Le retour des hirondelles

Li Ruijun
2022

(Yin Ru Chen Yan). Avec : Wu Renlin (Ma Youtie), Hai-Qing (Cao Guiying), Guangrui Yang (Le fils de Zhang Yongfu). 2h13.

Février 2011. Dans la vaste campagne chinoise, dans un petit village de la province du Gansu, au nord-ouest de la Chine, entre le Tibet et la Mongolie intérieure, traversée par le fleuve Jaune non loin du désert de Gobi, Ma cultive du blé et du maïs avec son âne et sa charrue. Taciturne, il mène une vie dure et traditionnelle, en lien avec la terre et les animaux, qu’il respecte.

Il est le dernier homme de sa fratrie à ne pas être marié. À son âge et selon les traditions, ça ne se peut pas. Ses frères et sœurs décident donc de lui faire épouser Guiying, une femme qui souffre d’incontinences, de séquelles physiques et de traumatismes, et que la communauté considère comme retardée. Ce mariage arrange bien sa famille à elle aussi.

À la suite de leur union, Ma et Guiying se retrouvent ensemble comme des étrangers, tous deux habitués à l’isolement et aux humiliations. Le couple se lance alors dans la fondation de son propre foyer. En s’ouvrant peu à peu, Ma et Guiying apprennent à se rapprocher, à s’exprimer, à prendre soin l’un de l’autre et à se sourire – ceci tout en poursuivant leur labeur sans fin dans les champs, afin de gagner de quoi vivre ou survivre et tenter de fonder leur propre foyer.

Ma est sollicité pour donner son sang, très rare,"un sang de penda", à Zhang Yongfu, le propriétaire de la coopérative. Si celui-ci meurt, il ne sera pas en mesure de payer les paysans pour leur récolte affirme son fils. Ma le donne gratuitement, c'est le début de son exploitation...

CONTEXTE DE LA CHINE D’AUJOURD’HUI d’après Nathalie Bao-Götsch, Magazin trigon-film n°95 :

Pour le parti communiste chinois, l’année 2021 a marqué une étape importante. Lors de la fondation du parti à Shanghai cent ans auparavant, la première pierre de la Chine moderne avait été posée. Lors du dernier congrès du parti, Xi Jinping, son président et secrétaire général, a annoncé fièrement que la Chine avait remporté une «victoire totale» dans sa lutte contre la pauvreté. Sortir le peuple chinois de la pauvreté absolue était l’un de ses objectifs déclarés lorsqu’il était arrivé au pouvoir en 2012. Pour ce faire, un vaste programme de lutte contre la pauvreté a été lancé dès 2013, grâce auquel 99 millions de Chinois ont pu dépasser le seuil de pauvreté fixé à au moins 2,30 dollars de revenu par jour. Ce grand objectif a donc été atteint juste à temps pour le centenaire du parti.

En considérant l’évolution de la Chine depuis les années 1980, lorsque la politique de «réforme et d’ouverture» de Deng Xiaoping a commencé à produire ses effets, l’on peut malgré tout constater un certain nombre d’acquis: le pays s’est ouvert et les conditions de vie de centaines de millions de personnes se sont nettement améliorées au cours des trois dernières décennies. Si ces évolutions sont bien visibles dans les centres urbains, l’attention se porte rarement sur les changements survenus dans les campagnes chinoises, où en 2020 vivait encore 40% de la population, soit environ 560 millions de personnes.

Le réalisateur Li Ruijun a lui-même grandi à la campagne et son «Retour de hirondelles» offre un rare aperçu de la Chine rurale. Dans ses interviews, le cinéaste a exprimé à plusieurs reprises à quel point il était important pour lui de pouvoir diffuser ses films en Chine, même s’il sait qu’il doit pour cela se plier à la censure. Dans ce contexte, son film revêt une importance particulière, même si son contexte n’est pas forcément aisé à saisir – et ce en raison des nombreuses omissions ou allusions voilées qu’il comporte afin de passer l’épreuve des commissions de censure.

