Un fleuve, le Douro, coule entre les montagnes, sinueux et majestueux. Sur une rive du fleuve, le Val Abraham, propriété paisible et verdoyante où s'est réfugié Carlos Païva après avoir étudié la médecine à Porto et s'être marié à une veuve.
Un jour, Carlos vint à Lamego, près de Val Abraham, pour les fêtes de Notre-Dame-des-Remèdes. Il y vit une fille de 14 ans, dont le père, Paulino Cardeano, aux bonnes manières, mangeait des anguilles dans un restaurant de la place. Ema, la fille, le trouva stupide mais le médecin agriculteur plut au père, qui put parler de ses douleurs. Ema ne vit plus Carlos et ne pensa plus jamais à lui.
Par une froide journée d'automne, le médecin vient rendre visite aux Cardeano dans leur propriété voisine de Romesal. Ema feint de ne pas se souvenir de leur première rencontre. Carlos ressort plein d'amertume. Rentré chez lui, il trouva sa femme mal aimante et mal habillée.
Ema vit heureuse auprès de sa tante Augusta, qu'elle provoque sur la religion, et entourée de servantes spirituelles. Il y a Marina qui n'est pas commode. Branca plus docile qui aime le plaisir sexuel et Alice, décidée à se marier au-dessus de ses moyens. Il y a surtout Ritinha, la lavandière sourde-muette, curieuse et heureuse.
Ema sort de son village, pour la première fois, après sa communion solennelle, pour se présenter aux deux dames Mello, personnes distinguées, critiques et de goût qui passaient l'hiver à Cascais dans leur résidence de Viso. Une même pensée funeste leur vint : cette enfant est déjà une femme redoutable. Elle exprimait la limite de quelque chose. Sa beauté était une exubérance et donc un danger.
Ema attire sur elle le regard des ouvriers agricoles. Sa jeune beauté trouble les hommes. Elle n'a qu'à apparaître sur la terrasse du jardin pour provoquer des accidents sur la route en contrebas. Le maire se plaint. Même si nul n'est dupe, on accuse les fenêtres de la véranda d'éblouir les conducteurs et Ema renonce à ses provocations sur la terrasse. Sa beauté fait oublier la claudication dont elle est affligée depuis l'âge de cinq ans. Nelson, ancien séminariste à la foi insuffisante, a ainsi une liaison avec Branca, mais est amoureux d'Ema.
La tante Augusta meurt. Ema en est profondément affectée comme si une rupture était intervenue dans sa vie. Pourquoi être si belle, si c'est pour être admirée par des caissiers ou des journaliers ? Ema, exaspérée, est à bout. Le docteur Carlos Païva, qui a perdu sa femme, vient présenter ses condoléances. Il constate que Branca a avorté d'un enfant de Nelson.
Malgré la différence d'âge, et alors qu'Ema sait ne pas aimer Carlos, les fiançailles, puis les noces, sont célébrées entre eux. La jeune femme s'installe, avec Ritinha, la servante muette, dans la demeure de son époux, au Val Abraham. Les surs du médecin se plaignent de Ritinha : Carlos la chasse. Ema perd son seul lien avec son enfance et avec Romesal.
Ema apprend bientôt que Nelson, désespéré par son mariage car il l'a toujours aimé, s'est lui-même marié à une femme sensuelle, qui meurt vite, et le laisse, comme un collier de perles, à une amie. Il est loin le temps de ses amours avec Branca où les perruches, qui entendant jouir les amants, gazouillaient de joie. Ema regrette le Romesal, des fenêtres duquel elle voyait le Val Abraham. Son père pleure et boit à l'excès. Pour la distraire, Carlos la conduit un dimanche à la Caverneira où l'on célèbre la messe chez les Semblano, à la tête de la noblesse locale.
Mais tout commença vraiment pour Ema, quand Carlos la mena au bal des Jacas, à l'invitation des Luminares. Ema retrouve toute l'aristocratie de la vallée et fait ses premiers pas dans le monde. Immédiatement, elle s'attire les foudres de la gente féminine mais aussi les faveurs des hommes les plus influents : parmi eux Pedro Luminares, un intellectuel quinquagénaire, le vieux Semblano, aimable provocateur jouisseur, Fernando Osorio, grand voyageur, propriétaire des vignobles du domaine du Vésuve. Rentrée chez elle, Emma trompe avec son mari le désir qu'elle a violemment ressenti pour Fernando.
