Beat Takeshi est un soldat japonais grièvement blessé pendant la seconde guerre mondiale. Un soldat américain qui l'a repéré s'approche de lui l'arme à la main.
Beat Takeshi joue au mah-jong avec des yakuzas dans un palace de Tokyo. Ceux-ci voudraient bien s'essayer au rôle d'acteur. Beat se remémore une scène de l'un de ses films : une tuerie dans un parking. Il paie sa dette au vainqueur du jeu. Au moment de partir, il réclame un verre d'eau. Son hôtesse le lui refuse. En sortant, elle se rue vers lui et lui balance un verre d'eau sur son costume en lui réclamant de payer ses dettes. Son chauffeur le conduit vers le plateau de télévision, non sans remarquer que le chauffeur de taxi garé devant lui semble s'être endormi.
Dans le parking de la chaîne de télévision, une star de la chanson s'engouffre dans une voiture de plus grand standing encore que celle de Beat Kitano. Accompagné de sa petite amie et de son staff, celui-ci se rend dans la salle de maquillage. A la vue d'un bouquet de fleurs, il craint ce dernier jour de tournage et les cérémonies standardisées de remerciements qui l'accompagnent.
Dans sa loge, un ancien condisciple l'apostrophe cavalièrement et Beat le remet à sa place en lui demandant de l'appeler Monsieur Takeshi. L'ancien condisciple voulait lui présenter son collègue qui, dit-il, lui ressemble. Mais Beat Takeshi nie la ressemblance de celui dont on ne distingue guère le visage sous le maquillage de clown.
Le clown s'est démaquillé et s'avère effectivement le sosie en blond de Beat Takeshi. Accompagné de son collègue, il vient demander un autographe dédicacé à la star. En apprenant que son sosie s'appelle aussi Takeshi, Beat sourit devant cette nouvelle ressemblance et s'amuse de la dédicace qu'il concocte.
Takeshi, le blond rentre chez lui. Il prend au passage le cadeau que lui tend la fan de Beat et que celui-ci avait dédaigné. Il s'agit d'un petit bonhomme qui oscille la tête. Takeshi est un caissier timide qui attend impatiemment son heure de gloire en passant des auditions. Celles-ci se passent toujours mal. Ses voisins, un homme et une femme s'en amusent. Cette dernière le provoque en lui déclarant s'offrir à lui s'il réussit à décrocher un rôle.
Mais c'est un sac rempli d'armes que Takeshi remporte un soir après qu'un truand se soit réfugié mourant, poursuivi par des yakusas, dans son magasin. Takeshi abat le voisin et obtient les faveurs de la voisine. Il tuera ensuite les joueurs de mah-jong qui lui refusaient une place et les serveurs du restaurant de pâtes qui l'offensent toujours. Il réussira même un hold-up.
Sur la plage où il s'est réfugié avec sa nouvelle amie, Takeshi est assiégé par la police. Il abat à la mitraillette toute une armée de policiers puis quelques survivants au pistolet.
Tout cela n'était qu'un rêve. Takeshi se réveille dans sa supérette. Le client blessé est pourtant bien là... et il l'achève pour prendre ses armes. Rentré chez lui, il découvre que la dédicace de Beat n'était pas au nom de Takeshi comme il l'avait demandé mais de "monsieur le clown". Furieux, il prend un couteau et se rue au studio pour larder Beat Kitano de plusieurs coups.
Tout cela n'était qu'un rêve. Beat Takeshi se réveille de sa séance de tatouage à cause des égratignures qui lui ont fait mal.
Reprise de la scène de guerre. Le soldat américain tourne son arme vers Beat Takeshi. Noir. Coup de feu. Fin.
Qu'ils soient burlesques ou d'action, les films de Takeshi Kitano se fondent sur le double mouvement Intériorisation-Explosion. Le personnage, innocent, marginal, asocial ou adulte fatigué en mal d'enfance, subit et subit encore jusqu'à ce qu'il se libère par une explosion de rire ou de violence.
Dans Aniki ou Zatoichi, les jaillissements esthétisants d'hémoglobine numérisée qui émaillent les scènes de combats expriment l'exacerbation de la pulsion de violence que le film s'ingénie à concentrer au sein des corps durant les scènes de repos. Ici la méditation désespérée ne s'incarne plus dans des histoires romanesques (dans Zatoichi, le rônin qui se suicide parce qu'il avait vendu son âme au plus offrant pour obtenir l'argent qui devait soigner sa compagne, ou la prostitution du jeune garçon pour nourrir sa jeune soeur). Seul, le spectacle rémunère de la tristesse du monde.
