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Le capital au XXIe siècle

2019

Avec : Thomas Piketty, Gillian Tett (The Financial Times), Ian Bremmer (Eurasia Group), Rana Foroohar (Financial Times), Paul Piff (Sociologue, University of California, Berkeley), Faisa Shaheen (Director of Labor and Social Research Center), Kate Williams (Professor of History, University of Reading), Suresh Naidu (Professor of Economics, Columbia University), Francis Fukuyama (Politologue), Bryce Edwards (Politologue), Simon Johnson (Former IMF Chief Economist, 2007-2008), Paul Mason (Journaliste), Lucas Chancel (Co-Director of World Disparity Research Institute), Joseph Stiglitz (Professor of Economics, Columbia University), Gabriel Zucman Gabriel Zucman (Professor of Economics, University of California, Berkeley). 1h43.

Le mur de Berlin tombe. Thomas Piketty, né en 1971 a alors dix-huit ans. Il voyage beaucoup dans les pays de l'Est. Il y voit des pays où tout est désorganisé, des files d'attentes interminables devant des magasins vides, l'émancipation promise de la jeunesse nulle part ; la répression partout. Les pays capitalistes sont alors fiers de leur système, trop ! L'extrême concentration du capital de nos jours rappelle les niveaux d'inégalité constatés en Europe et aux États-Unis du XVIIIe et XXème siècle.

On assiste au XXIe siècle à un retour de l'ordre des puissants que l’on croyait définitivement aboli par la démocratie. Les richesses sont de nouveaux concentrées dans les mains d’une minorité de privilégiés, qui la conservent via l’héritage, via des placements dans des paradis offshores, des sociétés écrans, des montages financiers complexes. Le documentaire analyse les différents cycles de concentration du capital :

Dans la société européenne du XVIIIème siècle, le capital est constitué d’argent, de terres et de propriétés foncières. La noblesse qui représente 1% de la population concentre ce capital en l’accroissait par mariage et par héritage. Elle exerce en même temps un poids politique pour garder ses privilèges. Le reste de la population, ne peut améliorer son sort faute d’éducation et de redistribution des richesses (Extraits de Le marquis de Saint-Evremond (Jack Conway, 1935) et Orgueil et préjugés (Joe Wright, 2005)

La révolution française est un trompe-l'œil ; le pouvoir de l'aristocratie est transféré un temps aux banquiers. Mais sans système de santé, d'éducation et de transport, le travail ne permet pas l'émancipation des plus pauvres - Extrait des Misérables (Tom Hooper, 2012)

L’industrialisation du XIXème siècle étend le capital au développement d’usines et d’entreprises et engendre un écart croissant entre les salaires et la productivité. On produit plus grâce au développement des machines mais les salaires ne suivent pas. Pour vendre davantage, et donc engranger plus de bénéfices, les industriels poussent le consommateur à acheter en créant des modes admises collectivement : Noël se développe au milieu du XIXème puis les modes vestimentaires pour inciter au renouvellement de la garde-robe. Le capitalisme étend sa sphère aux empires coloniaux et met l'Afrique en esclavage- Extrait de Utu (Geoff Murphy, 1983)

À l’orée du XXème siècle, les tensions sociales dues aux inégalités se font oublier par la montée du nationalisme qui conduit à la Première Guerre Mondiale. Dans les années 20, le capitalisme débridé - Extrait de Chercheuses d'or (Mervyn LeRoy, 1933) aboutit au Krach de 1929 suivi de la Grande Dépression. Une période où la pauvreté et le chômage explose avec les faillites en cascade de banques puis d’entreprises - Extrait des Raisins de la colère (John Ford, 1940). La stabilité sociale revient avec les politiques sociales de redistribution (le New Deal). Mais en Allemagne la pauvreté et l’inflation monstrueuse qui résultent de la crise de 29 ouvrent la voie au fascisme. Extrait du Triomphe de la volonté (Leni Riefenstahl, 1935) et à la Seconde Guerre Mondiale.

Après la guerre, les politiques sociales reprennent du pouvoir et transforment la société : Welfare, sécurité sociale, nationalisation de l’industrie, la taxation des fortunes, de la propriété et du patrimoine. Durant les 30 Glorieuses les classes moyennes voient leur pouvoir d’achat augmenter. Il leur devient possible de s’élever dans la société par l’éducation et le travail, d’améliorer son confort de vie et de se constituer une épargne.