Pedro Luminares la ramène à la Caverneira et la présente à Maria Loreto, la femme de Semblano, et vraie maîtresse de l'aristocratie locale. Elle provoque Ema sur ses connaissances de l'amour. Ema esquive avec grâce, contrairement à son mari qui lui parait soudain faux et lourd.
Chez les Luminares, Ema revoit Fernando. Et apprend que ce jeune propriétaire est "ruiné" ; ce qui lui permet des fantaisies abusives car, ruiné, pour lui, était d'avoir de l'or jusqu'au genou au lieu de nager dedans. Carlos, lui, doit jouer en bourse pour subvenir aux dépenses de sa femme. Alors que Pedro Luminares devient le confident d'Ema, sa femme, Simona, n'est pas insensible au charme de Carlos. Simona a appris par Ritinha qu'Emma est enceinte. Pedro Luminares pense qu'Ema se suicidera.
Ema a bientôt deux enfants, Lolota et Luisona. Par provocation, Ema va au Vésuve et accepte la cour d'Osorio, riche encore, divorcé, engagé en politique dont les trois fils font des études. Il l'invite à séjourner régulièrement dans sa propriété vinicole du Vésuve où ils se distraient dans de folles courses en bateau à moteur. Ema est avertie que le ponton possède deux planches pourries qui pourraient provoquer une chute mortelle. Osorio devient l'amant d'Ema mais la désire moins qu'il cherche à l'éblouir. Il invite ainsi intellectuels, tel Pedro Dossem, et ténors de l'opéra.
Fortunato et son oncle, Caïres, maître d'hôtel de Fernando, envient leur patron d'avoir une maîtresse d'une telle classe.
Carlos, qui espère que sa femme lui reviendra en vieillissant entretient une relation platonique avec Maria. Celle-ci se dit inapte aux plaisirs sexuels. Elle a préparé une chambre tout confort, au fond du jardin, pour que son mari y invite ses maîtresses. Elle a même pensé aux marches vers le lit car son mari n'est plus tout jeune. Maria reconnaît accepter ainsi sa part d'ignominie, d'indécence et d'intrusion dans le territoire des autres.
Ema revoit régulièrement Pedro Luminares avec qui elle aime parler. Ses enfants grandissent. Elle augmente la pression sur sa vie, provoque le scandale, fait des dettes. Elle recherche désespérément le sens fugace du plaisir au travers de souffrances illusoires. Le feu d'artifice annuel de la fête de Notre-Dame-du-bon-secours lui rappelle que le temps passé.
Ema revient souvent au domaine du Vésuve. Fernando Osorio n'y est pas souvent. Il est retenu par sa femme qu'il méprise et ses enfants qui lui pèsent. Il voyage beaucoup. Ema séduit le jeune Fortunato mais ne se donne pas à lui. Leur relation inquiète Caïres. Fernando l'aime sans passion. Elle se jette alors dans les bras de Fortunato. Le temps passe. Fortunato prend peur et se marie. Ema repousse Caïres qui se sent méprisé. Elle provoque vainement Pedro Luminares. Celui-ci préfère rester fidèle à sa femme.
Carlos sait qu'elle fréquente une amie de mauvais conseil, Tomasia de Fafel, et Pedro Dossem qu'elle rencontra chez Osorio. Lui-même trompe son ennui avec des infirmières. Il craint toujours pour la vie de sa femme. Il exaspère son beau-père en se plaignant d'Ema mais en déclarant qu'un tel visage peut justifier la vie d'un homme. Paulino Cardeano ne veut rien entendre des extravagances supposées de Lolota qui, a quatorze ans, commence à s'intéresser aux choses du sexe. Elle s'est déclarée enceinte.
Semblano meurt et chacun se surprend à le regretter, à commencer par sa femme, Maria de Loreto, qui craint qu'Ema ne s'intéresse à son jeune fils, Narciso, violoniste timide et sensible. Ema fait semblant de ne pas remarquer que Maria et Carlos intriguent pour marier sa fille, Lolote, avec Narciso et séduit celui-ci. Narciso l'emmène dans la chambre du fond du jardin.
