Prologue. Une enfant joue dans la neige avant d'être rappelée au manoir par l'une des domestiques. Lorsque les deux femmes sont rentrées, un berger conduit ses moutons sur la cour. A l'intérieur du manoir, Nikolaï, le propriétaire, discute avec Madeleine, son amie philosophe, à propos de l'attitude de deux ermites s'en revenant dans leur monastère après trois nuits de débauche à Alexandrie. Le premier ermite regrette ses fautes, se repend et finira par mourir de tristesse alors que le second entonne des psaumes joyeux sur le chemin, assumant sa double personnalité. Nikolaï et Madeleine aperçoivent dans le salon, le général sur le point de partir, embrassant sa femme et leurs amis après avoir salué un vieillard grabataire dont la domesticité prend grand soin.
I - Ingrida
Dans le salon, Ingrida se plaint de l'antimilitarisme ambiant et de la perte soudaine du crédit sacré dont pouvait se prévaloir les cosaques et l'armée russe orthodoxe. Édouard lui fait remarquer qu'il s'agit d'un processus entamé depuis longtemps et que l'on laisse encore une place aux militaires s'ils veulent bien occuper la place qui est la leur, aux ordres des politiques. Ingrida refuse ces arguments : les valeurs militaires doivent être défendues pour elles-mêmes. La moitié des saints du calendrier orthodoxe sont des moines et l'autre moitié princes, donc des militaires. Les valeurs guerrières sont donc à entretenir sans demander des ordres. Nikolaï, d'accord avec Édouard, déclare que ces valeurs militaires ne seraient constituer un absolu et qu'il faut les maintenir à leur place. D'ailleurs, depuis qu'elles se sont généralisées dans la conscription, elles se sont diluées et ont perdu de leur puissance sacrée.
Ingrida prévoit alors des défaites militaires proches lorsque la guerre deviendra nécessaire. Olga réfute tout engagement militaire. Pour elle, c'est un mal absolu de tuer même en cas de guerre. Il faut réagir à la violence par les paroles et la prière. Nikolaï rappelle l'argument d'un prince dont les soldats refusaient de se battre en pays étranger et qui répondit par les conséquences qu'aurait leur inaction sur la population civile menacée. Olga maintient qu'il faut convaincre les peuples par la parole et non par la guerre. Mais si une brute s'en va violer une file devant son père, celui-ci ne sera-t-il pas amené à la défendre et peut être à tuer la brute ?
Olga se résout à admettre que le mal réside dans la volonté de tuer. Pourtant Ingrida raconte comment son mari la bouleversa de bonheur en tuant 5000 hommes. Elle lit la lettre qu'il lui envoya à cette occasion : les Bachi-bouzouks avait massacré un village d'Arméniens, les suppliciant de la pire des façons, les faisant rôtir, et ce jusqu'aux bébés devant les yeux de leur mère. Le général avait manœuvré pour que ses Cosaques servent d'appâts aux Bachi-bouzouk qui, les croyant en fuite, s'étaient amassés à leur poursuite. L'armée régulière avait alors découvert ses canons qui, en trois salves, avaient massacré ces milliers hommes dont aucun ne fut épargné. Un office religieux fut donné pour les 37 militaires tué dans l'engagement alors que les Bachi-bouzouks, privés de sépultures, furent laissés à pourrir sur place. Le général ordonna aux Cosaques de ne pas dépouiller les cadavres comme à leur habitude. Olga déclare alors que la distinction entre le bien et le mal n'est pas si claire puisque les Cosaques, qui ont participé à la victoire, ont aussi des pratiques de brigands. N'était-ce finalement pas là une guerre entre petits et grands brigands qui ne pouvaient ni dans un cas ni dans l'autre justifier de donner la mort.
Olga en revient alors à la nécessité de faire appliquer la parole de Jésus. Nikolaï lui reproche de ne pas vouloir voir voir le mal ; après tout même Jésus n'a pas réussi à insuffler les valeurs christiques ni à Judas ni au mauvais larron. Olga s'évanouit.
