Accueil Fonctionnement Mise en scène Réalisateurs Histoires du cinéma Ethétique Les genres Les thèmes Palmarès Beaux-arts

Like someone in love

2012

Festival de Cannes 2012, En compétition Avec : Tadashi Okuno (Watanabe Takashi), Rin Takanashi (Akiko), Ryo Kase (Noriaki), Denden (Hiroshi), Reiko Mori (Nagisa), Mihoko Suzuki (la voisine), Kaneko Kubota (La grand-mère d’Akiko), Hiroyuki Kishi (L'ancien étudiant). 1h49.

Dans un bar de Tokyo, Nagisa entend son amie, Akiko, importunée par son fiancé au téléphone. Celui-ci ne voulant pas croire qu'elle est au café Théo avec une amie, l'oblige finalement à se rendre dans les toilettes pour compter les carreaux afin qu'il puisse, plus tard, venir vérifier si elle lui a menti. Akiko sait qu'elle s'est fait piéger car elle n'est effectivement pas au café Théo mais au café Renzo.

Elle n'a qu'à peine le temps de se morfondre puisque Hiroshi, le patron du bar qui la prostitue occasionnellement, lui impose un rendez-vous à 22h30 chez un homme pour qui il a, dit-il, beaucoup d'admiration. Akiko refuse car sa grand-mère est venue spécialement à Tokyo aujourd'hui pour la voir et elle ne peut le faire que maintenant car elle avait jusqu'ici un examen à préparer. Hiroshi la dissuade de voir sa grand-mère dans de mauvaises conditions comme il lui avait reproché de se soumettre à son fiancé. Il insiste pour qu'elle se rende chez son ami. Il lui paie la course de taxi. Akiko parcourt la capitale en écoutant les messages de son répondeur ; quatre sont de sa grand-mère qui, depuis le matin, tente vainement de lui fixer rendez-vous. Comme elle est à proximité de la gare, Akiko demande au chauffeur de faire deux fois le tour de la place et entr'aperçoit sa grand-mère qui l'attend vainement. Akiko sèche ses larmes, maquille ses lèvres et s'endort.

Le chauffeur finit par trouver l'adresse du client, Watanabe Takeshi, un vieux professeur, et dépose Akiko à peine réveillée. Pendant que Watanabe répond à un ami importun, Akiko inspecte ses livres et photographies. Akiko interroge le vieil homme sur ceux-ci et est heureuse de retrouver chez lui un tableau, La leçon au perroquet de Chiyo Yazaki dont on lui offrit aussi une reproduction dans son enfance. Watanabe lui a préparé un délicieux repas mais Akiko est fatiguée et se couche dans le lit. Elle demande à Watanabe à le rejoindre mais celui-ci préfère discuter. Quand le téléphone sonne, il le coupe pour ne plus être dérangé. Quand il revient, Akiko dort déjà et il préserve son sommeil en coupant le second téléphone.

Le matin, Watanabe conduit Akiko à la faculté et décide de l'attendre pendant qu'elle passe son examen. Mais son fiancé, l'impétueux Noriaki (il a préféré monter un garage que perdre son temps à faire des études), lui tombe dessus : où était-elle, cette nuit-là ? Il prend Watanabe pour le grand-père d'Akiko et lui confie son désarroi. Le vieil homme joue le jeu et lui reproche de manquer d'expérience : on ne doit pas poser une question si l'on sait que la réponse sera un mensonge.

Watanabe profite du quiproquo pour jouer au grand-père des deux jeunes gens et Noriaki lui change même sa courroie de distribution qui menaçait de rompre. Dans le garage, un ancien étudiant de Watanabe le reconnait. Akiko est inquiet que Noriaki finisse par découvrir son nouveau mensonge. Watanabe la rassure et rentre chez lui en luttant difficilement contre le sommeil.

Watanabe est à peine rentré chez lui qu'Akiko l'appelle en pleurs au téléphone. Elle a les lèvres tuméfiées. Watanabe la ramène chez lui et va chercher des médicaments pendant que la jeune fille subit les confidences de la voisine.

A peine Watanabe a-t-il commencé à soigner Akiko que survient Noriaki, furieux, qui tente de forcer sa porte. Comme Watanabe inspecte la rue depuis sa fenêtre, il reçoit une pierre au travers de la vitre.