Contraindre le capital porte alors ses fruits. Et pourtant, en silence, celui-ci reprend peu à peu force. Les chocs pétroliers des années 70 entraînent la « stagflation » et une nouvelle libéralisation du capital dans l’espoir de relancer les investissements. Les actionnaires reprennent l’avantage : leur part de bénéfices augmente tandis que les salaires stagnent.

C’est l’ère des réformes de Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Croyant à tort au ruissellement des richesses, ces réformes dérégulent les services financiers, enrichissent les capitalistes, augmentant les inégalités. Extrait de Wall street (Oliver Stone, 1987). La croissance bénéficie aux plus riches, les revenus médians ne bougent pas. Ces réformes libérales se développent dans les années 90. C’est le début de la Mondialisation où, pendant un temps, les classes moyennes bénéficient de la baisse des prix et de l’achat à crédit. Puis en 2008, le système financier explose de nouveau avec la crise de subprimes

Le système capitaliste est sauvé par les renflouements opérés par les États mais et la volonté de le réformer est oubliée. Depuis lors, les multinationales ne cesseront d’engranger des bénéfices records, dividendes et plus-values d’actions. La démocratie laisse paradoxalement se concentrer toujours plus de richesses et de pouvoir économique et politique aux mains d’une élite oligarchique jusqu’à mettre en péril sa propre existence.

Notre démocratie et la volonté d’équité font fuir les capitaux dans des paradis fiscaux, des sociétés écrans, des comptes bancaires secrets. Les grandes multinationales payent proportionnellement moins d’impôts que les petites entreprises ou les particuliers. Les mutations économiques actuelles sont en partie issues d’un développement technologique rapide et récent lequel se trouve concentré entre quelques mains, les GAFAM au poids économique digne d’un état. 85 % de l’argent des plus grandes institutions financières ne sert qu’à faire tourner la machine sous forme d’actifs achetés et revendus, seuls 15 % soutiennent des projets productifs. Le capital fait davantage gagner d’argent que le travail. Il est ainsi plus rentable de se lancer dans la spéculation immobilière que de créer des emplois. L’héritage a retrouvé son rôle de conservateur et concentration des richesses.

Les jeunes générations subissent de plein fouet la crise immobilière issue de la spéculation, les suites de la crise économique et financière de 2008 et sont conscientes qu’elles vivront moins bien que leurs parents. L’ascenseur social est bloqué, les emplois sont mal payés et se précarisent de plus en plus (ainsi l’explosion du statut d’auto-entrepreneur qui évite aux patrons de payer cotisations sociales et congés).

Notre société est redevenue quasiment aussi inégalitaire qu’elle l’était sous l’Ancien Régime mais ceux qui détiennent le capital ne semblent guère s’en soucier. Le monde se trouve proche de la situation dans laquelle il était avant la Seconde Guerre Mondiale : la concentration des richesses, les frustrations populaires, l’écart grandissant des inégalités font monter les tensions dans les classes moyennes en train de s’appauvrir et, comme dans les années 30, on assiste à des récupérations idéologiques xénophobes par certains courants politiques. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, l’Histoire pourrait être amenée à se répéter. Le capitalisme prospère en attendant l'inévitable nouvelle catastrophe où humains et biosphère risquent la destruction. Extraits de Elyseum (Neill Blomkamp, 2013), et Home (Yann Arthus-Bertrand, 2009)

Dès lors, comment peut-on (ré)agir ? Quels outils peuvent être développés ? Ici, « Le Capital au XXIème siècle » propose quelques pistes : la lutte contre les paradis fiscaux via des sanctions contre les États complaisants. Est aussi préconisé le changement de la méthode de calcul des impôts des entreprises, en particulier les multinationales : celles-ci seraient imposées dans un pays selon le profit qu’elles y réalisent. Se baser sur la localisation de leur clientèle plutôt que sur celle de leurs profits puisqu’elles les manipulent pour les envoyer à l’abri. Pour Piketty, le contrôle de la concentration du capital et du droit de propriété s’avèrent essentiels : plus une personne détiendra de capital, plus elle devra en rendre à la collectivité. Aussi, devront être imposés les rendements des placements financiers qui ne contribuent pas à des projets concrets, à l’économie réelle. Entre 1700 et 2018, les salaires ont progressé de 1,6 % en moyenne alors que le capital progresse de 5 à 6 % par an . Ce n'est pas grave si tout le monde possède un peu de capital. Le situation risque de devenir critique avec l'héritage des futurs baby boomers, des héritiers en puissance et la disparition des revenus du trvail pour les humains remplacés, commes les chevaux au XIXe, par des machines. 

