La zone d'intérêt

2023

Genre : Biopic
Thème : Shoah

Grand prix ,  festival de Cannes 2023 (The Zone of Interest). D'après le roman de Martin Amis. Avec : Sandra Hüller (Hedwig Höss), Christian Friedel (Rudolf Höss), Freya Kreutzkam (Eleanor Pohl), Ralph Herforth (Oswald Pohl), Max Beck (Schwarzer), Ralf Zillmann (Hoffmann), Imogen Kogge (Linna Hensel), Stephanie Petrowitz (Sophie), Johann Karthaus (Claus Höss). 1h45.

Trois minutes de musique, grondante et stridente, sur un écran noir avec quelques bruits puis des chants d’oiseaux de plus en plus audibles. En soudain, en plein soleil, un décor champêtre: au bord d'une rivière, deux couples d’amis avec leur nombreuse progéniture s’affairent dans l’eau ou à ramasser des fraises des bois. Puis c'est le retour à pied sans paroles échangées tant l’un des bébés crie pour atteindre les voitures, des tractions avants noires. C’est le retour jusque tard dans la nuit vers la maison, celle de la famille Höss, en bordure d’Auschwitz-Birkenau.

Le soir, le mari, Rudolf, et sa femme, Hedwig, discutent, chacun dans leur lit jumeau. Hedwig souhaite que son mari la ramène dans la ville d’Italie où ils profitèrent des joies du spa et rencontrèrent un couple d’italiens charmant avec un mari qui jouait de la musique aux vaches qui semblaient apprécier. Ils en rient encore.

Le matin, une surprise attend Rudolf, conduit les yeux bandés dans l’allée de son jardin par ses jeunes fils Claus et Hans : un canoë trois places flambant neuf offert pour son anniversaire. Il y place son bébé, Annegret et Inge-Brigitt alors que Heidetraud reste en retrait. Mais c’est déjà l’heure du travail et son cheval l’attend pour pénétrer dans le camp. Sophie, la gouvernante, presse les enfants d’aller à l’école.

Un jardinier traverse le jardin pour conduire une brouette vers la maison. Hedwig fait toucher au bébé toutes les fleurs de son splendide parterre. L’une des bonnes de la maison récupère le contenu de la brouette, des provisions, un petit sac et un sac de jute plus grand qu'elle donne à Hedwig. Celle-ci appelle ses bonnes et leur offre de choisir l’une des pièces de lingerie du petit sac. Elle se dirige vers sa chambre où elle sort du grand sac un manteau de vison. En l'examinant, elle constate un ourlet déchiré qu'elle demande à l’une des bonnes de réparer. Une autre des bonnes prépare soigneusement un petit verre sur un plateau qu'elle porte sur la terrasse.

Les officiers du camp affluent pour souhaiter bon anniversaire à leur chef, Rudolf Höss, qui se saisit du petit verre pour porter un toast de remerciement. Dans l’après-midi arrivent des ingénieurs et leur famille. Rodolf dépose ses bottes à l’entrée et l’une des bonnes les lave à l’eau qui emporte avec elle du sang. Les ingénieurs, sous la conduite de Oswald Pohl, proposent un four circulaire permettant l’élimination d'un premier chargement par un feu qui se propage ensuite dans le compartiment suivant grâce à un appel d’air puis au suivant selon le même principe. Perdant que le feu se propage de compartiment en compartiment, les premiers refroidissent ce qui permet d’enlever les cendres et de faire entrer un nouveau chargement. Le four peut ainsi brûler en continu, nuit et jour. Rudolf est admiratif et prépare déjà une note pour obtenir la construction de ce four en continue. Pendant ce temps, les femmes, qui ont accompagné leur mari, discutent de ce qu'elles peuvent récupérer des juifs déportés et de la roublardise qu’ils mettent pour les en empêcher, ainsi un diamant caché dans un tube de dentifrice.

Le soir, la lettre de son ami Martin Bormann, devenu conseiller d’Adolf Hitler, demande à ce que Höss, vu ses qualités de soit pas déchargé de son travail actuel pour le camp d’Oranienburg, en Allemagne.

Le lendemain, c'est l’arrivée de la mère de Hedwig, Linna Hensel, qui se réjouit de tout ce que possède dorénavant sa fille. Une belle maison avec de jolies chambres, un personnel, des déportées non juives, qu'elle dirige avec fermeté. Hedig lui confie qu'elle est désignée "reine d’Auschwitz"» par son époux. A elle revient la gloire d’avoir conçu le vaste jardin de la propriété : potager, massifs de fleurs, piscine et serre qui offre au couple un espace de détente où il fait bon respirer ; à leurs quatre enfants, une aire de jeux idéale, parfaitement sécurisée. Sa mère s'en réjouit, elle qui faisait les ménages chez une efmme juive dont elle regrette de n'avoir pas eu les moyens d'acheter les rideaux aux enchères quand elle est partie dans un camp. Un dahlia rouge se transforme en écran rouge sang. La nuque de Rudolf domine un convoi de déportés dont on entend qu'ils sont malmenés, insultés par des gardes alors que les fumées de la cheminée montent vers le ciel. Rudolf conduit ensuite son fils Claus dans un champ pour lui apprendre à monter à cheval et ils longent de nouveau un défilé de déportés qu'ils entendent insultés et maltraités.

