Deux hommes font assaut de virilité dans un concours d'apnée dans une piscine. Il y a Adam, bel homme d'une soixantaine d'années, ancien champion de natation et maître nageur de cette piscine d'un hôtel de luxe à N'Djamena depuis trente ans. Il y a aussi son fils Abdel, qu'il a pris sous son aile et qui l'assiste dans cette tâche. Mais l'heure n'est plus aux jeux. L'hôtel à été racheté par une chinoise, madame Wang, qui renvoie d'abord David le cuisinier de l'hôtel. Adam doit laisser la place à son fils Abdel. Il est muté à l'entrée de l'hôtel dans la fonction ingrate de garde-barrière et vit très mal cette déchéance sociale. Il a d'ailleurs laissé les clés du side-car, qui marque le statut de maître nageur, à son fils. Mais il est choqué de voir ensuite Abdel y promener Djénéba, sa compagne.
En ce mois de janvier 2008, le Tchad est de nouveau en proie à la guerre civile et les rebelles armés menacent le pouvoir. Le gouvernement a recourt à des chefs de quartier pour exiger de la population un "effort de guerre". Adam prétexte qu'il ne peut pas payer. Son chef de quartier lui déclare alors qu'il a lui-même cédé son fils à l'armée en espérant vaguement qu'il soit nommé capitaine. Adam voit là une solution possible pour être rétabli dans son statut de maître nageur sans qu'il ne lui en coûte rien. Il laisse ainsi son fils être emmené par l'armée. Djénéba, inquiète, trouve refuge chez Mariam et Adam qui l'accueillent chaleureusement.
En dépit de ce que tente de faire croire la propagande de la radio, les rebelles se rapprochent de N'Djemena et Adam est de plus en plus inquiet pour son fils. Une cassette d'Abdel pour Djénéba ramenée par un cousin militaire n'est pas fait pour le rassurer. Lorsque, le 2 février, les rebelles envahissent N'Djamena, Adam est le seul à se rendre encore à l'hôtel avec sa patronne.
Lorsqu'il voit fuir le chef de quartier, il comprend que la situation de son fils doit devenir dramatique. Il avoue sa trahison à Djénéba et prend son side-car pour se rendre dans la garnison d'Abéché.
Il y découvre Abdel gravement blessé. Il réussit à le faire sortir de la caserne et revient avec lui vers N'Djaména. Son fils a le temps de lui pardonner sa trahison avant de mourir. Comme il avait exprimé l'envie de se baigner dans le fleuve, Adam laisse son corps être emmené par le fleuve Chari.
Un homme qui crie impressionne dès l'abord par la splendeur formelle de son format scope et le chatoiement de ses couleurs : bleu profond de la piscine, noir de la nuit dans laquelle Adam fait ses exercices d'abdominaux ou se baigne, transi de froid dans le fleuve, fonds ocre d'un mur, bleu d'une cabane sur lesquels se détachent les personnages. A cette beauté plastique répond le soin des cadrages. Les gros plans de personnages sont toujours privilégiés, ainsi de ce repas de pastèque partagée amoureusement entre Adam et sa femme, quitte à élargir le champ, souvent par un recadrage, exceptionnellement par un nouveau plan plus large. La figure du champ contrechamp est presque systématiquement refusée (léger lors de la confrontation entre Adam et Souad) au profit d'une insistance à scruter le regard des hommes et des femmes.
Cet attachement aux personnages fait exister puissamment le hors champs, les bruits des hélicoptères ou des canons et les visites de la voisine. Magnifiques enfin, les deux très longs plans du film, celui du repas où la mère cherche à comprendre les silences de son mari et de son fils et où elle est dérangée par la voisine importune qui la fait quitter et re-entrer dans le champ. Le second plan long saisit le radio-cassette qui recadre le visage de Djénéba, pleurant sur les paroles d'Abdel, puis enfin entonnant sa chanson triste.
Un ours qui danse, aliéné à un territoire
L'enjeu du film parait d'abord tout personnel. Adam et trop vieux et ne supporte pas de devoir passer la main à son fils dont tout indique pourtant qu'il est devenu meilleur que lui : il gagne le match d'apnée, il est plus vigilant que son père sur la route, il plaît bien davantage comme maître nageur aux jeunes filles. Le traumatisme aussi parait individuel. Comme l'exprime l'âme d'Adam s'adressant, off, à sa patronne : "Madame Wang la piscine c'est toute ma vie". Mais en s'accrochant à ce qui est devenu son seul territoire, Adam perd la reconnaissance de sa femme qui ne le reconnaît plus et surtout va décider de la perte de son fils en se laissant convaincre de le vendre à l'armée.