Comme dans Close-up ou son précédent film, Kiarostami met en scène un personnage qui profite des circonstances pour s'attribuer une fausse identité, ici celle d'un très plausible grand-père, pour transformer sa vie solitaire. Ce jeu avec le faux que l'on peut espérer transformer en vrai est le premier motif du film. Le second est l'opposition entre le monde très policé et magnifique des anciens ou des artistes et le monde sauvage et sans pitié dans lequel vivent aujourd'hui les jeunes gens. Like someone in love apparait ainsi comme version sombre de Copie conforme. Le jeu sur le faux se termine ici sèchement, par une intervention brutale et inattendue du réel, pour celui qui avait voulu en jouer pour tromper sa solitude.

Like someone in love... il y a longtemps

Like someone in love est la chanson d'Ella Fitzgerald qui passe sur la chaine de Watanabe au moment où il revient dans le salon éteindre le téléphone qui avait interrompu sa conversation avec Akiko dans la chambre où celle-ci s'était déjà mise au lit. Frustré de n'avoir pu prolonger la conversation, le vieil homme monte le son, regarde au travers des vitres, et, le verre à la main, semble plongé dans ses souvenirs. Il revient ensuite dans la chambre et constate qu'Akiko dort.

Le titre de la chanson renvoie bien plus au passé de Watanabe, dont on apprendra plus tard par l'indiscrète voisine qu'il vécut une grande histoire d'amour, qu'au présent d'une éventuelle séduction d'Akiko. Watanabe est un sociologue qui accorde beaucoup d'importance à l'expérience. "Un homme qui manque d'expérience..." est la seule phrase de son livre que l'on entendra et il reprochera à Noriaki de "manquer d'expérience". Watanabe écrit toujours des livres et se documente. Il est ainsi probable que, touché par l'histoire de cette étudiante conduite à se prostituer pour gagner sa vie, il a demandé à Hiroshi de la faire venir chez lui. La soupe de crevette, la musique et le vin étaient probablement l'occasion de passer une bonne soirée et de comprendre un peu mieux la jeunesse. C'est excité par l'expérience qu'il est gêné par l'appel téléphonique importun de son beau-frère. La conversation qu'il a avec Akiko sur La leçon au perroquet de Chiyo Yazaki et ses photos plait au vieil homme qui se désole de voir Akiko se coucher tant elle est fatiguée. La couverture qu'il plie le lendemain midi en revenant chez lui montre qu'il a couché sur le canapé du salon. Si une chainette tombe de la couverture ce n'est pas un gage amoureux mais un oubli d'Akiko. Celle-ci est en effet assez peu soigneuse, comme l'a montré, hors champ mais avec grâce, son effeuillage de la veille ou encore la façon négligente mais subtilement érotique dont elle remet ses collants dans la voiture au petit matin.

Like, someone, in love : trois solitudes

C'est un quiproquo qui fait passer Watanabe pour le grand père d'Akiko aux yeux de Noriaki. Ce dernier sait que la grand-mère d'Akiko doit venir. En quête de confidences, il fait part de ses doutes, espoirs et craintes à Watanabe qui n'en demandait pas tant mais se réjouit de cette expérience qui lui donne le statut d'observateur bienveillant de la jeunesse qu'il cherchait. Et, un bref instant, le mensonge se transforme en miracle au sein de l'habitacle protecteur de la voiture. Noriaki s'excuse et se rend utile en remplaçant la courroie de distribution de la Volvo qui menaçait de rompre.

Mais le miracle est de courte durée. Le piège du mensonge se referme sur Watanabe dans le garage où un ancien élève le reconnait. Noriaki démasquera ainsi probablement Akiko, bien trop fatiguée et confuse pour soutenir le mensonge des deux grands-pères, maternel et paternel, que lui soumet Watanabe. Le "Like", faire comme, échoue contrairement à Copie conforme où la grâce avait surgie entre James et la jeune femme qui faisaient comme s'ils étaient un couple expérimenté.