Ma Youtie et Cao Guiying vivent dans un petit village de la province du Gansu, au nordouest de la Chine, là où le réalisateur a lui-même grandi. Cette région se situe entre le Tibet et la Mongolie intérieure, en partie aussi dans le désert de Gobi, et est traversée par le fleuve Jaune. L’exploitation minière et l’industrie font partie des principaux secteurs économiques de la région, bien qu’une grande partie de la population continue de travailler dans l’agriculture. Celle-ci est toutefois confrontée à de graves problèmes, comme non seulement la sécheresse, l’érosion des sols et la désertification, mais aussi la pollution et l’exode rural.

La province du Gansu, qui compte environ 27 millions d’habitants, est considérée comme l’une des régions les plus pauvres de Chine et est soutenue par le gouvernement par le biais de différents projets de développement.

Le système «hukou»

Pour comprendre certaines particularités de la Chine rurale, il est utile de revenir aux débuts de la République populaire. C’est à cette époque qu’a été établi le «hukou», un système d’enregistrement des ménages et de la population, introduit en 1958 afin d’éviter l’exode rural des paysans vers les villes et de contrôler la mobilité. Ce système a établi une stricte séparation entre les populations rurales et urbaines. Il a permis au gouvernement de favoriser l’industrie lourde installée dans les villes. Un «hukou» urbain garantissait l’accès aux prestations sociales de l’État, telles que l’aide alimentaire, l’habillement, le travail, le logement, l’éducation, les assurances et les soins médicaux. En revanche, les paysans avec leur «hukou» rural se voyaient plus ou moins refuser tout cela, ainsi que le déménagement en ville. Le système du «hukou» a perduré jusqu’à aujourd’hui, bien que son contrôle ait été assoupli au début des années 1980, pour permettre la migration d’une main-d’œuvre bon marché vers les villes. Mais les migrants ruraux n’ont en général toujours pas accès, ou seulement de manière limitée, aux prestations de soutien qu’offre le «hukou» urbain.

Les millions d’ouvriers migrants travaillant dans les conditions les plus dures en ville ne peuvent pas y bénéficier de leur «hukou». Leurs enfants sont donc privés d’éducation ou de soins médicaux. La plupart du temps, ils n’ont d’autre choix que de les laisser grandir sous la garde de leurs grands-parents ou d’autres membres de leur famille restés à la campagne et d’aller leur rendre visite une fois par an pour le Nouvel An chinois.

Dans son film, Li Ruijun montre ce que les applications de ce genre de contrôles et de lois peuvent entraîner en réalité: ces systèmes créent une dépendance des paysans vis-à-vis des coopératives. Si leurs représentants (qui peuvent certes s’offrir de belles BMW) ne sont pas en mesure de les rétribuer, les paysans de toute une communauté villageoise sont menacés de famine. En calculant grossièrement les différents revenus et dépenses de Ma Youtie dans le film, il devient évident que ce qu’ils peuvent gagner en un an sur leur petit lopin de terre suffit à peine à leur survie et se situe probablement en dessous du seuil de pauvreté. Il est donc tout-à-fait compréhensible que le cinéaste ait situé l’action de son film avant l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, afin de passer la rampe aux yeux des censeurs.

Le parti est tout à fait conscient de ces problèmes et a prévu des formes d’urbanisation plus durables dans ses plans de développement. Il tente également de s’attaquer aux nombreux défis complexes de la Chine rurale par le biais d’autres programmes globaux et de moyens financiers massifs. De nombreuses régions ne se prêtent pas ou seulement de manière limitée à l’agriculture telle qu’elle est pratiquée actuellement et ne sont pas en mesure d’offrir aux agriculteurs des moyens de subsistance suffisants. Souvent, ils n’ont pas d’autre choix que de suivre les incitations de l’État, de quitter leurs terres et d’aller chercher un moyen de gagner de de l’argent en zone urbaine.

Les acteurs étatiques ont là encore découvert un marché, car les paysans ne peuvent vendre leurs terres d’habitation ou leurs droits d’exploitation qu’à l’État. Celui-ci leur verse une compensation, qui est toutefois bien inférieure à ce qui pourrait être obtenu par une revente. Par conséquent, ces «ventes de terres» sont devenues des sources de revenus importantes pour les gouvernements locaux et ont contribué à la bulle immobilière de ces dernières années, en particulier dans les zones rurales limitrophes des villes. (…)

Des homme en trop

À travers «Le Retour des hirondelles», Li Ruijin illustre également les effets de la politique de l’enfant unique dans la société chinoise. Afin de freiner la croissance démographique, cette politique a été mise en œuvre à partir de 1980 par le biais d’un contrôle strict des naissances. Comme, selon la tradition confucéenne, seuls les fils peuvent perpétuer la lignée familiale, de nombreux couples mariés ont tout mis en œuvre pour pouvoir mettre au monde un fils unique.