Best-seller international en 2014, Le Capital au XXIe siècle voit ses mille pages adaptées par un documentariste néo-zélandais, Justin Pemberton, et par son auteur même, Thomas Piketty. Premier intervenant et reprenant régulièrement la parole, Thomas Piketty tente d'incarner son discours dans sa propre histoire. Il laisse ensuite largement la parole à Kate Williams, historienne britannique et Suresh Naidu Professeur d’économie pour expliquer, sur des images de la pop-culture et des extraits de films, le cycle de concentration-destruction du capital depuis trois siècles. Ce cours d'économie politique fait le constat d'une démocratie toujours empêchée. Le film se conclut par des propositions tout à fait pertinentes pour un sursaut démocratique défendues notamment par Gabriel Zucman.

Incarner son discours par ses souvenirs et sa présence à l'écran

Dans le dossier de presse Thomas Piketty déclare : "J'adore le cinéma. À Paris, je fréquente constamment les salles de cinéma et j'y vais à pied. Au moins deux fois par semaine, et je vois toutes sortes de films. Du coup, quand Justin m'a proposé ce projet, je me suis dit que c'était un moyen extraordinaire de toucher un public à la fois différent et plus large – et, surtout, de recourir à une autre forme d'expression pour parler du capital au XXIe siècle. Je crois à la langue des sciences sociales, mais j'estime aussi qu'elle est insuffisante et qu'elle doit être complétée par le langage des romans, de la BD, de la culture populaire, de l'art en général. Cependant, je tiens à préciser que je ne suis pas devenu réalisateur ! Je suis auteur et chercheur en sciences sociales. Mais, à mon avis, le film est un complément formidable au livre et je suis très reconnaissant envers Justin et toute son équipe de l'avoir porté à l'écran".

Premier intervenant et reprenant régulièrement la parole, Thomas Piketty tente d'incarner son discours dans sa propre histoire. Témoin de l'effondrement du système communiste, il défend ainsi le capitalisme mais un capitalisme régulé. Sa thèse centrale consiste à souligner l'engrenage infernal d'un capital qui, par nature, se concentre toujours davantage. Du coup, les crises et les sursauts sont inscrits dans sa nature. Si les sursauts citoyens ne sont pas assez forts, le capitalisme détruit la démocratie qui n'est plus qu'un mot vide de sens, broyé par les démagogues et les va-en-guerre. Devant des sociétés pseudo-démocratiques face à un capital incontrôlé, Piketty affirme que le modèle du capitalisme d'État de la Chine est plus performant. Il assure à celle-ci un leadership mondial que l'Amérique, toujours plus dérégulée, ne pourra plus bientôt lui contester.

Un saucissonnage limité sur un rythme de pop culture

Avec dix intervenants en plus de Thomas Piketty, on pouvait craindre un saucissonnage du discours délayant la thèse centrale ; celle d'un appel au sursaut démocratique nécessitant la taxation du capital. Heureusement toute la première partie, historique est principalement narrée par les seuls Kate Williams, historienne britannique, et Suresh Naidu, professeur d’économie alors que celle des propositions est dominé par la personnalité de Gabriel Zucman, économiste français, professeur à l’Université de Californie à Berkeley dont les travaux sur les inégalités sociales et les paradis fiscaux sont particulièrement influents au sein des milieux politiques de gauche (La France insoumise le cite régulièrement) et altermondialistes comme Attac. En mai 2018, Le Monde et le Cercle des économistes lui attribuent le prix du meilleur jeune économiste de France.

Excellent rappel du sociologue Paul Piff, via le plateau du Monoply qui fait concourir deux joueurs en avantageant l'un par tirage au sort au début du jeu : posséder des biens/de la richesse (même à un faible niveau) influe sur nos comportements, nous persuade que nous sommes supérieurs aux autres, le "better-off" (mieux lotis) glisse subtilement vers "better" (meilleurs), oubliant le sens profond du mot par lequel les anciens désignaient la richesse : fortune (de Fortuna)

Pareillement, si les extraits choisis pour illustrer la période historique sont un peu évidents, toute la partie contemporaine et pop culture est dominée par de larges extraits des films expérimentaux Organism (Hilary Harris, 1975) et Koyaanisqatsi (Godfrey Reggio, 1982).

Jean-Luc Lacuve, le 28/06/2020