Les enchaînés

1946

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Genre : Espionnage

(Notorious). Avec : Cary Grant (T. R. Devlin), Ingrid Bergman (Alicia Huberman), Claude Rains (Alexander Sebastan), Mme Konstantin (Mrs Anna Sebastian). 1h41.

Le 24 avril 1946, Huberman, un espion nazi, est condamné par un tribunal américain. Sa fille, Alicia, qui n'a jamais été nazie, mène une vie dissolue. Un agent du gouvernement, Devlin, lui propose une mission, qu'elle accepte : Alicia est chargée de prendre contact avec un ancien ami de son père, Sebastian, sont la vaste demeure sert de repaire aux Nazis réfugiés au Brésil.

Devlin et Alicia partent pour Rio et tombent amoureux l'un de l'autre. Alicia n'est plus la même, mais Devlin ne s'en rend pas compte et la méprise toujours, en raison de son passé.

Alicia devient vite l'une des habituées de la maison de Sebastian. Ce dernier lui demande de l'épouser. Pour éprouver les sentiments de Devlin à son égard, elle accepte. Devlin ne fait rien pour l'en dissuader. Après le mariage, il la charge de s'emparer de la clé de la cave dont Sebastian ne se sépare jamais.

Au cours d'une réception, Alicia et Devlin pénètrent dans la cave et découvrent de l'uranium dissimulé dans des bouteilles de vin. Mais Sebastian comprend qu'Alicia l'a épousé pour mieux l'espionner. Avec l'aide de sa mère, il entreprend de l'empoisonner lentement. Devlin, inquiet, parvient à s'introduire dans la maison de Sebastian, sauve in extremis Alicia et lui avoue son amour, sous les yeux de Sebastian impuissant, dont les jours sont désormais comptés.

"Notorious" se traduit en français par tristement célèbre, on pourrait dire aussi "marqués". Les personnages de "Notorious" sont marqués par leur passé, ou enchaînés à leur passé comme le suggère peut-être la traduction française. Comme le dit Jacques Lourcelles, le génie d'Hitchcock consiste à enchâsser une histoire d'amour intime et secrète dans une aventure d'espionnage extérieure, palpitante et spectaculaire, qui, loin de la priver de son sens, la rend au contraire plus intense, plus compréhensible à tous les publics, et donc en quelque sorte plus universelle.

Comme dans "Rebecca", l'héroïne est encore une amoureuse qui se sent indigne de celui qu'elle aime. Héros romantiques frustrés, Alicia et Devlin ne vont cesser tout au long de l'intrigue de se mettre à l'épreuve, prouvant en cela leur manque de confiance en eux-mêmes, dans leur partenaire et dans leur amour. Ce jeu extrêmement cruel pour eux (qui sont seuls à le comprendre) s'insère dans le (double) jeu que mène l'héroïne au milieu des espions. Etant, dans le couple qu'elle forme avec Devlin (Cary Grant à contre-emploi terne, cruel et étriqué dans son habit d'espion professionnel) la plus exposée et la plus vulnérable, elle est aussi la plus émouvante. Son itinéraire moral qui la conduit à vouloir racheter la faute de son père et obtenir l'estime de Devlin coïncide exactement avec son parcours amoureux. Dans les deux cas, elle prend des risques infinis et ce n'est qu'au bord de la mort, ayant fait seule les quatre cinquièmes du chemin, qu'elle rencontrera enfin la confiance et l'amour sans arrière pensée de Devlin.

Ce double itinéraire se déroule au milieu d'une étonnante galerie de figures patibulaires et inquiétantes avec lesquelles contraste la figure presque touchante de ce méchant amoureux qu'incarne Claude Rains, vivant comme tant de héros hitchcockien sous la coupe de sa mère.

La subtile profondeur des nombreuses scènes à deux démontre la variété du style hitchcockien : tantôt l'auteur utilise des plans fixes assez simples quand il veut mettre en valeur l'importance du dialogue (scène de l'hippodrome où les héros, se sachant observés, doivent sourire même si leurs paroles mutuelles les blessent cruellement, scène du banc où Devlin s'acharne sur Alicia la croyant alcoolique alors qu'elle est empoisonnée et qu'elle a renoncé à lutter), tantôt il recourt à une technique très sophistiquée de plans séquences se développant au plus près des acteurs (La longue scène vendue sous le titre du plus long baisé de l'histoire du cinéma et où Chabrol a bien vu, dès 1957, qu'il s'agissait d'une confrontation d'épiderme montrant qu'il n'existe encore qu'un amour superficiel ; à comparer par exemple avec le baiser dans la cave, ou la longue scène des retrouvailles finales dans la chambre traitée comme un mélodrame du muet avec contrastes de clairs-obscurs).

Dans les rares scènes à multiples personnages, Hitchcock donne libre cours à sa virtuosité à la fois sur la construction du suspens (scène de la réception avec montage parallèle entre, d'une part, la cave avec la découverte de la bouteille de vin et, d'autre part, le salon où la diminution progressive des bouteilles de champagne indique que le maître de maison devra bientôt visiter la cave, ou la descente de l'escalier menacée par les questions des espions et l'attitude de Claude Rains) et sur celui de l'élaboration des mouvements d'appareils spectaculaires (Présentation de Mme Sebastien prise à mi-escalier, traversant l'ombre et apparaissant menaçante au premier plan, plan à la grue dans la réception et aboutissant sur la main de Alicia refermée sur la précieuse clé de la cave).

Dans son entretien avec Hitchcock en 1966, Truffaut déclare :

"J'étais réellement impatient d'en arrivé à Notorious, car c'est vraiment celui de vos films que je préfère, en tous cas de tous vos films en noir et blanc. Notorious, c'est la quintessence de Hitchcock. Il est resté extrêmement moderne. Il contient peu de scènes et est d'une pureté magnifique ; c'est un modèle de construction de scénario. Vous avez obtenu un maximum d'effets avec un minimum d'éléments. Toutes les scènes de suspense s'organisent autour de deux objets, toujours les mêmes : la clé et la fausse bouteille de vin. L'intrigue sentimentale est la plus simple du monde : deux hommes amoureux de la même femme... On a le sentiment de voir quelque chose d'aussi contrôlé qu'un dessin animé. La plus grande réussite de Notorious, c'est probablement qu'il atteint au comble de la stylisation et au comble de la simplicité."