Valérie Müller suit des détenues de la prison des Baumettes, à Marseille, durant les quatre mois de répétitions données par son mari Angelin Preljocaj. Après avoir donné durant plusieurs années des représentations dans la prison avec sa troupe, le célèbre chorégraphe a en effet décidé de mettre en place un atelier avec des détenues volontaires.
Sylvia, Litale, Annie et Malika et les deux Sophia ont entre 22 et 62 ans et n'ont jamais dansé. Elles sont incarcérées à Marseille dans le quartier des longues peines. Leur quotidien, vécu pour la plupart du temps dans leur cellule de 9 m², est rythmé par de rares sorties dans la cour et des visites des familles. Pendant quatre mois, deux fois par semaine pendant 3 heures, elles participent à l'atelier d'Angelin Preljocaj.
Juste avant la 17e répétition, une altercation entre l'une des deux Sophia et une gardienne conduit à son exclusion des ateliers. L'autre Sophia en est profondément affectée et exécute sans entrain les directives du chorégraphe. Celui-ci s'en émeut, refuse de l'exclure du groupe mais lui demande de faire un vrai choix. Sophia s'accroche et le groupe des cinq danseuses prend corps.
Trois mois plus tard, la commission des permissions de sorties que président Jean-Marc Ernst, le directeur de la prison et la vice-procureur de la république, autorise les cinq prisonnières à une série de six déplacements à Aix-en-Provence et Montpellier
Le 21 juin, c'est la première au Pavillon noir d'Aix-en Provence devant 400 personnes. C'est un triomphe et Sophia parvient aussi à dire son texte "Apportez-moi du vin -Que je tache ma robe ! - Car je chancelle d’amour -Et l’on m’appelle sage… » (Hafez, poète Persan cité dans les Nourritures terrestres d'André Gide) en le vivant et non en s'en débarrassant. C'est un triomphe et les danseuses en sont émues au larmes.
Le spectacle est rejoué le 22 puis, du 23 au 26, au Festival International de la danse de Montpellier. La danse mais aussi les voyages en bus et les marches dans les rues donnent le sentiment de liberté retrouvée. C'est ensuite le difficile retour aux Baumettes. Preljocaj a promis de revenir mais, déjà, la fierté de ce qui a été accompli permet d'envisager la sortie sur des bases plus solides. D'ailleurs toutes cinq sortent de prison en 2019 ou espèrent un réaménagement de peine en 2020
Prejolcaj est parfaitement conscient du projet fou et audacieux que constitue le fait d'entraîner et faire danser les détenues qui se produiront sur des grandes scènes prestigieuses comme celle du Pavillon noir à Aix et au Festival International de la danse de Montpellier. Non seulement, il doit être à la hauteur de ce que les danseuses lui donnent, à leur forte attente, mais il doit échapper à l'ironie qu'il pourrait y avoir chez les spectateurs devant un spectacle amateur.
Il doit parvenir à générer la grâce et l'émotion. Cette réussite, il l'attribue à la vibration qui s'est produite entre un chorégraphe célèbre et des prisonnières qui, privées de liberté, se considèrent comme une sous-classe de la société. Du plus dur (les conditions difficiles des prisonnières) au plus doux (un artiste reconnu), il s'est créé un lien. Un autre regard sur la prison, sur l'enfermement des corps et sur le processus de création.
Jean-Luc Lacuve, le 28 mars 2020