Un jour, alors que Ritinha lave le linge, Pedro Dossem rend visite à Ema. Carlos rentré un peu plus tard est exaspéré par la conversation de l'intellectuel auquel il reproche son enthousiaste pessimisme, ses mots compliqués pour exprimer des vérités simples, sa posture de bourgeois révolté. Alors que Dossem et Carlos s'en vont, c'est Caïres qui rend visite à Ema. Il est devenu élégant et riche propriétaire à Pinhao après avoir fait fortune en Angleterre. Sachant que Carlos a fait de grosses pertes en bourse, il offre sa fortune en contrepartie de l'amour d'Ema. Celle-ci est humiliée par le désir grossier de Caïres et le repousse définitivement.
Ema fait ses adieux au Val Abraham et à la fidèle Ritinha. Elle retourne au Vésuve. Par une matinée d'hiver pluvieuse, elle comprend que la vallée du Douro, ses ceps de vigne en terrasse ne mourront jamais car ils ont trouvé leur place sur terre, ce qui n'est pas son cas. Le troisième jour, alors que le soleil revient, elle se pare comme pour aller au bal. Elle salue le portrait de "madame", l'aïeule du lieu qui en assura la pérennité économique, avec un bouquet de fleurs et s'en va vers l'orangerie qui lui rappelle le temps de sa virginité, puis vers le ponton comme pour un dernier tour en bateau. Fatalement, les planches du ponton qu'elle sait branlantes, cèdent sous son poids avant qu'elle ait pu atteindre le bateau.
Carlos est retrouvé mort peu après sur un banc du parc de la Caverneira alors qu'il bourrait sa pipe. Par hygiène, celle-ci étant moins mauvaise pour la santé, il l'avait toujours préféré aux cigarettes.
L'idée d'adapter Madame Bovary est venue à Oliveira en visitant la maison de Flaubert à Croisset sur la Seine non loin de Rouen. Il y trouva une ressemblance entre le pavillon, où l'écrivain écrit presque toute son uvre, et le Val du Vésuve sur le Douro. Il propose alors à son producteur Paulo Branco de réaliser une adaptation classique du roman en France. Paulo Branco lui fit remarquer que le budget d'un film en costume serait très élevé. De plus deux adaptations l'une française (le Chabrol), l'autre américaine sont en projet. Oliveira est stimulé par l'idée de se confronter à deux autres adaptations mais renonce lorsque le producteur lui annonce que le budget sera cinq fois plus élevé que ce qu'il pensait. Oliveira opte alors pour un projet plus économique et plus original. Réaliser une adaptation contemporaine dans une province portugaise. Il charge son amie, la romancière Augustina Bessa-Luis, d'écrire un livre sur une madame Bovary portugaise contemporaine. Le roman se révèle très littéraire et d'une construction complexe avec de multiples bouleversements de la chronologie, de nombreux sauts et retours dans le passé et le futur. Oliveira réécrit l'histoire proposée par la romancière mais garde les passages littéraires qui seront énoncés par une voix off.
Val Abraham se présente ainsi comme une uvre monumentale de plus de trois heures dans laquelle on trouve trace de la structure du roman de Flaubert, de quelques points de détails et d'un même attachement à la vérité des personnages. Oliveira tient aussi compte du fait que les personnages connaissent le roman de Flaubert et des changements de contexte social et moral. Lors de sa parution en feuilleton, le texte de Flaubert fut attaqué pour outrage à la morale publique et religieuse et outrage aux bonnes murs. Oliveira s'attache ainsi à expliquer pourquoi il ne peut être question de provoquer aujourd'hui sur l'atteinte aux bonnes mœurs mais fait en sorte que son film soit bien un délicieux outrage à la morale publique et religieuse. Le film est ainsi un vertigineux trajet plein de grâce et de délicatesse au-dessus de l'abîme du sexe qui finira par avoir raison d'Ema.
Les traces du roman de Flaubert
La structure du roman de Flaubert pourrait se résumer ainsi. Emma Rouault est une paysanne embourgeoisée qui se marie avec Charles Bovary un médecin marié à une veuve despotique qui le laisse bientôt veuf. Emma, a un enfant, un amant avec qui elle veut vivre mais qui se dérobe. Plus tard, elle prend un autre amant qui l'aima autrefois. Elle contracte des dettes, se suicide en s'empoisonnant pour éviter le déshonneur. Charles meurt de chagrin. Excepté le suicide d'Emma et la mort de Charles, madame Bovary ne comporte que cinq passages tragiques, les lendemains sans suite du bal des Vaubyessard, la dérobade de Rodolphe, l'opération malheureuse du pied-bot les traites exigés par Lheureux, et la visite à Guillaumin qui sauverait Emma de la ruine si elle se donnait à lui, le refus de Rodolphe de payer les dettes d'Emma.
