Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon

1970

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(Indagine su un cittadino al di sopra di ogni sospetto). Avec : Gian Maria Volonté (Il Dottore), Florinda Bolkan (Augusta Terzi), Gianni Santuccio (le directeur de cabinet), Orazio Orlando (Le brigadier Biglia), Arturo Dominici (Mangani), Aldo Rendine (Nicola Panunzio), Sergio Tramonti (Antonio Pace), Massimo Foschi (Le mari d'Augusta), Pino Patti (le chef des écoutes), Salvo Randone (le plombier), Fulvio Grimaldi (Patanè). 1h52.

dvd

16 heures, dimanche 24 août 1969 à Rome : un homme pénètre au 1 rue du temple dans l'appartement d'Augusta Terzi. Celle-ci l'interroge sur le jeu sexuel qu'il a prévu pour elle. Aujourd'hui, il l'égorgera lui dit-il avant de plier soigneusement son pantalon, de la retrouver sous les draps et de lui trancher la gorge avec une lame de rasoir. Il glisse ensuite un fil de sa cravate bleue sous ses doigts, laisse ses empreintes un peu partout, marche bien tranquillement dans le sang en laissant ensuite ses empreintes de pas un peu partout et dérobe les bijoux de la victime sans toucher au 300 000 lires en liquide. Il emporte enfin deux bouteilles de champagne avant de croiser un habitant devant la grille de l'immeuble.

Le commissaire, que tous appellent respectueusement Il Dottore, rejoint ensuite son bureau de chef de la brigade criminelle où il est fêté par toute son équipe, fière de sa toute récente promotion comme directeur de la section politique. C'est l'irrésolu commissaire Mangani qui prendra sa place. Il Dottore sait qu'il n'obtiendra pas son palmarès de 92 affaires résolues sur 102. Il l'interroge sur l'affaire de la rue du temple et décide de s'y rendre lui-même. Il laisse ses empreintes sur les objets et se présente devant le témoin qui l'a vu dans l'après-midi sans oser toutefois provoquer le regard celui qui ne l'a pas reconnu. A la sortie de l'immeuble, il donne des renseignements au journaliste, Patanè, en lui demandant d'en rajouter sur la probable implication du mari dans ce crime.

Il préside ensuite une réunion de l'ensemble de la section politique devant laquelle il prononce un discours ou civilisation rime avec répression. Il est vivement applaudi par l'assemblée.

Il Dottore se rend chez le directeur de cabinet du ministre pour exiger plus de moyens. La tension attisée par la montée du centre gauche lui fait exiger 100 hommes de plus, trois appartements pour cuisiner les prisonniers et 630 noms à mettre sur écoute. Le commissaire révèle aussi qu'il connaissait Augusta Terzi et qu'il vaudrait sans doute mieux passer sous silence cette information.

Il Dottore profite de ses nouvelles fonctions pour interroger l'ordinateur sur les habitants de l'immeuble du 1 rue du temple. Antonio Pace est bientôt désigné comme un dangereux agitateur, sur écoute depuis mai 68. En attendant, c'est le mari d'Augusta qui est interrogé par la police et que l'on tente de faire craquer en appuyant sur son homosexualité.

Le commissaire indique que l'on ferait mieux de le relâcher. Epuisé, il se souvient de ses jeux érotiques avec Augusta. Sa volonté d'être interrogée et sa réponse: "L'état me donne les moyens de mettre à nu un individu de lui faire avouez sa faute comme un enfant". Il s'enregistre sur un magnétophone comme une sorte de confession. Il laisse des indices, non pour brouiller les pistes, mais pour prouver qu'il est au-dessus de tout soupçon. S'il fait arrêter un innocent à sa place, le fait d'être au-dessus de tout soupçon n'est pas prouvé. Pour faire sortir le mari de prison, il envoie donc un paquet à la police contenant les bijoux, un soulier, la lame de rasoir. Il en avertit Patanè qui le reconnaît mais n'osera rien dire.

Biglia, le brigadier, a des soupçons de plus en plus affirmés et obtient l'autorisation d'aller chercher la cravate accusatrice chez le commissaire. Celui-ci la sait pourtant bien cachée dans un soulier.

Il se rend sur la place du panthéon où il demande à un homme désœuvré d'acheter des cravates dans une boutique de luxe. Il exige ensuite de savoir quel métier il fait et pour qui il vote. Il se présente ensuite au plombier comme l'assassin et exige qu'il en avertisse la police. Le plombier n'ose pourtant pas le reconnaître quand il apprend qui il est.

A 18h30 ce soir là, des bombes éclatent simultanément au siège de la police, au palais de justice et à l'American express. Le commissaire fait arrêter tous les gauchistes dont Pace et son compagnon. Il réussit à faire craquer celui-ci mais Pace lui jette à la figure qu'il sait qu'il est coupable. Le commissaire supplie qu'il le dénonce puis va lui-même se dénoncer.

