Sur la planche
2011

Une jeune femme s'avance, face à nous. Elle semble partir à l'escalade d'un mur dressé entre elle et nous pour dire, dans un débit slamé ultra-rapide : "Mieux vaut être debout, tenu par son mensonge, qu'allongée, écrasée par la vérité des autres. Je ne vole pas, je me rembourse. Je ne cambriole pas, je récupère. Je ne trafique pas, je commerce. Je ne me prostitue pas, je m'invite. Je ne mens pas. Je suis déjà ce que je serai. Je suis juste en avance sur la vérité : la mienne !".

Tanger - la jeune femme est arrêtée par la police qui s'introduit violemment chez elle alors qu'elle terminait de se doucher. Cette jeune femme, Badia, enfermée dans le fourgon de la police, regarde ses amies dehors et gémit. Elle est tombée de haut. Elle se savait comme sur la planche d'une piscine avant le plongeon mais espérait bien s'en sortir.

Quelques semaines plus tôt. Badia est employée dans une usine du port. Elle décortique des crevettes durant de longues heures de travail où elle est payée au kilo. Avec des dizaines d'autres, elle est assise à une table dans une pièce blanche où l'odeur est insupportable. A son amie Imane, à ses côtés elle déclare qu'il ne faut pas se tuer à la tâche "avant le kilo t'es rien, après t'es une esclave".

Rentrée chez elle, une minuscule chambre de bonnes, Badia se prépare une décoction d'herbes odorantes. Elle subit les remontrances de sa logeuse qui la trouve "aimable comme un chiffon" et entrant et sortant bien trop souvent. En effet, une fois énergiquement lavée et habillée, Badia sort en ville. Elle rejoint son amie Imane dans un taxi où elles se changent, abandonnant leur tenue marocaine traditionnelle pour des vêtements de sortie occidentaux.

Badia et Imane avancent dans la nuit éclairée par deux chandelles dans une villa dont les deux hommes qui les accompagnent finissent par trouver l'électricité. Une fête est organisée là. Au milieu de la nuit, abandonnant les hommes avec qui elles ont probablement couché, Badia et Imane volent ce qui peut l'être dans la maison, vêtements et DVD principalement. Un gardien les surprend alors qu'elles s'en vont dans le petit jour mais il se heurte à leur refus d'ouvrir leurs sacs.

Et c'est de nouveau le travail à l'usine. Badia refuse qu'elle et Imane discutent avec les autres ouvrières ; elles ne se mélangent pas. Le soir, elles ont rendez-vous dans une nouvelle fête. Elles y rencontrent deux autres filles de leur âge, Asma et Nawal, à l'allure plus bourgeoise et bien plus sexy qu'elles! D'ailleurs elles ne sont pas "crevettes" mais "textiles", elles travaillent dans la zone franche. Après une courte période d'observation, Badia vole une chevalière en or qu'elle glisse dans la botte de Nawal qui, avec sa copine, partent tôt de la fête. Badia a fanfaronné devant ses nouvelles complices et donné rendez-vous dans la zone franche. Imane le reproche à sa copine. Badia s'est piégée elle-même. Elle ne pourra récupérer sa chevalière, incapable de franchir les postes de sécurité de la zone franche.

Mais Badia ne s'avoue pas vaincue, bien au contraire. Au culot, elle franchit les postes de garde en hélant une navette d'usine dont le chauffeur ne parvient pas à lui faire avouer qu'elle n'a pas de badge. Surfant sur sa peur du scandale, elle franchit les lignes, court et parvient au rendez-vous fixé avec Asma et Nawal. Elles décident d'un nouveau rendez-vous, en ville cette fois, pour vendre la chevalière.

Mais cela ne se passe pas comme prévu. Badia n'en obtient que 1000 dirhams ce qui ne convient pas à Asma et Nawal qui en veulent 2000 et veulent faire l'échange elles-mêmes. Mais elles n'obtiennent que 500 dirhams ce qui déclenche la colère de Badia. Asma et Nawal invitent alors Badia et Imane dans une nouvelle fête où elles pourront voler comme elles veulent. Badia trouve ainsi une caméra pendant que ses amies occupent les garçons. S'engagent alors entre les quatre filles une période de folle exaltation et d'amitiés ou les petits larcins se succèdent.

Asma et Nawal proposent alors à leurs amies de voler une vingtaine d'Iphones sans le moindre risque dans une villa abandonnée. Badia pressent le piège et refuse. Dans l'usine, elle refuse aussi de monter en grade en devenant "recruteuse". Elle est aussi prise en grippe par ses collègues ce qui oblige son chef à la faire passer dans l'équipe de nuit. Asma et Nawal découvrent aussi qu'elle n'est qu'une "crevette". Acculée, Badia se rend dans la villa et vole, sans en avertir ses amis vingt iPhones. Elle s'aperçoit toutefois qu'elle est incapable de les vendre. Pour comble malheur, l'homme auquel elle a volé la caméra la reconnait dans la rue et, après l'avoir coursée, la menace de son couteau si elle ne le rembourse pas dans les quatre jours.

Affolée, Badia n'en reste pas moins lucide et quand Asma et Nawal viennent la relancer chez elle, elle comprend que toutes leurs relations n'avaient pour seul but que de leur faire voler à elles, les crevettes, les iPhone dont elles pourraient ainsi tirer un bon prix sans risques. Badia l'affirme en tous les cas à Imane qui se laisserait volontiers tenter par l'amitié des deux "textiles" et l'argent de la vente des iPhones. Celle-ci lui en veut: "t'as plus de sang, plus d'air, t'es toute sèche".

