Jun-hee, une romancière connue, a entrepris un long voyage en métro pour visiter une librairie dans la banlieue de Séoul, tenue par une jeune collègue avec qui elle avait perdu le contact. Elle franchit la porte mais entend dans l'arrière salle une violente dispute de la patronne avec son employée. Elle sort alors sur la terrasse où l’employée, Hyun-woo, ne tarde pas à venir lui proposer de prendre un café. C'est ensuite la patronne, Jaewon, qui reconnaît la visiteuse et vient parler avec elle. Jaewon a cessé d'écrire et est venue se réfugier en banlieue où elle se consacre à sa librairie, très appréciée du quartier notamment pour organiser souvent des rencontres avec des écrivains. Les deux femmes rentrent ensuite dans le salon de la librairie pour boire le café préparé par Hyun-woo. Interrogée celle-ci dit apprendre la langue des signes; Jun-hee lui demande de traduire "Le jour est encore clair. Mais il fera sombre bientôt. Tandis que le jour s'attarde, Sortons faire une longue promenade" Hyun-woo lui fait répéter plusieurs fois les gestes nécessaires. Heureuse, Jun-hee déclare "maintenant ne parlons plus".
Hyun-woo et Jaewon raccompagnent Jun-hee à la gare et lui proposent de visiter le bâtiment, œuvre architecturale importante. Alors que Jun-hee contemple à la jumelle le parc en bas de la tour, elle est abordée par madame Park qui tient à lui faire rencontrer son mari, le réalisateur Park Hyo-jin. Celui-ci est penaud car autrefois, il s'était engagé à mettre en scène l'un de ses romans, mais s'était ravisé sous la pression de son producteur qui envisageait pour lui un succès commercial. Jun-hee ne manque pas de lui faire remarquer son manque d'intégrité, un artiste ne renonce pas à son désir pour connaître la notoriété. Park Hyo-jin a beau faire l'éloge de sa pureté et de son charisme, le ressentiment de Jun-hee à son égard demeure en dépit des rires qu’ils échangent. Elle propose alors de profiter du printemps et de faire une balade dans le parc en contrebas.
En se promenant, Park Hyo-jin croise une jeune femme en qui il reconnait l'actrice Kil-soo qu'il s'empresse de rejoindre. Il lui reproche de gâcher son talent en s'étant éloignée des plateaux de cinéma. Kil-soo explique qu'elle vit heureuse avec son mari, un potier célèbre, dans cette banlieue tranquille de Séoul. Comme Park Hyo-jin insiste lourdement, Jun-hee s’emporte : elle lui demande de quel droit il juge les choix de Kil-soo. Park Hyojin et sa femme, gênés, s'en vont et laissent Jun-hee et Kil-soo en tête à tête. Les deux femmes s'admirent mutuellement. Elles sont bientôt rejointes par le neveu du mari de Kil-soo qui se déclare étudiant en cinéma. Après être allées aux toilettes du parc, Kil-soo et Jun-hee rejoignent le jeune homme avec un projet commun de faire un court métrage sur les choix de Kil-soo et de son mari. Ce sera un film basé sur le réel de leur vie sans être un documentaire. Après avoir laissé le neveu repartir vers ses obligations, Kil-soo et Jun-hee vont déjeuner et parlent de leur vie. A la fin du repas, Kil-Soo est contactée par une amie qui lui demande d'intervenir en soutien à la conférence qu'elle organise autour d'un célèbre poète. En effet, ceux qui avaient prévu la rencontre avec le poète se sont désistés. Kil-Soo entraîne Jun-hee pour cette rencontre qui a la surprise de constater que c'est chez son amie Jaewon. Seconde surprise, le poète invité est son ancien ami de boisson Man-soo. A force de makgeolli, Kil-soo s'endort.
Plusieurs mois après. Jun-hee et le neveu de Kil-soo sont devant le cinéma qui a organisé une projection de presse. Sa directrice indique que seuls deux critiques sont venus le matin. Ils attendent maintenant Kil-soo pour une projection privée. Celle-ci arrive et est installée seule dans la salle pendant que Jun-hee et le neveu vont visiter la terrasse du cinéma, en prenant bien soin de ne pas être en retard pour accueillir Kil-soo à sa sortie. Pourtant à la fin de la projection, Kil-soo se retrouve seule.