II -Istvan
Istvan, le majordome, prépare la table, les verres. Après qu'une servante ait préparé la chambre du vieux grabataire et fait sa toilette sous les yeux d'Olga, Istvan vient prêter main forte à un autre domestique pour porter le vieillard dans son lit.
La table étant dressée, les cinq convives plus la gouvernante prennent le repas du midi. Édouard, qui a renoncé à partir dans la journée en mission diplomatique pour Nice, explicite ses choix modestes de morale : s'en tenir aux règles les plus simples : se laver, bien s'habiller afin de manifester de la politesse envers tous. Nikolaï réplique qu'un de ses amis est mort d'une trop grande politesse. Son ami Miloche se faisant en effet un point d'honneur à accepter toutes les invitations et à faire la recension de tous les livres que l'on lui envoyait. Sa vie étant devenue un enfer de travail, il s'est suicidé. Pourtant Nikolaï l'avait dissuadé ainsi qu'un de ses grands amis, Umberto, dont la morale positive enjoignait de ne jamais se repentir de quoi que ce soi et de vivre joyeusement pour soi-même ; la tristesse étant le plus grand des péchés car conduisant à la mort. Les convives entendent un chant entonné par un chœur d'hommes ; une habitude pour fêter Noël affirme Nikolaï qui invite ses amis à sortir sur le perron pour écouter les chanteurs. Istvan éteint les bougies et débarrasse la table.
III - Édouard
Au cours du repas, Édouard affirmait vouloir ramener la Turquie dans l'Europe. Mais c'est aussi le cas pour la Russie dit-il. L'origine gréco-slave de la Russie ne tient pas : le Russe est européen avec seulement pour originalité un peu d'orientalisme . La Russie s'inscrit dans le même héritage culturel de l'Europe, solidaire avec elle. Madeleine lui fait remarquer qu'il n'y a pas de solidarité entre les pays européens et que la culture est trop vaste, trop complexe, pour remplacer l'idée de Dieu. Elle lui reproche son langage relâché qu'il tient de sa fréquentation des croupiers de Monte-Carlo. Olga vient dire qu'elle ne peut participer à la conversation car des taches domestiques la retiennent plus longtemps que prévu.
Les domestiques ne répondent pas ; musique et grand chambardement à l'étage. Comme les quatre convives finissent par s'en inquiéter, ils sont tous tués au sortir du petit salon. Pourtant, les quatre, plus Olga et la gouvernante, se retrouvent tous dehors, dans la neige, alors qu'un train passe au loin.
IV - Nikolaï
Dans le petit salon, en tenue de soirée ; Nikolaï, Madeleine, Indrida et Edouard se moquent gentiment d'Olga, trop légère philosophiquement.
V - Olga
Repas du soir. Olga cite la parabole des vignerons comme quoi, même si nous faisons semblant de ne pas s'en inquiter, nous avons un maitre qui nous a donné une mission. Edouard se montre sceptique. Comment Olga peut-elle croire à cette mission ? Quand il a en a reçu une du Tsar, celui-ci lui a confié des lettres de mission; il a été reçu en entretien particulier et a reçu des émoluments réguliers pour son travail. Olga a-t-elle reçu cela ? Nikolaï lit l'évangile de Luc, paragraphe 20, et replace la parabole dans son contexte : celui des scribes ayant peur du peuple pour condamner Jésus. La parabole est surtout une menace envers eux, s'ils tuent l'envoyé du père. Jésus sait bien, contrairement à Olga, que le mal est bien présent et seule la résurrection permet de vaincre ce mal qui, alors, participe à la victoire du bien. Nikolaï reproche à Olga de ne pas croire à la résurrection et de sen tenir à des préceptes négatifs qui disent ce qu'il ne faut pas faire mais n'indiquent pas comment sauver le monde ; l'exemple des bons n'a jamais empêché les mauvais de proliférer. Avec l'intelligence et la conscience, il faut l'inspiration du bien.