La logique sérielle du rêve
Kitano se débarrasse d'une intrigue linéaire au profit de la logique sérielle du rêve. Il ne s'agit pas ici de jouer au plus malin en entrelaçant rêve et réalité. La fin révélera qu'il s'agit toujours de rêve (pris en charge croit-on d'abord par Kitano puis par Beat), ou de spectacle (la scène finale retourne au film de guerre).
Certes le premier quart d'heure du film donne toutes les pistes qui vont ensuite angoisser Beat Kitano dans son rêve. Sont également saupoudrés les petits dérèglements qui signalent le rêve : flashs mentaux, ralentis ou accélérés, sons mal perçus (cigales, projecteurs qui refusent de s'éteindre, scie sur des planches). Mais il ne s'agit pas du tout d'opposer une réalité logique et frustrante à un rêve où tout est permis. Kitano réalisateur propose au contraire un entrelacement des figures personnelles qui forment son univers créatif. Parce que l'on peut au moins trouver une douzaine de ces figures, on se proposera d'appeler dodécaphonique cet opus magistral du maître.
La première figure est celle des yakuzas, devenus figures obligées de ses films et qui reviennent ici sans cesse hanter les séquences tels des farfadets incontrôlables, encombrants, immortels, frustres et abrutis.
Les sans gênes, ceux qui quémandent des rôles ou l'acteur avec qui Beat a débuté, constituent la seconde figure. Ce retour d'un passé trop pesant se matérialise dans la transformation de l'ancien collègue en voisin à l'humour facile, au mépris hilare et récurant que Takeshi finira par abattre.
La troisième figure angoissante est celle du clown. Clown triste évidement auquel Kitano a peur de devoir toujours ressembler. En témoigne, le long plan devant la glace qui aboutit à enlever le nez rouge. Même angoisse devant le clown du super marché devant lequel Takeshi s'attarde et qui lui réplique :"Tu crois que ça m'amuse de faire ça ?". Cette peur d'être toujours assimilé au clown de télévision qu'il fut à ses débuts et qu'il joue encore quelques fois se matérialise par la pulsion de meurtre qui saisit Takeshi lorsqu'il voit la dédicace "A monsieur le clown."
L'humiliation permanente, celle du refus d'être servi, d'être rembarré à la moindre demande, incarnée par les patrons de restaurant et les figures du grotesque, "les 300 kilos" et le jeune garçon en acteur de kabuki que l'on retrouve dans le cauchemar de la voiture constituent les quatrième et cinquième figures.
Plus abstrait encore, les inévitables grains de sable de toute action, incarnés ici génialement par la femme brune qui recale Takeshi pour un bouton qui ne se défait pas ou une teinte de cheveux inadéquate qui exige des monceaux de monnaie, qui prononce la phrase clé "C'est un hold-up" dite trop tardivement par Takeshi puis lui réclame une partie de l'argent volé, ou qui retire les armes au moment où il doit s'en servir pour tuer les derniers policiers.
Cernée de ces six figures angoissantes, une des réponses habituelles du cinéma de Kitano est le déchaînement de violence. Les ballets de coups de feu s'opposent ici au coup de feu unique du cinéma classique, celui du film de guerre où chaque tir à une "bonne" raison. Chez Kitano, la violence débloque une situation coincée et se transforme en spectacle. Figure marquante ici : les armes qui s'élèvent comme autant d'étoiles d'une configuration stellaire.
La violence est parfois plus sanglante ainsi la sauvagerie avec laquelle le blessé est achevé à coup de pierre ou encore le meurtre de sang froid suivi du suicide dans la scène de tournage.
La réponse ne passe pas obligatoirement par la violence comme en témoignent les scènes créatives des claquettes ou la chenille dessinée, puis animée sur des fleurs et enfin transformée en maquette de scène.
Ces doubles réponses, violentes ou créatives, se succèdent sans repos. Dès lors la séquence, récurrente chez Kitano, de repos sur la plage est-elle ici particulièrement bienvenue. Amorcée par un plan de pont étiré, elle se continue avec ce plan de plage sur laquelle le héros se tient assis avec sa compagne en attendant la mort. Autre figure de l'ailleurs, celle de la tentation de faire autre chose. Ici Kitano semble hanté par le repos offert par la fonction de chauffeur de taxi.
Fellini avait attendu huit films pour réaliser une réflexion sur son art qui ne sera plus jamais le même ensuite. Kitano en est à son douzième. Huit et demi mettait aussi à nu les motifs visuels et thématiques de Fellini. Takeshi's gagne pareillement en harmonie humoristique et spectaculaire ce qu'il perd sur le plan du contrepoint narratif. Feu d'artifice permanant, c'est probablement le plus émouvant et dynamique des films de Kitano depuis Hana-Bi.
Jean-Luc Lacuve le 22/08/2006