La Nature est un temple où de vivants piliers, Laissent parfois sortir de confuses paroles...
C'est la fin de l'été. Tôt un matin. Des gens viennent au bois pour courir ou marcher. Du trottoir au sentier de la ville au bois, le chemin s'ouvre soudain sur une part d'enfance et de rêve. Un homme remplit des bouteilles à la fontaine et oblige les autres à attendre. Un asiatique fait sa gymnastique traditionnelle. Plus loin dans les herbes, un homme, torse-nu danse sur la musique d'un radiocassette emporté pour un pique-nique entre amis.
L'automne. Deux employés de la ville ramassent les feuilles mortes dans les allées. Avec une carriole tirée par des chevaux; ils les déposent plus loin dans la forêt. Un camp a brulé, la tente est laissée mais est emporté ce qui a été abimé. Daniel balaie son allée et fait du sport dans le bois, soulevant des troncs liés ensemble par des cordes. Un homme, à la recherche d'autres hommes, parcourt le bois entre positions stratégiques et marche à petite vitesse à la recherche d'une hypothétique rencontre. Les applications sur Smartphone ont rendu très peu probable une vrai rencontre surtout sous la pluie qui commence à tomber. Une fois pourtant raconte-t-il cela c'est bien passé mais trop vite.
Un peintre amateur des grands maitres ((Nolde, Basquiat, de Staël) peint jusqu'à la nuit noire mais qu'importe puisqu'il ne travaille pas d'après le motif. Les gardes forestiers indiquent les arbres à couper.
C'est l'hiver et plus grand monde ne vient au bois. Stéphanie, une prostituée, fait visiter ses deux chambres à ciel ouvert.
Le printemps. Le nouvel an cambodgien se fête autour de la pagode. Une femme retrouve au bois l'atmosphère de son enfance en forêt à laquelle l'avait contrainte le régime des Khmers rouges. Une femme, installée en France depuis 38 ans, parle enfin avec une française quand Claire Simon l'interroge. Antonio, qui s'occupe de la déchèterie du bois, montre son pigeonnier. La première femelle pigeon, apprivoisée dont sont nés tous les autres.
Philippe, dans sa cabane, décrit sans se plaindre l'effondrement de son insertion sociale. Il ne supporte pas très bien de partager son espace du bois. Deux jeunes pêcheurs exhibent leurs prises, des carpes monstrueuses, qu'ils relâchent ensuite dans le lac après les avoir prises en photo. Une jeune femme, Laetitia, vit aussi dans une tente. Elle est partie autrefois de Bretagne avec son jeune fils. Elle n'imagine pas revivre en appartement. Elle attend son compagnon ; ils se promènent. Stéphanie fête l'anniversaire de sa fille de douze ans; elle l'emmène en barque sur le lac.
L'été de nouveau. Une jeune mère de famille aimerait avoir quelqu'un d'autre à qui parler que son jeune fils de neuf mois. Des patients d'un centre de psychiatrie ouvert, Bernard et Marie-Thérèse, se promènent. Stéphanie discute avec une amie sur la liberté que lui donne ou non leur métier de prostituées. Daniel parle de son enfance, de spn père, GI venu pour la libération. Il a parfois dû se battre contre la moquerie des autres enfants. Il observe les belles cavalières du bois.
À bicyclette puis à pied, un voyeur exhibitionniste guette un couple de jeunes gens puis s'affiche devant un couple occupé à discuter.
Dans les herbes hautes apparaissent en surimpression les images de l'enseignement de Gilles Deleuze, ici, autrefois dans ce qui fut l'université de Vincennes. Il enseignait dans une salle pleine et non dans un amphithéâtre où seule règne la parole magistrale. Émilie Deleuze tente de retrouver, avec les indications de Claire Simon, l'entrée du bâtiment. Tout a disparu. Il ne reste plus, qu'enfoui dans le sol, un morceau de tuyau de cuivre. Si l'on creusait un peu, on découvrirait peut-être un rhizome de tuyaux..
Les cyclistes pédalent et discutent. Des jeunes font un feu de joie. C'est la fête de la communauté guinéenne. On y mange du poisson grillé et on danse jusque tard dans la nuit. "Je pars avant la fin" murmure Claire Simon. La pleine lune laisse la place au cercle figurant une place sur un plan. La caméra s'élève au-dessus de la carte et montre le bois de Vincennes au milieu de Paris.
La réalisatrice capte différent événements dans une espace construit par l'homme à la fois dans sa réalité géographique (c'est un parc) et son imaginaire (c'est un temple). Cette promenade dans le bois de Vincennes est fait d'une série de rencontres montrant différentes façons d'habiter physiquement ou par l'esprit un lieu. Suivant l'enseignement de Gilles Deleuze dont le fantôme apparait à la fin, Claire Simon ne recherche ainsi pas des "je", des échantillons représentatifs d'une réalité psychologique ou sociologiques et ce en dépit de la qualité de la parole recueillie. Elle construit un espace qui pourrait être celui d'un conte avec sa clairière, son lac, ses allées et ses rivières.
La Gare du Nord (2013) et son pendant documentaire, Géographie humaine (2013), c'était la porte de l'enfer, cet endroit où l'on passe par obligation, souvent pour des contraintes de travail, et dans lequel on ne reste pas. Le bois de Vincennes c'est tout le contraire. La forêt est une sorte si ce n'est d'éden au moins de temple comme l'expriment les vers de Baudelaire en exergue du film. La frontière est pourtant tenue. Il n'y a presque rien à faire pour passer des trottoirs des villes aux sentiers du bois. Mais on gagne alors un espace de liberté, une sortie décidée pour elle-même comme quelque chose à laquelle on croit : se promener, draguer, faire du sport. C'est ce que mettent en scène ces rencontres entre sublimation du quotidien et geste obsessionnel. Ici en dépit des difficultés, de la solitude souvent, personne en se plaint et tous revendiquent leur choix : le pigeonnier d'Antonio, les carpes des deux jeunes pécheurs, le tableau du peintre, le sport de Daniel, la sortie de la jeune mère de famille, la prostitution de Stéphanie, l'exhibitionnisme. Ils cohabitent dans ce qu'ils savent être, non pas la pleine nature, mais un espace construit par l'homme. Ils cohabitent même avec les animaux (chiens, pigeons et batraciens, poissons, lucioles, et chevaux). Et c'est parfois jusqu'à l'histoire qui s'invite : le génocide au Cambodge, l'exil des Guinéens, les enfants des GI de la 2e guerre mondiale et mai 68 et ses suites philosophiques avec la rencontre avec Gilles Deleuze.
Jean-Luc Lacuve le 15/04/2016