Notre petite soeur

2015

Thème : Famille

Compétition officielle(Umimachi Diary). D'après le roman graphique Umimachi Diary d'Akimi Yoshida. Avec : Haruka Ayase (Sachi), Masami Nagasawa (Yoshino), Kaho Kaho (Chika), Suzu Hirose (Suzu), Ryo Kase (Miu Sakashita),  Shin'ichi Tsutsumi  (Dr. Kazuya Shiina)  Ryohei Suzuki (Dr. Yasuyuki Inoue), Takafumi Ikeda (Sanzo Hamada), Kentarô Sakaguchi (Tomoaki Fujii). 2h07.

Kamakura. La jolie Yoshino se réveille dans les bras de son jeune amant. Son téléphone l'avertit d'un message. Après avoir laissé un peu d'argent à son amant, elle rejoint, en passant par la mer, la demeure familiale où l'attendent ses deux sœurs, Sachi l'ainée et Chika, la benjamine.

Sachi reproche à sa cadette d'être toujours en retard, notamment aujourd'hui où elle doit se rendre avec Chika à l’enterrement de leur père, qui les avait abandonnées une quinzaine d’années auparavant. Sachi est infirmière et elle ne peut s'absenter pour cette cérémonie envers cet homme qu'elle juge gentil mais pitoyable : il a passé sa vie à régler les dettes des autres après les avoir abandonnées pour une maitresse avec qui il a eu une fille. Celle-ci, leur demi-sœur, vit dorénavant avec la troisième femme de leur père avec laquelle il a fini ses jours.

Yoshino et Chika quittent ainsi  Kamakura pour rejoindre un village perdu dans les bois. Sur le quai de la gare les attend Suzu Asano, leur demi-sœur de quatorze ans, qui les conduit jusqu'à la station thermale qui dirigeait leur père. Lors de cérémonie funéraire,  Yoshino et Chika ont la surprise de voir apparaitre Sachi qui s'est finalement décidée à assister au rite en l'honneur de leur père. C'est Sachi qui convainc la dernière épouse de prononcer quelques mots alors qu'elle aurait bien volontiers laissé Suzu parler. Sur le chemin de la gare, Sachi en déduit que seule Suzu a du s'occuper de leur père dans ses derniers instants. A ce moment, la jeune fille surgit  avec des photographies qu'elle a récupérées sur le bureau de leur père. Sachi lui demande alors de les amener vers l'endroit du village qu'elle préfère. C'est un endroit haut perché sur une colline qui domine la pleine. Hormis l'absence de la mer, les trois sœurs remarquent la ressemblance avec un point de vue semblable que leur père aimait à Kamakura. Émues, les trois sœurs regagnent la gare. Sur le marchepied du train, Sachi propose à Suzu de venir habiter chez elles. Suzu accepte immédiatement.

Quelque temps plus tard, Suzu emménage dans la demeure familiale des trois sœurs. Elles ont baptisé "dortoir des filles" cette grande bâtisse charmante et mal chauffée que leur grand-mère leur a léguée. En effet, non seulement leur père les a abandonné mais leur mère également qui a fui ses responsabilités pour les laisser à la garde de leur grand-mère. Celle-ci est morte depuis bientôt sept ans et les trois sœurs, qui se chamaillent parfois pour l'ordre du bain ou la préparation de la cuisine, font toujours face ensemble quand un incident survient dans la vie de l'une d'entre elles.

Suzu va au collège où elle brille dans l'équipe de football mixte pendant que Sachi travaille à l’hôpital, Yoshino s'ennuie comme conseillère dans une banque et que Chika partage avec son amoureux la gestion d'un magasin de sport.

Chika et son amoureux sont des fervents supporters de l'équipe de foot et font connaitre Suzu à la patronne du restaurant, une amie de la famille qui admire la vitalité de la jeune fille au moment où elle-même connait de graves ennuis de santé.

Yoshino fait aussi partager sa joie insouciante à Suzu; elle la laisse gouter à l'alcool de prune qui va révéler le même dépit que sa grande sœur envers ses parents; elle lui conseille de trouver un petit ami qui transformera, le croit-elle, sa vision d'un quotidien trop terne. Yoshino souffre pourtant bientôt d'être abandonnée par son jeun amant, tombé sous la coupe d'un yakusa. Heureusement une promotion inattendue lui change les idées. Elle devient l'adjointe d'un chargé de clientèle, Miu Sakashita, qui a démissionné d'une grande banque d'affaires pour aider les artisans ou commerçants à se maintenir à flot dans une conjoncture difficile.

Sachi supporte mal que quiconque régente sa vie. Même si elle s'est laissé persuader par le docteur Kazuya Shiina d'aller à l'enterrement de son père, elle lui reproche de ne pas pouvoir se libérer de sa femme dépressive pour l'épouser. Elle même est pourtant sur le point d'accepter de prendre la responsabilité du tout nouveau département de soins palliatifs. Elle ne supporte surtout pas que sa mère déclare sans réfléchir vouloir vendre la maison familiale et lui fait une scène lors de la cérémonie commémorant le septième anniversaire de la mort de la grand-mère. Le lendemain la mère revient s'excuser et Sachi regrette s'être emportée. Les deux femmes se réconcilient mais doutent qu'elles se reverront un jour, leurs vie étant désormais trop disjointes, l'une à Kamakura et l'autre à Sapporo pour avoir une chance de recoudre le passé. C'est la même douleur face à un passé qui ne sort que sous la forme de rancœur qu'elle reconnait en Suzu. En l'amenant en haut de la colline, elle lui apprend que juger objectivement ses parents n'empêche pas de les aimer. Alors qu'elle se satisfait enfin  de son rôle de gardienne de la maison, le docteur Kazuya Shiina lui propose de partir avec lui aux Etats-Unis. Ses sœurs la soutiennent dans ce projet et lui assurent pouvoir veiller sur la maison et Suzu. Elle renonce pourtant, préférant s'épanouir au sein de valeurs qu'elle connait plutôt que d'acquérir péniblement le statut de femme mariée.