Ce qui déclenche le drame, le long plan en zoom avant sur le visage d'Adam demeure un peu mystérieux quant à sa signification. Mais il est suffisamment "spectaculaire" pour signifier la gravité de la situation. Marqué par son humiliation, Adam décide là probablement de trouver la solution à son problème en vendant son fils à l'armée. Comme par la suite Adam semble prévenu de ce que l'armée viendra chercher son fils et qu'il ne réagit pas lorsque l'on emmène celui-ci, puis qu'il avoue sa faute a Djénéba et qu'enfin le fils dira qu'il sait tout, l'élision de la scène de la vente semble, là aussi, répondre à une économie de moyen qui refuse une pure scène de confrontation utilitaire au profit du ressenti du personnage.
Climax de l'aliénation d'Adam au territoire de la piscine, la séquence d'une douce et triste ironie où il se retrouve seule avec sa patronne qui le remercie d'être resté, alors que les autres employés ont préféré assurer la sécurité de leur famille et ont fuit N'Djamena envahie par les rebelles.
Jusque là Adam sera donc resté spectateur du monde, spectateur de sa propre aliénation et de celle de son pays conquis tranquillement par les nouveaux pouvoirs économiques chinois. Mais, rongé par le remords et la montée de la violence qui semble condamner son fils, il se révolte suivant ainsi les mots d'Aimé Césaire dans Cahier d'un retour au pays natal :
"Et maintenant, je me dirais à moi-même à mon corps aussi bien qu'à mon âme : et surtout, gardez-vous de croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur car la vie n'est pas un spectacle, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse".
Un homme qui crie et un fils qui pardonne
La seconde partie du film délaisse le territoire confiné de la piscine pour suivre le trajet d'Adam de Djaména à Abéché où son fils est en garnison. Le masque pour la natation qu'il porte pour se protéger de la poussière suffit à indiquer qu'il n'est guère préparé à ce long voyage. Le retour, après avoir été un temps marqué par l'espoir se termine tragiquement.
La réconciliation aura toutefois eut lieu. Le dernier geste du fils est en effet de mettre au courant son père qu'il connaît sa trahison mais lui pardonne. Le père et le fils sont de nouveau réunis dans le side-car alors que leur rupture avait été consacrée par la remise des clés à Abel et le choc pour Adam de voir son fils y promener sa fiancée. Cette route reprise à deux sur le chemin du retour justifie alors l'unique moment de musique hors champ du film, d'un lyrisme d'autant plus crépusculaire qu'elle aboutit aux rives du fleuve mythique de la mort. Le fleuve Chari devenant le Styx vu dans une lumière irréelle au travers des yeux d'Abdel.
Un film africain situé au Tchad
La situation du Tchad en 2008 est décrite avec précision et les autorités guère épargnées pour leur propagande obstinée et leur incapacité, partagée avec les rebelles, à protéger les civils.
Néanmoins Un homme qui crie dépasse ce cadre géographique et historique et relève aussi de l'esthétique et des thématiques propres aux films d l'Afrique noire francophone tels que Pasolini par exemple les avaient définies dans Carnets de notes pour une Orestie africaine.
Les dimensions symboliques sont clairement affirmées par Haroun dans le choix des noms des personnages : Adam et Abdel, dans lequel il n'est pas bien difficile d'entendre Abel, par la transformation du Chari en Styx. Surtout la beauté des paysages, notamment ceux sur lesquels s'élève l'unique moment de musique hors champ marque, comme souvent chez les grands cinéastes africains, leur capacité de résister aux valeurs corruptrices, colonialisme et guerres civiles.
Les pères s'accrochent désespérément au pouvoir en Afrique et notamment au Tchad où Idriss Déby a modifié la constitution pour pouvoir rester président à vie. Nombre de films africains rendent compte de cette impossible transmisison due à des pères tyraniques (Souma dans Yeelen) ou rassis dans leur désir de vengeance (le grand-père de Daratt). Les fils, eux, finissent toujours par pardonner. Au-delà d'une transmission qui ne se fait pa,s reste ainsi un fragile espoir pour les enfants de régénérer leur pays (l'enfant de Niankoro dans Yeelen, Atim dans Daratt). Espérons que leurs cris finissent par être entendus.
Jean-Luc Lacuve le 9/10/ 2010 après le Ciné-club du jeudi du 7 cotobre 2010.
Avec : Youssouf Djaoro (Adam), Diouc Koma (Abel), Emil Abossolo M'Bo (le chef de quartier), Djénéba Koné (Djénéba), Li Heling (Mme Wang), Hadje Fatime N'Goua (Mariam), Marius Yelolo (David), Rémadji Adèle Ngaradoumbaye (Souad). 1h32.