Val Abraham respecte assez fidèlement cette trame tout en adoucissant les traits les plus satiriques des personnages de Flaubert. Le vicomte et Rodolphe sont concentrés en Osorio qui finit certes par se lasser d'Ema mais sans se dérober à une vie à deux avec elle, même s'il reste marié. Il ne lui refusa jamais d'argent, lui laissant au contraire toujours ouverte sa propriété du Vésuve. Pedro Luminares est une sorte de Homais, discoureur et épris de poésie (Il lit Le poète assassiné d'Apollinaire). Fortunato, tel Léon, désire Ema sans espoir avant qu'elle ne se donne à lui après que Osorio se soit lassé d'elle. Comme Léon, Fortunato finira par réduire ses ambitions ; ici petit mariage contre emploi de premier clerc à Rouen. Caïres est une transposition moins infâme du marchand Lheureux même si son désir est aussi grossier.
Notre connaissance du roman permet à Oliveira de traiter la mort d'Emma de manière quasi elliptique. Il se contente d'un plan serré des jambes d'Emma sur un ponton au bord du Douro, suivi d'un plan rapide de son corps sortant du cadre. Comme il nous a été communiqué à deux reprises (voix off puis dialogue) qu'Emma a été informée de la présence de "deux planches pourries" sur ce ponton, ce plan suffit à nous dire qu'elle a décidé de mourir.
Quelques changements mineurs sont introduits. Ema a deux filles, Lolotte et Luisinia alors qu'Ema n'en avait qu'une seule, Berthe. Ema a aussi un troisième amant, Narciso. L'épisode du pied bot est éliminé. Ces changements vont, pour le dernier dans le sens d'une plus grande attention au personnage d'Ema alors que les premiers, subrepticement, mettent en avant la permanence de son désir sexuel.
On peut aussi relever d'autres points de détail concordants : l'assoupissement de Carlos lors du bal, ses propos trop lourds lors de la réception chez les Semblano qui rappellent ses paroles décevantes pour Emma lors de son mariage. Les courses en bateau à moteur sur le Douro avec Osorio remplacent les balades à cheval avec Rodolphe. Mais la correspondance peut être la plus forte avec Flaubert est l'enracinement de l'histoire à partir de personnages ayant vraiment existé, ce qui donne au film une grande épaisseur humaine. Pour le couple Bovary, Flaubert s'était inspiré de Delphine Couturier et d'Eugene Delamare, officier de santé. Rodolphe Boulanger et le pharmacien Homais étaient aussi basés sur des personnages réels. Ici, Ema et Carlos ont pour origine le baron et la baronne de Forester. Ritinha, la sourde-muette a aussi existé. Augustina Bessa-Luis s'est inspirée d'une sourde-muette dont les enfants sont nés muets ce qui entraîna le suicide du mari. La romancière a préféré travailler sur le pressentiment du drame.
Ema a lu et relu Madame Bovary
Si la trame du roman est proche de celle de Flaubert, Oliveira ne cherche pas à rendre à l'écrivain ce qui lui est dû en signalant l'emprunt de manière extérieure dans le générique. Lors de celui-ci, le nom de Flaubert n'est pas mentionné. Il y est dit que Val Abraham est une adaptation du roman d'Augustina Bessa-Luis et l'argument et les dialogues sont d'Oliveira. Assumant la réécriture contemporaine de l'uvre, Oliveira fait apparaître l'hommage dans le fait qu'Ema lit le livre à quatorze ans. La couverture du livre puis son titre en première page apparaissent alors dans deux plans successifs. Ema dira ensuite avoir relu le roman quand elle reprochera à Pedro Luminares d'être à l'origine de son surnom, la Bovaryette. Les deux fois, Oliveira prend grand soin de montrer que, contrairement à Emma Bovary, Ema Païva est, non pas une mauvaise lectrice qui prend pour argent comptant ce que l'on raconte dans les livres, mais une bonne lectrice qui y apprend la complexité de l'âme humaine.