Dans cette ronde de rencontres, cinq des personnages principaux s'expriment sur leur métier de créateurs et la recherche d'un équilibre entre création et vie heureuse; entre sincérité et détour par les moyens de la création. Jun-hee la romancière, est en panne d'inspiration ; Jaewon, son amie libraire, a abandonné l'écriture ; Kil-soo, l'actrice célèbre, s'est mise en retrait du cinéma ; Park Hyo-jin dit ne plus vouloir sauver sa vie en se consacrant entièrement au cinéma ; Man-soo, le poète n'écrit plus que très peu.
Des dispositifs simples qui laissent place à l'ambiguïté
Les dispositifs adoptés par Hong Sang-soo semblent d’une grande évidence : des plans très longs se terminant par un zoom-avant, resserrant le cadre sur les protagonistes de la discussion où est banni tout champ-contrechamp. Ils recèlent pourtant toujours une part d’incertitudes, d'inquiétudes qui permet au film d'échapper à un supposé discours de la méthode. On ne sera ainsi rien de l'objet de la dispute hors champs entre Hyun-woo et Jaewon. Dans la gare œuvre d'art archirecturale où Jun-hee rencontre le cinéaste Park c'est un resserrement du champ de la jumelle sur le parc qui décide du changement de lieu. Lors de cette promenade, c'est hors champ, dans les toilettes du parc, que se décide le projet d'un film à faire ensemble. Lors du repas en tête à tête, une mystérieuse petite fille vient inquiéter leur échange.
Mais c'est bien étendu le film dans le film qui clôt magnifiquement ce chef-d’œuvre d'ambiguïtés. Être le plus sincère possible pour un cinéaste, c'est de faire frontalement une déclaration d'amour, non pas au personnage mais directement à l'actrice qu'on aime. La manière la plus simple est aussi de reprendre une situation arrivée en vrai dans la vie réelle. C'est le projet d’un film sur un anniversaire oublié qui se termine par une réconciliation lors d'une promenade avec la mère de la jeune fille. C'est bien ce film que voit Kil-soon dans la salle de presse. Mais on reconnait assez facilement une voix plus âgée que celle du neveu qui s'adresse à elle, provenant de l'homme qui tient la caméra. Celui qui dit "Je t'aime" n'est pas non plus le potier mais le cinéaste, Hong sang-soo lui-même. Il répond qu'il pourrait tourner aussi bien en noir et blanc qu'en couleur, comme le prouve un court passage. Le film et bien une déclaration d'amour du cinéaste à son actrice et compagne, Kim Min-hee.
Un rêve pour finir
Mais le film est donné plus subtilement encore comme le rêve qu'en fait Kil-soo. Celle-ci s'est en effet endormie sous l'effet de l’alcool comme le raconte Jaewon à son amie, Jun-hee. Dans le plan suivant, alors que Hyun-woo et Man-soo échangent des banalités autour de Kil-soo, celle-ci est affalée, endormie, sur la table. C’est sur ce plan que raccorde l'arrivée de Jun-hee et du neveu dans la salle de presse. Tout va y être de plus en plus décalé, symptôme du rêve en cours. Kil-soo va découvrir seule le film pour la première fois. Le film est tourné curieusement en automne, soit un temps bien long (surtout connaissant les tournages ultra-rapides de Hong*) par rapport au début du printemps où il a été conçu. Tous, la directrice, le neveu et Jun-hee font bien attention à être présents à la sortie exacte du film, 47 minutes plus tard. Pourtant, ils ont disparu quand Jun-hee sort hébétée du film, comme s'apprêtant à sortir de son rêve.
Le film est ainsi une déclaration d’amour mutuelle de Hong et de Kim Min-hee. Déclaration faite à partir d'éléments très simples mais réunis dans un bouquet finement composé.
Jean-Luc Lacuve, le 19 février 2023.
*La romancière, le film et le heureux hasard, Ours d’argent de la Berlinale 2022, a été filmé en deux semaines par Hong lui-même, en homme-orchestre cumulant tous les postes (production, scénario, réalisation, image, montage et musique), avec pour seul autre technicien le preneur de son.
Jean-Luc lacuve, le 10 février 2022.