Bien que cela soit strictement interdit, des millions de femmes ont avortés de leur fille à naître. Au fil des ans, cela a entraîné un déséquilibre croissant de la proportion des sexes à la naissance, ce qui a abouti à un «excédent» de plus de trente millions d’hommes en âge de se marier en 2020.

Même dans la Chine moderne, le mariage reste la communauté de vie prédominante pour plus de 90% des hommes et des femmes. Ceux qui ne sont pas encore mariés à l’âge de trente ans ont nettement moins de chances de trouver un bon parti et ne répondent plus aux attentes de la société. La pression sociale pour se marier et avoir une descendance est donc toujours très forte, autant pour les femmes que pour les hommes. Traditionnellement, la famille du mari paie une dot qui, dans la Chine actuelle, est souvent plusieurs fois supérieure à un revenu annuel et doit généralement comprendre au moins un appartement et une voiture à soi. Ces aspects illustrent les difficultés que rencontrent les hommes en général et les hommes ruraux en particulier pour se marier, ainsi que la pression financière qui pèse sur eux et sur leurs familles.

Dans de nombreuses régions pauvres de Chine, il existe des villages entiers d’hommes célibataires contre leur gré et sans enfants, qui ne disposent dès lors d’aucune protection sociale en cas de maladie ou de vieillesse. De leur côté, de nombreuses jeunes femmes urbaines bien formées ne veulent plus se marier à tout prix, élaborent des projets de vie sans enfants et s’opposent au sexisme, remettant ainsi en question les modèles traditionnels du rôle de la femme dans la famille et la société.

La politique de l’enfant unique a finalement été abolie et les couples sont désormais autorisés à avoir jusqu’à trois enfants. Pour de nombreux Chinois et Chinoises, cette décision est arrivée bien tard, car depuis longtemps la question n’est plus de savoir combien d’enfants un couple veut mettre au monde, mais s’il a les moyens financiers d’élever un seul enfant, compte tenu des prix énormes des logements et des coûts d’éducation.

Ce sont des sujets qui font l’objet de discussions intenses sur les médias sociaux, malgré la censure. En cette année 2021 si importante pour le parti, la vidéo d’un couple un peu particulier a suscité la controverse. On y voit une femme d’une vingtaine d’années, handicapée physiquement et mentalement, en larmes, assise au bord d’un lit à côté de son mari fraîchement marié, de plus de trente ans son aîné. Une partie des commentaires ont estimé qu’il s’agissait d’une chance pour la jeune femme d’être prise en charge et de soulager ainsi sa famille. D’autres ont salué le fait que l’homme, qui n’avait plus aucune chance sur le marché du mariage, soit ainsi parvenus à trouver une épouse. Enfin, certains ont été horrifiés par le fait qu’un tel arrangement ne prenne pas en compte le libre arbitre de la jeune femme et son intégrité physique, ce qui est en fait contraire aux lois chinoises.

Le fait est que, dans les campagnes, les familles organisent souvent de tels mariages arrangés afin de pouvoir s’occuper de leurs membres non mariés et/ou handicapés, et que les autorités tolèrent cette pratique. (…) On ne peut qu’imaginer l’ampleur du défi que représentait le fait de rendre l’histoire du «Retour des hirondelles» acceptable pour les censeurs...

Après un beau succès en salles, ce film a disparu de tous les écrans chinois, cinémas et plateformes mêlés, le 26 septembre dernier. Motif non officiel : une vision trop réaliste, autrement dit sincère, de la vie actuelle dans les campagnes en République populaire de Chine, alors que le parti communiste de Xi Jinping se vante d’avoir éradiqué la pauvreté rurale

Liens utiles : Interview avec le réalisateur Li Ruijun, Berlin, Février 2022 et Mars 2022