Suzu a maintenant quinze ans. Sachi la mesure et laisse la marque de sa taille sur la poutre où chacune des sœurs en fit autant aux mêmes âges. La tenancière amie du restaurant est morte, veillée dans ses derniers instants par Sachi et apaisée par le testament que Yoshino a rédigée et ayant le souvenir d'un dernier voyage vers les cerisiers en fleurs avec son vieux compagnon. Sur la plage, après la cérémonie, les trois sœurs sont heureuses d'être enfin réconciliées avec leur père grâce au cadeau qu'il leur fit avec la naissance de leur demi-sœur.

Beau, déchirant et doux comme le quintette pour clarinette de Mozart, Notre petite sœur, mélodrame sans drame, ne peut qu'émouvoir aux larmes ceux qui admirent la beauté du monde tout en souffrant de blessures mal refermées infligées dans le passé. Toujours attentif au thème de la famille, fratrie et  parents, mais épurant son cinéma de tout drame contemporain, Kore-Eda magnifie l'esprit de jeunesse et de liberté quand il parvient à concilier le sens des responsabilités. L'insouciance  à percevoir la beauté du monde, si naturelle dans l'enfance, peut parfois se regagner si l'on est capable de réorganiser sa perception.

La famille, entendue comme lieu d'échange sans hiérarchie (même si  Sachi est "la surveillante du dortoir des filles") permet en effet d'enrichir sa perception du monde car chacun le perçoit de manière différente. Chacune des sœurs offre donc aux autres la possibilité de dépasser ses traumatismes, phobies ou manières d'agir par l'exemple de sa propre vie. Chika avec ses goûts bizarres mais évidemment sincères (son amoureux alpiniste, sa gourmandise, son goût pour la pêche à la ligne) et Yoshino qui aime l'amour et l'alcool contrebalancent par leur insouciance le sens des responsabilités qu'ont en commun Suzu  et Sachi qui souffrent de ce poids légué trop tôt par leurs parents

Le film joue ainsi constamment d'effets de miroir dont le moindre n'est pas l'inversion du jugement de Sachi :  "notre père était gentil mais pitoyable" se transformant en "notre père était pitoyable mais gentil", surtout conclue-t-elle à la fin "en leur donnant cette petite sœur". Ce sont les éléments les plus simples qui servent ces renversements : le football, l'alcool de prune, les repas qui renvoient chacun à son histoire personnelle qu'il peut, à un moment ou un autre, révéler aux autres. L'anodin toast aux alevins réveille ainsi un souvenir intime chez Suzu qu'elle ne parvient que très tard à partager. Les cerisiers en fleurs sont aussi un souvenir douloureux pour Suzu. Ils lui rappellent l'agonie de son père qui tenait à les voir avant de mourir. Futa qui l'aime en silence sait transformer ce souvenir ambivalent en joie profonde en amenant celle qu'il aime en vélo sous le tunnel des cerisiers en fleur. Entre la peur de la mort et l'émotion devant la beauté de ces cerisiers, le couple de la tenancière du restaurant et de son collègue, aura également retenu la seconde option pour son dernier voyage ensemble.

Si le film évite toute mièvrerie c'est qu'il surprend toujours pour décrocher la pointe d'émotion qui suscite les larmes; celle-ci est en effet toujours précédée d'un double mouvement : quelques plans préparatoires d'effort physique ou de gestes symbolique, quelques paroles d'émotion rentrées et, enfin, un plan libératoire cadrant un visage ou un corps au milieu d'un décor. Il faut grimper au-dessus de la colline prés de la station thermale ou au-dessus de Kamakura ; il faut courir avant de marquer un but ; il faut grimper en vélo avant de descendre vers le tunnel de cerisiers ; il faut prendre le bateau avant de contempler les reflets du feu d'artifice dans l'eau ; il faut courir chercher un bocal de prunes pour se réconcilier avec sa mère sur un quai de gare.

Les émotions partagées et réévaluées s'accommodent mal des jugements tranchés une fois pour toute par la bonne société japonaise. Le "on ne couche pas avec le mari d'une autre" affirmé si fort par les filles et la mère revient comme un boomerang au visage de Sachi lorsqu'il est énoncé avec contrition par Suzu. Dans le Japon où le mariage est une norme pesante, celui-ci passe largement à l'arrière-plan. Chika et son petit ami vendeur d'articles de sport ne parlent jamais mariage. Rien ne dit que Yoshino soit amoureuse de son patron, Miu Sakashita, qui a démissionné d'une grande banque d'affaires pour aider les artisans ou commerçants. En dépit de l'amour sincère de Futa, Suzu n'en semble jamais amoureuse et Sachi renonce au mirage américain de son amant marié.

Les absences et manquements du passé sont irrémédiables. Kore-Eda par son jeu de miroirs et de reflets entre soeurs nous prouve toutefois qu'il est possible d'alléger le drame en partageant son souvenir avec les autres pour laisser enfin la place à une joie aussi pointue qu'insouciante. Cela n'a rien de triomphant ou de définitif. C'est vif et éphémère comme la joie, comme un but de football ou une fleur de cerisier dans les cheveux.

Jean-Luc Lacuve le 02/11/2015.