Photogrammes de Arnulf Rainer |
Peter Kubelka devant son film Arnulf Rainer |
Ce film devait à l’origine être un portrait du peintre autrichien Arnulf Rainer. Après avoir filmé son ami dans son atelier, Kubelka, insatisfait des premiers essais, réalise finalement un film sans images. Le résultat est ce court métrage composé exclusivement d’images totalement blanches ou noires accompagnées de son saturé ou de silence. Les images blanches sont obtenues avec de l’amorce transparente, qui, en défilant dans le projecteur, laisse passer la lumière directement vers l’écran. Les images noires, au contraire, sont obtenues avec de l’amorce opaque qui coupe le faisceau lumineux du projecteur, privant ainsi l’écran de toute image et plongeant la salle dans l’obscurité. L’alternance parfois très rapide des images noires et blanches produit des flashs lumineux, donnant moins à voir quelque chose qu’à ressentir une énergie vibratoire. Kubelka dit à propos de ce film qu’il peut se voir les yeux fermés. En effet, le rythme des flashs lumineux intermittents est perceptible même les paupières closes.
La longueur du film (6 minutes et 24 secondes) correspond très précisément à 9216 photogrammes. Si pour tout autre film, une telle précision peut paraître superflue, dans le cas d’Arnulf Rainer elle prend tout son sens. Effectivement, le film a été entièrement réalisé sans caméra et monté à la main au photogramme près. Peter Kubelka pratique là ce qu’il nomme le cinéma métrique. Cette notion renvoie à l’aspect extrêmement précis du montage et à la minutie que nécessite l’articulation entre sons et images. L’unité de base de ce cinéma n’est plus le plan mais le photogramme, soit un petit rectangle de pellicule de 35 millimètres de largeur (pour les films sur support 35mm). Le montage du film, longuement préparé, résulte d’une partition qui fait office de scénario, réglant la position des images et des sons ainsi que leur rythme de défilement. Peter Kubelka déclare justement qu’Arnulf Rainer est le seul film pérenne de l’histoire, car il peut être reproduit facilement par quiconque suit les indications de la partition qu’il a établi.
La particularité de Kubelka est d’avoir presque totalement aboli la machine et les outils traditionnels du processus de fabrication du film. Il pratique une véritable ascèse technologique et esthétique en revenant aux éléments les plus purs du médium cinématographique : la lumière, l’obscurité, le son, le silence.
En précurseur du cinéma structurel, Peter Kubelka révoque la dimension illusoire et « magique » du cinéma. L’artiste affirme en effet que le but du cinéma n’est pas la reproduction du mouvement mais la projection rapide d’images fixes. Son œuvre s’inscrit dans une démarche d’élargissement du cinéma qui insiste sur sa dimension tangible. Ainsi, il incite les spectateurs à se rendre dans la cabine de projection pour manipuler le film à l’issue de la séance. De même, quelques années avant son confrère américain Paul Sharits, il dévoile la plasticité intrinsèque du ruban filmique en exposant son film sous forme de tableau de pellicule. Ce geste ouvre dorénavant le film sur ses propriétés matérielles et spatiales et non exclusivement temporelles.
Avec Arnulf Rainer, Kubelka accomplit l’aboutissement de sa théorie du cinéma métrique. C’est autant un dépassement absolu du cinéma qu’une tabula rasa et un retour à l’origine, à l’essence même du cinéma.
En 2012, Kubelka réalise Antiphon, le remake négatif d’Arnulf Rainer. Là où l’image était blanche, elle devient noire. Là où il y avait du silence, il y a maintenant du son. Antiphon est donc construit sur la même structure qu’Arnulf Rainer, mais les éléments constitutifs sont simplement inversés. Antiphon fait partie d’un projet plus global nommé Monument Film. Dédiée à Henri Langlois, cette installation cinématographique est composée de deux projecteurs 35mm projetant simultanément Antiphon et Arnulf Rainer.
Maxime Hot le 23/03/2015