Comme chez Flaubert, il est reproché à Ema lorsqu'elle a quatorze ans de lire trop de romans. C'est sa tante Augusta qui, en réponse à l'une de ses provocations anticléricales, lui dit: "Tu devrais croire davantage en Dieu et prier au lieu de lire ces romans d'amour. Les femmes n'ont pas à lire des livres". Et lorsque Ema lui demande pourquoi, elle fait cette étrange réponse "Ça ne les concerne pas vraiment. Parce qu'elles sont très puissantes même sans lire Amadis de Gaule et Roland furieux qu'aimaient d'ailleurs des dames sans culture." Cette réponse marque à la fois la clairvoyance d'Augusta qui bien que bigote connait la puissance féminine et son aveuglement car elle croit que sa nièce lit des romans à l'eau de rose alors qu'elle lit justement son antidote, Madame Bovary.
Ema ne s'est pas reconnue dans la mauvaise lectrice qu'est Emma "qui cherchait à savoir ce que l'on entendait au juste dans la vie par les mots félicité, de passion et d'ivresse qui lui avaient paru si beau dans les livres" "On m'appelle la Bovaryette, mais je ne suis pas madame Bovary encore moins Flaubert. Il n'y a que le même prénom, Emma" dira-t-elle, excédée, à Pedro Luminares.
Il l'appelle la Bovaryette car, comme madame Bovary, elle n'a pas appris le métier de femme ; c'est à dire dissimuler. Ema ne se reconnait que le prénom commun avec l'héroïne de Flaubert. Elle a bien lu le roman. Elle sait ce que c'est que de faire son métier de femme ou d'homme. Quand Emma Bovary eut besoin d'argent, Rodolphe a fait son métier d'homme. Il a dit qu'il n'avait pas d'argent. Il l'a dit avec ce calme parfait qui masque les colères résignées. Les hommes sont des avares, c'est le seul rôle qu'ils ne jouent pas.
Un film parlé : le rôle de la voix off
Dans une adaptation de roman, la voix off retranscrit d'habitude fidèlement le texte de l'écrivain. Ce ne sera jamais le cas dans Val Abraham. Le texte même de Flaubert étant absent du film, il est ainsi tout à fait naturel qu'Oliveira ne cite pas l'écrivain français au générique.
Oliveira va donner un autre rôle à la voix off, celui de relier les aventures somme toutes assez prosaïque d'Ema avec leur dimension mythologique, à la fois biblique et païenne. Après le générique, le premier plan du film est ainsi l'occasion de situer le val Abraham dont le nom se rattache simplement à celui de son fondateur :
"Au XVIII siècle la rivière Païva servait de limite sud au district de Lamego. Là vivait un physicien, guérisseur de phlegmons appelé Abraham de Païva. Surpris dans de sales draps avec une femme de Moïmenta qui avorta dans des conditions désastreuses, il descendit vers Balsemao et s'en fut échouer dans un coin isolé comme il convenait à son étoile ternie. C'est le Val Abraham, avec ses domaines et ses ombrages, souvenirs d'une route mauresque qui, depuis Grenade, apportait les marchandises de l'Orient, l'actuel descendant des Païva s'appelle Carlos.
Mais Augusta Bessa-Luis rattache son histoire au texte biblique
"Terre de l'homme appelé en vain par Dieu à la conscience de son orgueil, de sa honte, de sa colère, se passaient des choses appartenant au monde des rêves, le monde le plus hypocrite qui soit. Le patriarche Abraham avait des murs archaïques. Il utilisait la beauté de sa femme, Sarah, pour résoudre ses difficultés. Il la faisait passer pour sa sur, ce qui laissait la voie libre au désir des autres hommes"
D'autres moments vont dans le même sens :
"Emma avait la capacité d'illuminer le désir et de le faire courir comme un feu follet sur les cadavres de la virilité mythique ; ou "Elle s'habillait comme allant vaincre Holopherne dans son campement. En réalité ce n'était qu'un érotisme régi par l'utopie du pouvoir et de l'importance sociale" ; ou "Mouvements ignobles, pareils à l'antique cohorte de femmes prophètes, vouées à une ascèse interdite par les hommes, pour attribuer à l'amour la médiocrité vécue par Eros. Elle utilise l'arme des prophètes : effrayer pour être remarquée"
Le lyrisme du texte "Il avait plu mais il y avait un clair de lune. L'éclat des feuilles et des étoiles entre les branches, donnait à cette nuit un ton de compassion sublime" est soutenu par la musique, les cinq "Clair de Lune" de Ludwig van Beethoven (générique), de Gabriel Fauré (après la mort de la tante) de Claude Debussy (entendu dans l'intégralité de ses cinq minutes après le bal lorsqu'Ema désire Osorio), de Robert Schumann (chez les Luminares), de Frédéric Chopin. Puis Tenderly chanté par le ténor et Après un rêve de Claude Debussy.