Refusant de se laisser manipuler, Badia oblige Asma et Nawal de voler les 400 IPhones d'un coup.

Le jour du réveillon, les filles se rendent dans la villa déserte. Badia rempli méthodiquement les sacs des 400 IPhones. Mais c'est Imane qui craque, ne supporte pas la pression, craint qu'elles n'aillent trop loin. Elle a déjà décidé d'incendier la villa, option qu'avait évoquée Badia seulement si le vol se déroulait mal. Badia veut l'en empêcher mais reçoit de l'essence sur ses vêtements et décide d'aller se changer avant de rejoindre le taxi.

Imane met le feu à la villa et, longuement, pleure.

Caméra à l'épaule pour des longs plans qui saisissent les gestes rapides et saccadés de Babia, le style de Leila Kilani évoque celui des frères Dardenne. Badia est néanmoins bien davantage la sœur d'Igor dans La promesse que celle de Rosetta ; une héroïne de film noir davantage qu'une victime sociale. Si le film est extrêmement bien documenté, c'est en effet d'abord un thriller mental dont il s'agit : savoir si la morale rebelle de Badia parviendra à trouver sa voie au milieu des forces obscures qui l'oppresse de toutes parts.

Un film noir dans le cerveau de Badia

Badia est sur la planche. Ce n'ets toutefois pas d'elle-même qu'elle en tombe. Etant allée presque au bord de la folie, elle a trouvé les ressources suffisantes pour continuer à faire face. C'est son ami Imane, soumises aux mes pressions mais qui n'a pas les ressources du langage, qui lui fait lâcher prise.

Le film s'organise en effet en quatre parties très inégales. Un prologue coupée en deux et un épilogue douloureux et explicatif avec, au milieu, le parcourt d'une rebelle formidable. Le prologue montre que Badia est tombée de la planche sur laquelle elle se croyait en équilibre pour se retrouver dans le fourgon de police. Comme dans de nombreux films noirs, le flash-back va expliquer comment elle en est arrivée là. La première scène semble cependant placée hors du temps. Dans un débit slamé ultra-rapide, Badia revendique une morale bien particulière, la sienne rappelant en cela une force de conviction que l'on n'avait pas entendue depuis Hiroshima mon amour et l'inoubliable phrase écrite par Marguerite Duras : "être amorale, c'est ne pas croire en la morale des autres". Cette séquence va trouver sa place dans le récit du film juste avant le cambriolage de la villa aux Iphones : dans une séquence muette, Badia fortifie son courage en partant à l'assaut du mur. Pour elle, le parcourt est dorénavant bouclée, elle a refait surface après la crise paranoïaque. La dernière partie du récit est pris en charge par Imane, figure très présente mais effacée jusque-là. C'est elle qui se cogne à la vitre, c'est elle qui bénéficie du gros plan des larmes. Toutes les pressions que Badia avaient vaincues ont fini par avoir raison d'elle.

Badia a une seule obsession : être libre. Elle réprimande Imane qui échangerait sa lucidité contre une aliénation au travail. Il convient de faire juste de quoi être payé correctement : "avant le kilo t'es rien, après t'es une esclave". Leurs mots d'ordre est, comme elle le lui rappelle, "Courir, se relever, rester debout"..."Evite, fuis, fonce, démarre"...Certes cela s'applique à leur techniques de vol mais c'est aussi une morale d'insoumission. Badia est "aimable comme un chiffon", déstabilisante, complexe, à la morale paradoxale. Elle vole, ment, revend, trafique mais reste debout, ne cède pas aux volontés de son patron, elle est révoltée contre sa condition d'ouvrière exploitée, au point d'être rejetée par toutes ses collègues. Elle refuse de "ramasser" des filles pour l'usine, elle rétorque ainsi au patron: "je ne suis pas une mère maquerelle!".

Badia est toujours en mouvement. Cette volonté indéfectible de s'extraire de sa condition, de changer de peau, s'incarne dans sa rage à se laver, se frotter, essayant de se débarrasser de l'odeur de crevettes, qui "l'imprègne jusque dans les os" dit-elle.

Un film noir dans Tanger sous la pluie

Tanger est filmé sans plans larges, sans soleil ni palmier. Tanger ce sont ici des rues étroites, les courses en taxi et, à la périphérie, la fameuse zone franche (free zone !) ; cette poche d'activité où se sont installées des entreprises attirant toute une main d'œuvre bon marché, le nouvel eldorado pour un bon nombre de marocains. Ce sont aussi les terribles pluies d'automne qui parfois se transforment en enchantement lorsque la période des petits larcins fait chanter le quatuor.

Badia aimerait certes mieux être une "textile" plutôt qu'une "crevette" mais son but est moins de s'installer dans la zone que de la défier, de jouer au loup avec les gardes, de montrer qu'elle peut y arriver. Lucide, elle a bien remarqué que les filles qui y entrent, esclaves comme elle, sont choisies pour leur comportement de filles sages. Badia et Imane n'auront jamais l'apparence d'Asma et Nawal mais celles-ci sont aussi lucides sur leurs condition. Elles ne sont pas les sœurs de leurs complices (Nawal expose crument à Badia leur différence) mais s'en reconnaissent socialement solidaires. Elles ne font que "craner", avouent-elles, leur vêtements ne sont pas mêmes à elles. Elles ont dû les emprunter. Leur désir de libération est tout aussi grand. C'est cette quadruple énergie qui emporte le film.

Jean-Luc Lacuve le 09/02/2012.

 

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Avec : Soufia Issami (Badia), Mouna Bahmad (Imane), Nouzha Akel (Asma), Sara Bitioui (Nawal). 1h46.

Genre : Film noir