Ses collègues, interloqués, le laissent repartir. Rentré chez lui, il se voit soumis à la pression de tous les officiels pour renoncer à sa confession. Ce n'était qu'un fantasme mais il voit bientôt arriver ces mêmes officiels auxquels il est sur de ne pouvoir échapper : "quelque impression qu'il nous fasse, il est le serviteur de la loi, il appartient à la loi et échappe au jugement humain" affirma la citation finale de Kafka.

Petri réalise avec Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, une des analyses les plus lucides et les plus désespérées de la schizophrénie contemporaine, composant une sorte de portrait de la société italienne dans ce qu'elle a de multiples et de contradictoires alors que la stratégie de la tension menace de la faire exploser.

La stratégie de la tension

Elio Petri filme au moment même où commence, ce que l'on appellera par la suite "la stratégie de la tension". 1969, c'est l'année de l'automne chaud, de grandes grèves et luttes ouvrières plus importantes qu'en 1968. Huit bombes sur différents trains, dans différentes régions d'Italie, avaient explosé durant le mois d'août et le film est terminé juste avant qu'éclatent les bombes de la piazza Fontana de Milan, le 12 décembre 1969, faisant 16 morts et 88 blessés. C'est l'attentat le plus grave commis depuis la fin de la guerre dont les responsables n'ont toujours pas été trouvés. Les anarchistes sont accusés d'avoir mis les bombes mais leur stratégie était plutôt celle de petits attentats avec des bombes destinées à ne pas faire de victimes. Leur but était de semer la panique et non la terreur.

Petri montre que pour l'appareil repressif la différence s'amenuise entre les délits de droit commun et les délits politiques : tout criminel est un agitateur en puissance tout agitateur est un criminel en puissance. Ils ont le même objectif de destruction de l'ordre établi d'où l'équivalence " 600 prostituées et 20 % de grèves en plus". Face à cette montée de l'anarchie où chaque citoyen est un juge, il n'y a plus de fonctions sacrées telle celle de la police d'où le discours fasciste de Il dottore : "Nous sommes les protecteurs de la loi que nous voulons, immuable, sculptée dans l'éternité. Le peuple est mineur, la ville est malade, la répression est notre vaccin. La répression est la civilisation !"

Prophétique d'une tension qui ne peut qu'exploser, le film a sa projection privée qui est resté dans la légende. Zavattini et Scola sont invités et conseillent à Petri de se cacher pour la sortie du film. Petri serait parti en France et, en tous les cas, il n'est pas à Rome. Des officiers de police rédigent une lettre de saisie demandant au magistrat de saisir le film.

L'extrême gauche ne pardonnera pas le grand succès commercial du film. Le film la montre sectaire et partagée en plusieurs groupuscules. Elle reproche enfin à Petri d'être un communiste traditionnel sans voir son côté libertaire. On lui reproche aussi le fascisme des fonctionnaires qui repose sur le fait qu'ils viennent du sud de l'Italie, seule manière de sortir de la misère.

Esthétique de la folie

Elio Petri introduit dans le film politique la même névrose qui saisit alors les policiers du film noir. Dans L'inspecteur Harry (Don Siegel, 1971), French connection (William Friedkin, 1971), Les flics ne dorment pas la nuit (Richard Fleischer, 1972), The offence (Sidney Lumet, 1973) et Serpico (Sidney Lumet, 1973) les policiers sont contaminés par le mal auquel ils sont confrontés dans l'exercice de leur métier. Ici, la toute puissance de la société politico-policière pousse Il dottore à aller toujours plus loin dans la dénonciation de son propre crime, par ailleurs totalement gratuit, pour jouir de son impunité. A la folie du crime succède la folie de l'enquête et, in fine, la folie du personnage, névrosé dans une société qui le laisse lui-même sans justice. Les zooms, les lumières très fortes et la musique appuyée d'Ennio Morricone s'accroissent avec la folie grandissante du personnage.

Elio Petri ne révèle que tardivement cette folie du personnage qui est pourtant lucide et qui sait ce qui lui arrive. Il est un policier et il veut être arrêté. Il exerce son pouvoir sous les formes les plus théâtrales parce que c'est la logique du pouvoir. Le design moderne de son appartement finit par lui être insupportable : Il dottore est un enfant apeuré par le monde moderne qu'il contribue à rendre fou. Il s'était réfugié chez Augusta qui exprimait le même refus de la modernité dans un style "à la d'Annunzio", décadent, trouble, morbide trouvant dans cet art proche de celui des préraphaélites un refuge auprès de symboles intemporels.

Jean-Luc Lacuve le 22/02/2015.

 

Test du DVD

Editeur : Carlotta-Films, juin 2010. Nouveau master restauré, version originale, sous-titres français. 20€

Alalyse du DVD

 

Suppléments :

  • L'entretien exclusif avec Hervé Dumont
  • La version radiophonique