VI - Madeleine
Madeleine joue Schubert au piano. Nikolaï affirme à Olga qu'il la considère bien mieux que les bigots qui tentent de s'introduire dans l'âme des autres parce que la leur est vide. Sa franche croyance est susceptible de basculer un jour vers lui et son espoir dans la joie de la résurrection. Il promet de décrire ce que le Dieu qu'il soutient prescrit au travers d'un livre d'un de ses amis, Pausafius. Madeleine accepte qui parte chercher le livre à condition qu'il n'oublie pas de revenir. Nikolaï s'en va. Fin.
Il est plusieurs portes pour entrer au cinéma : celle qui donne sur des films immédiatement séduisants, comédies ou grands films de genre et d'aventure ; celle du cinéma d'auteur, emporté par une subjectivité singulière; et puis celle des films ardus au plaisir limité durant la vision mais que l'on se remémore ensuite tant les partis-pris esthétiques sont radicaux. Il s'agit ici de filmer la discussion, les interactions qui se jouent alors entre les personnages, de filmer le rythme de celle-ci au grès de mouvements cinématographiques, d'abord théâtraux, puis relevant du montage des différents espaces et de la simple opposition des champs contrechamps. Le film se conclut par une sortie de champ d'un espace encore plein de promesses auxquelles le realisteur nous convie à repenser.
Un texte respecté par des personnages de fiction
Le film est une adaptation d'un essai philosophique de Vladimir Soloviev (1853-1900) : Trois entretiens sur la guerre, la morale et la religion (1900). Soloviev, penseur spiritualiste et poète russe fut l'ami de Dostoïevski et même le probable inspirateur du personnage d'Alexeï Karamazov. L'essai se compose d'échanges entre cinq membres de la haute société russe dans une villa de la côte d'Azur et représentant chacun un état de la pensée (idées anciennes, nouvelles, militantes, mystiques ou esthétiques). Puiu déplace la scène en hiver dans un manoir enneigé du village de M Lâncrav (Malmkrog en allemand), en Transylvanie. Il remplace deux des débatteurs de Soloviev par des personnages féminins. Un général est devenu sa femme, puis le prince -qui représente dans le texte le discours de Tolstoï- est devenu dans le film une sorte de duchesse, Olga. Le personnage de Nikolaï -Z dans le livre- représente Soloviev lui-même.
Tous s'expriment dans le français élégant et emprunté qu'employait l'intelligentsia à cette époque. Le film est chapitré suivant les prénoms des six protagonistes car Puiu fait du majordome, Istvan, un contrepoint omniprésent aux cinq membres de la société aristocrate du manoir.
Ces changements font vaciller le sens car Puiu respecte scrupuleusement le texte. Ainsi Ingrida s'exprime comme si elle était le général. Cela passe inaperçu quand elle énonce des idées mais elle dit "je" quand elle décrit comment commander aux soldats ou organiser ses troupes. Pour la narration terrible des Bachi-bouzouks châtiés de leurs crime par le général, Puiu a là recours à la lecture d'une lettre qu'aurait envoyée celui-ci à sa femme où il peut donc dire "je" par la voix de celle-ci. La figure d'Olga gagne en étrangeté vis à vis d'une simple incarnation du discours de Tolstoï auquel s'oppose l'auteur en la personne de Nikolaï. Olga devient même presque la compagne de Nikolaï puisqu'elle surveille les taches domestiques et prend grand soin du vieillard grabataire (la vieille Russie ?) qui va bientôt mourir. Le majordome, dont le rôle est quasi muet (les domestiques s'expriment en allemand, non sous-titré), représente sans doute la Russie travailleuse qui se révoltera bientôt
Six chapitres pour une journée
Le film se déroule sur une seule journée : matin (I), préparation du repas et repas de midi (II), thé (III), discussion d'avant-diner en tenue de soirée (IV), repas du soir (V), conversation nocturne (VI).