Un film scandaleux pour les années 90 du Portugal
Pour Oliveira, la société ne condamnerait pas aujourd'hui Ema pour ses infidélités "Des enfantillages, dit-il, aujourd'hui bien admis que l'on commet au grand jour". Comment donc construire aujourd'hui un outrage à la morale publique et religieuse ? Probablement par la douceur et l'esthétisme constant du film qui, l'air de rien, oppose la sexualité féminine à la religion.
C'est Augusta qui, la première, perçoit dans le "rire vibrant" de sa nièce se moquant de sa bigoterie , "le chant de la femelle répondant à l'appel lointain du rossignol". Les jolies servantes de la maison aiment aussi parler de désir et de sexe, de passions diverses et douloureuses. Les dames Melo ont également la "même pensée funeste" à sa vue : "cette enfant est déjà une femme redoutable. Elle exprimait la limite de quelque chose. Sa beauté était une exubérance et donc un danger. "
Ema n'éprouve aucune soumission envers l'oratoire qui plait tant à sa tante, à son père et à son mari. Elle oppose un savoir plus sensuel, le souvenir du lait maternel versé dans l'oreille avant ses six ans, à la bigoterie de sa tante qu'elle interpelle sans ménagement : "vous priez tous les jours ? Augusta vous priez tant qu'un fauteuil doit vous attendre au paradis". Face à l'oratoire, à quatorze ans elle manipule une rose avec ses doigts de façon ostensiblement sexuelle.
Plus tard, ayant découvert le désir des journaliers regardant sous ses jupes, elle s'exposera sur la terrasse du jardin où les automobilistes sur la route en contrebas seront victimes d'accident pour avoir levé les yeux trop longtemps vers elle. Mariée et insistant pour que son mari ne fasse pas chambre à part malgré les appels de nuit de ses patients, elle trompera encore un temps, le désir qu'elle a d'Osorio avec son mari. Elle sera déçue, non comme Emma par la lâcheté et l'avarice de Rodolphe mais par le peu d'empressement comme amant d'Osorio et lui reprochera de ne chercher qu'à l'éblouir ! Enfin, plus scandaleux encore, elle ira chercher après le jeune Fortunato, le plus jeune encore Narcisso, que la mère du jeune homme et Carlos destinaient à leur fille Lolotte.
Une tragique solitude
Dossem l'avait noté : "Aujourd'hui, on ne cherche plus à être heureux, à supporter une angoisse, à se mesurer à un destin. On vit pour entrer dans une statistique".
Dans ce monde bien réglé, Ema boite. Plusieurs explications sont données au cours du film. La claudication excite les hommes qui peuvent y voir, comme chez Madame de La Vallière, la beauté que contemple la corruption. Satan est boiteux, la beauté a besoin d'une mise en garde pour le salut des âmes. Peut-être est-ce aussi le signe de son inadaptation au monde.
Au fil du temps, Ema se sent en effet de plus en plus exclue du monde. "Elle n'éprouvait de l'amour qu'en imagination ; exigeait de tous les hommes qu'elle soit un objet de désir, un paiement au désir de l'homme" (...) "Je ne suis rien. Je suis un désir qui balance" dira-t-elle regrettant de n'avoir pu rencontrer l'âme sœur.
Le jour de son suicide, elle regarde le miroir et le portrait de sa mère qui lui souffle ces mots "Tu es belle disait la princesse mais tu n'es pas arrivée à temps... Serais-tu capable de cette assurance, de cet abandon absolu à l'autre. Serais-tu capable de t'ignorer dans ta solitude car c'est cela servir ? Non tu n'en es pas capable".
N'ayant pu trouver l'âme sœur, n'ayant pu se fondre dans l'éternelle et biblique beauté de la vallée du Douro, Ema n'a plus qu'à disparaître.
Jean-Luc Lacuve le 15/02/2011.
Bibliographie :
Editeur : Arte Editions. 2002. |
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Supplément : Entretien avec Manoel de Oliveira (0h22)
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