Michel, la cinquantaine, est infographiste. Passionné par l'aéropostale, il se rêve en Jean Mermoz quand il prend son scooter. Et pourtant, lui-même n'a jamais piloté d'avion… Un jour, Michel, à la recherche d'un palindrome, tombe en arrêt devant des photos de kayak : on dirait le fuselage d’un avion. C'est le coup de foudre. En cachette de sa femme, il achète sur internet un kayak à monter soi‐même et tout le matériel qui va avec. Michel pagaie des heures sur son toit d’immeuble de La Celle-Saint-Cloud. Il rêve de grandes traversées en solitaire mais ne se décide pas à mettre le kayak à l'eau. Rachel découvre tout son attirail et le pousse alors à larguer les amarres.
Michel, équipé d'un matos rassemblé avec soin, part enfin sur une jolie rivière une de l’Yonne sur son kayak "Grand raid". Même si son objectif initial était d'atteindre la mer, il se contentera d'un parcours adapté à sa petite semaine de vacances. Après moins de quatre kilomètres, il fait une première escale et découvre une guinguette installée le long de la rive. C’est ainsi qu’il fait la connaissance de la patronne, Laetitia, de la jeune serveuse, Mila, et de leurs clients dont la principale occupation est de bricoler sous les arbres et boire de l’absinthe. Michel sympathise avec tout ce petit monde, installe sa tente pour une nuit près de la buvette et, le lendemain, a finalement beaucoup de mal à quitter les lieux…
Une première fois, Michel est saoul et s'endort dans des branchages. Repéré par un pêcheur irascible, il est ramené à la guignette. Michel s'éprend de Laetitia. Mais Mila pleure son amant et il passe avec elle, sous la tente, une "nuit planche".
Une seconde fois, il se trompe de route et échoue dans un ruisseau sans eau près d'un supermarché. Il y rencontre Laetitia faisant ses courses et se laisse reconduire bienheureux pour jouer au petit poucet retrouvant les mots de Laetitia jusqu'à son lit. Il comprend qu'il est découvert lorsqu'elle lui explique que ses photos sont accompagnées d'un code GPS qui en donne la localisation. Il découvre lui-même que sa femme n'est pas au yoga mais chez son amant.
En ayant fait la bise à chacun, il repart une troisième fois, échappe de peu au pêcheur armé d'une grosse bouée et retrouve un peu plus loin Rémi et Rachel qui lui signifient en douceur la fin de cette aventure libératrice.
Si la magie servait de cadre esthétique à Adieu Berthe, l'enterrement de mémé, c'est ici la plasticité du rêve qui donne au film sa structure dramatique, sa lumière, son éthique et unifie ses multiples trouvailles comiques.
La vie réelle de Michel est tellement balisée qu'aucun désir ne peut plus en surgir. C'est d'ailleurs ce que lui confirme sa femme en se lavant les dents : à cinquante ans, on connait ses désirs ; nul besoin d'aller en chercher ailleurs. Pourtant les désirs sont rabattus sur un affadissement généralisé : le baptême de l'air conventionnel de trois heures pour celui qui rêve de l'aéropostal pour les valeurs de courage, de professionnalisme et de solidarité. Pourtant, les désirs font l'objet d'une restriction inéluctable : la danse, devenue trop ridicule et conventionnelle pour draguer lorsque l'on a cinquante ans.
Au milieu de cette vie sans horizon, palindromique : qui se lit de la fin au début tout pareillement que du début à la fin, survient le kayak comme un éclair qui redonne vie à Michel.
Après avoir fait du surplace sur son toit, le kayak ne sert pas davantage à l'aventure mais va générer du rêve tant on sait depuis Bachelard comment l'eau peut susciter des rêves protéiformes. L'eau renvoie sans cesse, contre toute vraisemblance, au rêve central : cette guignette à 3,2 kilomètres de pagaies. La plasticité du rêve permet au désir de dériver de Mila à Laetitia : sa radio calée sur France-Culture ; ses cerises, symbole de la camaraderie, et le linge, sorte d'écharpe géante qui vole au vent et ses amis hurluberlus, ou encore les buveurs d'absinthe chargés de tout repeindre en bleu. Le rêve se développe aussi de façon plus saugrenue ou inquiétante avec les trois rêves donnés pour tels : le départ en kayak comme un avion qui décolle de la piste contrôle par Rachel; l'avion sans ailes, ce kayak simple ou double qui l'entraine dans les airs avec Mila. Il y a aussi le rêve-cauchemar généré par le poisson mort : ces pêcheurs inquiétants comme des statues sombres au fil de l'eau et la figure du "faux" Pierre Arditi.
Rêver c'est retrouver la part d'enfance : Michel retrouve ses premières érections enfantines en faisant voler à la main sa maquette d'avion bleu. Relèvent de l'émerveillement de l'enfance, le matos, le manuel des castors juniors et Vol de nuit de Saint-Exupéry, la chanson au Ukulélé et tout ce qui déraille : la tente Quechua si difficile à replier sauf quand il ne faut pas sous la pluie, le réchaud miniature qui carbonise la bouilloire, l'anti-moustique aussi inefficace que générateur d'un son insupportable, sans parler du moteur de bateau dans lequel on se prend les pieds, gag récurrent de tous les films de Podalydès.
"Voyager, ce n'est pas quitter" avait dit Michel. C'est assumer une part de rêve individuel qui échappe à tout autre. Rémi et Rachel ont géolocalisé Michel et viennent le ramener en douceur au réel. Chacun ayant vécu pour lui son voyage ("Toutes ces choses où il est bon d'aller" dit la chanson de Bashung) sera sans doute à même de reprendre le voyage commun.
Jean-Luc Lacuve, le 13 juin 2015.