendement soit rejeté et veulent retarder son adoption au moment où la majorité sera suffisante dans la nouvelle chambre après l'investiture. Le soutien de l'amendement par les républicains dans les Etats frontaliers (Border States, fidèles à l'union mais où l'esclavage existe) n'est pas assuré non plus car ils donnent la priorité la question de la fin de la guerre. Et même si tous les républicains sont d'accord, l'amendement aura encore besoin de l'appui de plusieurs membres du Congrès démocrate.

Lincoln doit d'abord s'assurer de l'unité de son propre parti. Pour cela, il a besoin de l'appui du fondateur Parti républicain, Francis Preston Blair, le seul dont l'influence peut faire en sorte que tous les membres de la faction conservatrice et ceux de la frontière soutiendront l'amendement. Blair tient à mettre fin aux hostilités dès que possible. Par conséquent, en échange de son soutien, Blair insiste pour que Lincoln lui permettre d'engager immédiatement avec le gouvernement confédéré des négociations de paix. Lincoln sait qu'il joue gros car, si les négociations de paix interviennent avant le vote, il perdra le soutien de la faction radicale pour qui une paix négociée qui laisse intacte l'esclavage est une abomination. Blair assure obtenir l'unité du parti s'il obtient les pleins pouvoirs pour une négociation immédiate. Ainsi, Lincoln autorise à contrecœur sa mission.

Dans le même temps, Lincoln et William Seward travaillent sur la question du ralliement nécessaire à l'amendement de quelques démocrates. Lincoln suggère qu'ils se concentrent sur les démocrates ayant perdu les élections de l'automne 1864 qui devraient se sentir libres de voter comme il leur plait puisqu'il n'ont plus d'avenir politique. Ils auront en revanche bientôt besoin d'un emploi et Lincoln aura de nombreux postes fédéraux à fournir quand commencera son second mandat. Seward indique ainsi à ses agents chargés d'entrer en contact avec des membres du Congrès démocrate qu'il ne s'agit pas de leur offrir des pots de vin directs mais des d'emplois fédéraux en échange de leur vote en faveur de l'amendement.

De son côté, Lincoln ne manque pas de convaincre tous ceux qui demandent audience que la paix ne pourra s'acquérir que si les sudistes se sentent découragés par l'abolition certaine de l'esclavage.

Ces arguments ne semblent toutefois pas décisifs et le cabinet tente de faire revenir Lincoln sur sa position. Celui-ci s'emporte alors. La guerre civile peut se terminer dans un mois, mais il craint que sa Proclamation d'émancipation du 1er janvier 1863 soit rejetée par les tribunaux une fois la guerre terminée. Lincoln estime qu'il est impératif d'adopter l'amendement à la fin janvier, éliminant ainsi toute possibilité que les esclaves qui ont déjà été libérés soient de nouveau considérées comme des esclaves.

Alors que les émissaires confédérés sont prêts à venir négocier à Washington avec Lincoln, il leur ordonne de rester dans l'état voisin, pour avoir le temps de faire voter l'amendement. A quelques jours du scrutin, sous le regard de la presse nationale, Thaddeus Stevens décide de modérer ses déclarations sur l'égalité raciale pour laisser ses chances à l'amendement.

Le 31 janvier, jour du vote, Elisabeth Keckley est assise aux côtés de Mary Todd Lincoln et a fait venir ses amis noirs. Mais une rumeur circule : il y a des représentants confédérés à Washington, prêts à discuter de la paix. Les démocrates et les républicains conservateurs demandent le report du vote sur l'amendement tant que le président n'aura pas démenti une rumeur qui pourrait être gage d'une paix rapide que compromettrait l'amendement. Lincoln peut cependant affirmer que, à sa connaissance, aucun négociateur n'est à Washington. Ceci est techniquement exact puisqu'il leur avait ordonné d'être tenus à l'écart. Le vote a donc bien lieu. Schuyler Colfax proclame les résultats : l'amendement passe avec une marge de deux voix.

Thaddeus Stevens, l'abolitionniste radical, rapporte chez lui le document officiel qu'il remet à son amante. Il vit en concubinage avec sa gouvernante noire.

Lincoln rencontre par la suite les Confédérés pour leur dire qu'il soumettra l'amendement à ratification sans attendre qu'il fasse campagne pour le non et que l'esclavage ne pourra être restauré. La guerre se poursuit donc. En avril, Lincoln parcourt le champ de bataille de Petersburg, en Virginie et échange quelques mots avec le général Grant. Peu de temps après, Grant reçoit la reddition du général Lee à Appomattox.

Dans la soirée du 14 avril 1865, Lincoln a réuni chez lui son cabinet pour l'examen des éventuelles mesures à prendre pour émanciper les Noirs, quand il lui est rappelé que Mme Lincoln l'attend pour leur soirée au théâtre Ford. William Slade, le majordome, voit s'éloigner Lincoln dans la pénombre. Cette nuit-là, Tad Lincoln assiste à la représentation d'Aladin et la lampe merveilleuse au théâtre Grover. Un homme vient annoncer que le Président a été abattu. Le lendemain matin, à 7h22, son médecin le déclare mort.