Ce refus de la grâce, Kiarostami l'avait mis en scène dès la séquence d'ouverture, somptueuse, qui fractionne un plan séquence de dix minutes en une quarantaine de champs-contrechamps. Deux caméras sont installées dans le bar Renzo. L'une, dans l'angle gauche derrière Akiko, est dirigée en oblique vers sa copine Nagisa tout en saisissant la table derrière où Hiroshi viendra discuter avec trois clients. Entre Nagisa et cette table, se dessine le passage vers les toilettes du fond. La seconde caméra, installée du même côté du bar que la première mais avec une focale beaucoup plus longue, permet de saisir de face Akiko suffisamment serrée pour ne pas dévoiler la première caméra installée à droite du champ. On peut constater l'identité des cadres des deux séries de plans grâce aux verres de vin à peine remplis qui sont saisis à chaque fois au ras du liquide. Comme dans tout plan-séquence, il est exigé beaucoup des acteurs qui doivent être attentifs aussi bien à leur texte qu'à leurs déplacements mais qui magnifie aussi ceux-ci. Ainsi du premier plan, où Akiko hors champ se chamaille avec Noriaki au téléphone. La fixité du cadre, sa précision, rendent attentif au son de la voix et intrigue le spectateur sur l'origine de cette voix avant que Nagisa ne se déplace pour apparaitre en plan rapproché puis, en regardant sa copine nous offrir le premier contrechamp sur elle. Ensuite, la conversation viendra s'agrémenter du piège des toilettes concocté par Noriaki, de la blague du mille-pattes et de la discussion sournoise avec Hiroshi. Ce sont ainsi deux séries d'une vingtaine de plans qui viendront morceler une unique séquence qui prendra fin par le déplacement de Hiroshi appelé au téléphone et que l'on verra alors de face ava la vitre derrière lui, son dos s'y reflétant. Le cadre est alors suffisamment élargi pour voir cette fois le compagnon de table de Nagisa.

Pourquoi un tel dispositif discrètement raffiné qui a du exiger beaucoup d'attention ? Probablement pour alerter sur le caractère mensonger des apparences. On croit que le fiancé à tort d'être jaloux puisqu'Akiko se trouve bien au café avec son amie. Mais on comprend finalement que ce n'est pas le bon café, le café Renzo et non Théo, cache un trafic de prostitution. Ce que l'on croyait simple et unifié se révèle fractionné et dangereux.

Le second mensonge est celui fait à la grand-mère sur le numéro de téléphone qu'Akiko lui laisse croire faux. Les deux tours de place, la grand-mère laissée seule au pied de la statue disent qu'il sera bien difficile de recoudre ce déchirement du réel. A moins qu'un grand-père de substitution ne remplace la grand-mère oubliée.

Et Akiko dans son inexpérience de jeune fille se prête tout à fait à ce jeu avec le réel. Elle ne cesse de ressembler à tout le monde, à Mika, la petite fille de Watanabe ou à la jeune fille de La leçon au perroquet et, hélas pour elle, encore à la photographie qu'elle fit d'elle deux ans auparavant pour se prostituer. Confuse et touchante, elle est l'élément central du triptyque, le "someone" prise entre celui qui a le goût du "like" et celui, le seul "in love".

Noriaki est en effet celui qui viendra chambouler cet édifice mensonger. Frustre et machiste (les femmes n'ont pas besoin d'expérience avant le mariage), il veut par le mariage passer un pacte de sincérité avec Akiko. Sa violence reste très maitrisée et ne dépasse pas le cadre d'une gifle donnée dans une dispute amoureuse. Personnage ambigu, il semble être le seul à avoir pris l'exacte mesure de la violence du monde, du chômage et de la prostitution. Si quelqu'un dans le film est amoureux, violemment étreint par le sentiment c'est bien lui. Il n'aura aucune indulgence pour le vieil homme si jamais il a couché avec Akiko.

Comme Watanabe, Kiarostami fut choqué par la prostitution des jeunes japonaises pour financer leurs études et se penche sur la violence que subissent les jeunes. Confiant en son art, Watanabe leur chante "Que sera, sera" mais sera finalement atteint par cette violence comme Kiarostami lui-même, soumis à des jets de pierres que l'on lui jetait dans son jardin lors de son retour de Cannes en 1997 où il reçut la palme d'or et qui le contraignirent treize ans plus tard à un exil prolongé.

Kiarostami ne peut ici chanter que la splendeur de la sa soupe aux crevettes et du champagne rosé, du jazz et de la peinture, des reflets des lumières nocturnes de la capitale ou des ciels et des ponts le jour sur les vitres d'une voiture. Toute cette beauté du monde qui ne semble plus permise aux jeunes gens dans notre sauvage société contemporaine.

Jean-Luc Lacuve le 14/10/2012.

Retour