Capharnaüm

2018

Cannes 2018 Avec : Zain Al Rafeea (Zain), Yordanos Shiferaw (Rahil), Boluwatife Treasure Bankole (Yonas), Kawsar Al Haddad (Souad, la mère), Fadi Yousef (Selim, le père), Haita 'Cedra' Izzam (Sahar), Alaa Chouchnieh Alaa Chouchnieh (Aspro) Nadine Labaki (l'avocate de Zain), Elias Khoury (Le juge), Nour El Husseini (Assaad) . 2h03

À l'intérieur d'un tribunal de Beyrouth, Zain, un garçon dont le médecin estime qu'il a douze ans à la vue de sa dentition, est présenté devant le juge. On lui enlève les menottes car il a déjà été condamné à une peine de prison. Mais cette fois, c'est lui qui demande justice. À la question : " Pourquoi attaquez-vous vos parents en justice ? ", Zain lui répond : " Pour m'avoir donné la vie ! ". Son parcours est alors retracé au travers de plusieurs flashes-back

Zain vit dans un appartement miséreux, dont le loyer est payé par le travail qu'il offre au propriétaire, Assaad, le boutiquier du quartier. Le garçon livre bouteilles de gaz et pauvres commandes de ses voisins. Il essaie aussi de soutirer quelques pièces aux automobilistes en vendant "du jus" de quelques fruits. Il aide aussi sa mère à trafiquer des médicaments stupéfiants en les dissolvant dans de l'eau dans laquelle des habits sont trempés. Lors de la visite aux prisonniers, nombreux dans la famille, la drogue échappe ainsi au contrôle des gardiens et est récupérée en trempant de nouveau ces vêtements puis en les essorant.

Zain dort toutes les nuits avec les autres enfants dans la même pièce que ses parents, mal séparés de leurs brefs ébats sexuels par un simple rideau. Zain est très proche de Sahar, sa sœur d’un an plus jeune que lui. Le matin où il comprend qu'elle a ses règles, il panique à l'idée que ses parents vont la marier au lubrique Assaad. Il tente de camoufler les saignements de sa sœur par des moyens de fortune. Il prépare sa fuite avec Sahar vers sa grand-mère, en dérobant argent chez lui et nourriture chez Assaad. Mais ses parents ont compris son manège. Ils emmènent de force Sahar chez Assaad. Du coup, désespéré, Zain s'enfuit seul, en bus.

Dans le bus, Zain rencontre 'Cafard-man", un vieil homme qui, déguisé en avatar de Superman, travaille en essayant de convaincre les passants d'entrer dans un parc d'attraction. Sur une impulsion, Zain le suit. Il rencontre Rahil, immigrée éthiopienne qui est employée illégalement comme femme de ménage. Elle a dû quitter son emploi de bonne après être tombée enceinte des œuvres d’un autre employé de maison. Rahil élève Yonas, son bébé, en tentant de soustraire celui-ci au regard des autorités, qui trouveraient dans son existence une raison supplémentaire d’expulser la jeune femme. Mais elle doit aussi renouveler son titre de séjour, ce qui est impossible sans employeur officiel....

Rahil laisse Yonas à la garde de Zain qui fait tout pour le bébé mais à bout de force, il est contraint de le laisser à la garde d’Aspro qui lui promet un passeport pour la Suède s'il ramène des papiers. Zain revient donc chez lui mais comprend que ses parents ne l’ont jamais déclaré à l’état-civil. Plus grave encore, Sahar est morte dune fausse couche. En colère, il va poignarder Assaad. C’est pour cela qu'il est incarcéré. Mais il voit une émission, sorte d’Appel à témoins, et porte plainte contre ses parents. Il aura finalement gain de cause et on lui donnera un passeport alors que Yonas est miraculeusement délivré d’Aspro qui l’envoyait en Suède pour y être vendu à une famille d’accueil.

L'aspect documentaire d'un Beyrouth populaire aurait pu constituer la force émotionnelle du film. Mais, à part quelques plans dérobés sur des balcons en plongée, tout sent ici l'artifice. Zain est d'abord montré en compagnie de jeunes garçons jouant à la guerre et partageant leur cigarettes. Mais, ensuite, il devient l'instrument téléguidé de la réalisatrice pour une grandiloquente leçon de morale par ailleurs assez douteuse (tout de même, les pauvres devraient y réfléchir à deux fois avant de faire des gosses).

Zain abandonne les jeux de son âge pour protéger sa sœur de la lubricité d'Assaad dont sont complices des parents qui cherchent davantage à exploiter leurs enfants qu'à les aimer. Il prend alors une expression butée qu'il ne quittera plus durant tout le film. Garçon courage, il dérobe savamment de la nourriture, grimace sous l'effort des bonbonnes de gaz transportées, fait la morale à ses parents, protège ses frères et sœurs, puis le jeune Yonas, le bébé, lui d'une expressivité étonnante, sans jamais faillir. C'est pour qu'ils ne meurent pas de faim et après avoir été mis à la porte de son misérable logement que Zain est contraint de faire confiance à Aspro dont, instinctivement, il se méfie.

Même absence de nuances chez les parents. La mère défend toutefois son fils pour qu'il aille à l’école, mais le matin seulement. Elle vient aussi lui rendre visite en prison. Mais aucun plan ne montre une empathie possible avec les parents. Ils sont eux-aussi les instruments d'un discours et ne trouvent à se défendre que dans les séquences du procès. Nadine Labaki y tient le rôle de l'avocate de Zain. Elle ne dit presque rien, reconnaissant qu’elle est d'un autre milieu social et n'a jamais souffert de la misère. On pourrait y voir une preuve d'humilité. Mais Nadine Labaki n'a pas besoin de défendre Zain par son rôle d'avocate; sa mise en scène, totalement de son côté, prône larupture avec les parents lorsque, à la différence de Rahil, ils ne vont pas jusqu'à un absolu sacrifice. Et encore, Rahil préfère rester en prison pour avoir une chance d'obtenir ses papiers ensuite, au risque d’abandonner son enfant à la seule protection d'un gamin.

Les décors sont savamment esthétisés avec un goût prononcé pour promener des gamins sans défense, misérables et à pied, en contre-plongée depuis la route vers les grands immeubles. Décors artificiels (qu'on pourrait penser assumés avec le décor du parc et ses constructions artificielles) pour un discours moral à charge contre la misère, le film trouve sa solution par la grâce de la télévision. Ce n'est plus comme dans Slumdog Millionaire (Danny Boyle, 2008) un jeu qui sauve l'enfant de la misère mais une sorte de programme genre "Appel à témoins" qui offrira à Zain l'occasion de porter plainte et d'apitoyer ainsi sur le manque d’amour dont il souffre. C'est ainsi la télévision qui offre, contre la famille, un passeport pour l’étranger à Zain et un sourire artificiel.

Jean-Luc Lacuve, le 08 novembre 2018