Le 4 mars, Lincoln prononçait son second discours d'investiture prônant la réconciliation entre le sud et le nord pour la reconstruction.

Spielberg fait le choix d'une très courte période pour dresser le portrait du plus emblématique des présidents américains, celle du mois de janvier 1865 pendant lequel Lincoln, tout juste réélu, combat pour obtenir le vote du 13e amendement abolissant l'esclavage. L'épilogue situé au mois d'avril ne vient pas clore le film avec la reddition sudiste et l'assassinat du président puisqu'une dernière séquence, celle du discours d'investiture du 4 mars, termine le film. Il s'agit donc d'embrasser la grande histoire en l'intensifiant par une concentration sur un de ses pans, capable d'en rendre le principe puis d'en proposer un héritage possible.

Une famille à La maison Blanche

Spielberg accorde une grande importance à la famille qui entoure Lincoln. Sa femme, Mary Todd est hantée par la mort de leur jeune fils quatre ans plus tôt dont elle s'estime en partie responsable pour avoir négligé de rester auprès de lui alors qu'il était très malade. Lincoln est très attentif à Tad et tente de convaincre Robert de renoncer à s'engager. Les scènes où la paternité de Lincoln sont exaltées sont nombreuses, le moment où il s'allonge près de Tad endormi, le moment où celui-ci vient le retrouver sous le rideau blanc et, grands moments, l'ellipse sur les derniers moments du vote, remplacés par Tad sur les genoux de son père ou l'assassinat, lui aussi hors champ, remplacé par le cri de désespoir de Tad au théâtre quand le speaker vient annoncer la nouvelle.

Lincoln est à l'écoute des souffrances familiales et tente de protéger Tad des mauvais rêves qu'il fait, obsédé par les esclaves; de protéger Robert des combats et sa femme de la folie qui la menace. Il écoute chacun d'eux et tente de leur apporter la parole la plus apaisante possible.

Il est aussi à l'écoute des petites gens, des quémandeurs et surtout des deux soldats des transmissions auxquels il demande leur métier. A l'ingénieur qui s'inquiète de ce que sa grande carcasse ne soit pas habitée d'une âme, Lincoln répond par le théorème d'Euclide. Il l'apprit durant ses courtes études : deux éléments égaux à un autre sont égaux entre eux. Ce théorème est devenu pour lui révélateur de l'égalité des hommes. En se rappelant de ce simple théorème, il renonce au message proposant des négociations de paix et fait le choix d'un report pour faire passer l'amandement.

Un combat juridique et politique

Cette attention aux choses à la fois simples et grandes, Lincoln les rappelle lors de sa colère devant son cabinet politique. Il s'agit de rester fidèle à la proclamation d'émancipation de 1963.

Pour y arriver, Lincoln a recours aux tractations invisibles avec des sortes d'hommes de main chargés des opérations de corruption. S'ajoutent les mécanismes psychologique et moral de Lincoln notamment avec le personnage clef de Thaddeus Stevens. Spielberg s'inspire pour cela du livre de Doris Kearns Goodwin, Team of Rivals: The Political Genius of Abraham Lincoln (2005 et 2013 pour l'édition française, Abraham Lincoln : L'homme qui rêva l'Amérique). La constitution (article V) indique qu'une proposition d'amendement ou de révision de la constitution doit impérativement avoir été approuvée dans les mêmes termes par les deux chambres, à la majorité des deux tiers dans chaque cas. Le Congrès soumet ensuite cette proposition de révision aux Etats et elle n'est adoptée que lorsque les trois quarts des états l'ont eux-mêmes adoptée. Le Sénat approuva le texte le 8 avril 1864 par 38 voix contre 6. La chambre des représentants fit de même le 31 janvier 1865 par 119 voix contre 56. C'est ainsi que Lincoln put signer la résolution le 1er février 1865 pour proposer le texte à la ratification des Etats. Cette ratification par les trois quarts des Etats ne faisait pas de doutes puisque l'esclavage n'était plus légal que dans 5 états des 36 états à l'époque. Le texte devint le 13e amendement que lorsque le 27e de ces Etats dans l'ordre chronologique l'approuva. Ce fût la Géorgie le 6 décembre 1865. L'amendement fut également ratifié quelques jours, ou quelques mois, plus tard par cinq autres Etats, puis par le Texas en 1870, le Delaware en 1901, le Kentucky en 1976 et enfin le Mississipi en 1995, dernier des 36 Etats alors existants à l'avoir adopté.

Ce n'est pas parce qu'on abolit l'esclavage que les Noirs sont devenus les égaux des Blancs. Il a fallu deux autres amendements, le quatorzième (citoyenneté accordée aux anciens esclaves) et le quinzième (droit de vote) pour qu'il y ait, enfin, une égalité théorique entre Noirs et Blancs. Et cette égalité théorique a été suivie pendant de longues années par toutes sortes de discriminations en matière d'accès aux scrutins.

Néanmoins c'est ce chemin vers la réconciliation qui est tracé lors du discours d'investiture du 4 mars 1865 qui conclut le film. Lincoln avait tracé la voie, clairement mais surtout simplement, parmi les obscurités politiques, juridiques et humaines.

Jean-Luc Lacuve le 09/03/2013.

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