Le premier chapitre est le plus virtuose, les plans longs viennent saisir les cinq protagonistes dans des configurations variées. Les personnalités se révèlent peu à peu avec des entrées dans le discours souvent concomitantes à des entrées de champ. Nikolaï philosophe cultivé et habile dialecticien écoute toujours avec attention les autres mais trouve toujours le défaut de leur cuirasse et présente des exemples variés tirés de l'Histoire ou des rencontres avec des amis. La spirituelle et douce Madeleine, mouche les intervenants quand l'agressivité menace et tempère leur excès par un scepticisme bienvenu. Édouard, en dépit de sa faconde et de sa mesure en tout, subit un léger mépris du fait d'être un libéral sans excès. Ingrida bénéfice du privilège de l'excentricité accordé à ceux auxquels on reconnait une pensée droite sur un sujet limité (le militarisme). Olga est la seule qui oppose à ces discours raffinés et brillants sa certitude dogmatique, et donc facilement prise en défaut par la raison, d'une victoire à venir du bien, tirée de la lecture des évangiles.
Selon ses dires, Cristi Puiu considère ce premier chapitre comme relevant du théâtre. Le deuxième relèverait du cinéma. Dans celui-ci, plusieurs lieux sont en effet raccordés par la caméra ; la chambre du grabataire, la table du repas, le hors champ du chœur des hommes russes à l'extérieur. Le chapitre III, à l'heure du thé, montre Édouard exposant sans susciter grand intérêt son idéal d'une Russie rattachée à l'Europe. L'esthétique renvoie alors à celle, banale, du champ contrechamp, sans mystère. Le chapitre IV est tout entier dressé contre Olga, absente, et dont on moque gentiment la faiblesse de la rhétorique, filmé dans le petit salon en tenue de soirée, il prépare le chapitre V où se révèle l'opposition entre Olga et Nikolaï, soit l'opposition entre Tolstoï et Soloviev. La valeur essentielle de Nikolaï, est le pressentiment du bien qui accompagne la conscience et l'intelligence. Ce pressentiment du bien, savoir en soi-même ce qui est juste s'accompagne de la certitude de la résurrection saule capable d'expliquer l'omniprésence du mal qui, vaincu par elle, participe alors au triomphe du bien. En face, Olga se voit reprocher la faiblesse de jésus ne sachant que prêcher des valeurs négatives, ce qu'il ne faut pas faire, sans espérer changer la ace du monde puisque l'exemple du bien ne suffit pas pour preuve son échec à convaincre Judas et le mauvais larron.
Le chapitre VI est une conclusion magnifique. Entamé par Madeleine jouant hors champ du piano dans le salon, il révèle enfin les Quatre saisons de Poussin en couleurs. Filmé en lumière toujours rasante dans le chapitre 1, ces quatre tableaux accrochés aux murs apparaissaient alors comme en grisaille, en noir et blanc. Ils retrouvent dans ce final la splendeur de leurs couleurs éclairées à la bougie. Puiu ne donne toutefois pas raison à la culture et c'est le vrai Dieu que s'en va chercher Nikolaï dans le plan final. Mais ce Dieu nous reste inaccessible : malgré la mise en garde de Madeleine, Nikolaï ne revient pas. Le film se termine par une sortie de champ de Nikolaï et un plan noir.
Ces discussions brillantes, vives et toujours courtoises ne résisteront pas, non pas seulement à la révolution, mais à la permanence de la nature. Celle-ci ouvre le film avec l'enfant dans la neige et son panoramique à 180° puis l'envahissement du cadre par les moutons. A la fin du chapitre III, les protagonistes semblent s'être régénérés dans la neige alors qu'ils ont été précédemment tués dans un flash forward révolutionnaire que pressentait peut être Soloviev : dans celui-ci, les domestiques ne répondent plus, ils font bientôt du vacarme et les aristocrates sont abattus au fusil. Seules leurs idées, réssucitées par Cristi Puiu, flottent encore aujourd'hui dans la neige.
Jean-Luc Lacuve, le 14 juillet 2020