Rudolf conduit ses deux jeunes enfants en canoë jusqu'à une rivière où ils jouent pendant qu'il s'adonne à la pêche. Mais soudain, la rivière charrie des cendres et, en se penchant, Rudolf trouve un morceau d'os. C’est la panique et Rudolf fait sortir en urgence ses enfants de l’eau. Le retour en canoë est difficile sous la pluie et à contre courant l’obligeant à tirer le canoë avec une corde tout en rassurant ses enfants. A la maison les enfants doivent, en urgence, être lavés des cendres. La bonne qui nettoie la baignoire comprend ce qui s’est produit.

Rudolf lit une histoire aux enfants qui s'endorment. A peine plus âgée, une jeune fille résistante profite de la nuit pour déposer des pommes lumineuses sur des mottes de cendre ou de terre à proximité du camp, dans l'espoir de nourrir les déportés encore vivants.

Des amis sont invités à une fête. C’est là que Rudolf annonce à Hedwig qu’ils vont être mutés. Hedwig ne l'entend pas ainsi, désespérée à l'idée de quitter son petit paradis. Elle poursuit Rudolf, parti chercher les sandales de sa fille. Au bord de la rivière, elle lui dit fermement que s'il part, elle restera dans sa maison avec les enfants. Le soir, ils l’expliquent aux enfants et à Lina.

Durant la nuit, Rudolf rédige une lettre à l‘inspecteur des camps pour lui demander d'accéder aux souhaits de sa femme. Il a fait venir une déportée autrichienne non juive dont il a fait sa "maîtresse". Il se lave le sexe ensuite soigneusement dans un sous-sol glauque alors que Hedwig dort toujours. Lina, sa mère, ne trouve pas le sommeil. Elle voit le feu et la fumée sortir de la cheminée et ne peut le supporter.

Dans la nuit, la résistante polonaise  dépose des poires dans la boue des camps. Elle découvre une boîte abandonnée dans laquelle elle trouve un poème et une partition de musique qu'elle joue le lendemain au piano.

Le matin, alors qu'Hedwig prend son petit déjeuner, Sophie lui apprend que sa mère est partie sans dire au revoir. Elle a laissé un mot et Hedwig est folle de rage, rappelant à la bonne qui a servi deux petits déjeuners que son mari pourrait la réduire en cendre à la moindre incartade.

La mutation est une promotion pour Rudolf qui devient inspecteur-adjoint des camps. Il l’explique à Claude dans une autre promenade à cheval. Puis il rédige une lettre demandant à ce que les officiers du camp ne ramassent le lilas qui borde sa propriété qu'en prenant soin de l'arbre dont la fonction est d'embellir le camp.

Décembre 1943, Rudolf est maintenant à d’Oranienburg, près de Berlin. Il organise la réunion en se faisant réciter le nom de tous les officiers de chaque camp de concentration. Un général explique le but de la réunion : planifier l'élimination de 300 000 hongrois juifs. Il félicite un colonel avant de laisser la parole à Rudolf qui fait preuve de précision dans le nom des officiers et les règles à suivre.

Dans la serre de sa maison, Hedwig a fait venir un grand et bel ouvrier, manifestement pour autre chose que du travail.

Rudolf attend dans un couloir avant d’être convoqué par son chef qui l’informe que son successeur à Auschwitz n’a pas sa poigne et qu'il va y retourner comme tête de pont de l'élimination des Hongrois. Le colonel est sceptique : il redoute que Rudolf élimine tous les Hongrois sans se préoccuper de préserver des prisonniers dont il a besoin pour faire tourner ses usines. Rudolf est content et téléphone à sa femme qui ne manifeste pas une grande joie de le savoir bientôt de retour. Il déclare faire un détour par Vienne avant de rentrer. Dans la fête qui est donnée, il converse avec quelques personnes puis monte à l’étage où il domine la réception avec ses nombreux invités. Il déclare ensuite au téléphone à Hedwig qui a surtout penser à comment les gazer. Elle ne manifeste aucun intérêt, pressée de retourner au lit, bigoudis sur la tête.

Rudolf descend les escaliers sans éclairage et semble vouloir vomir sans y parvenir. Les femmes de ménages entrent aujourd’hui dans la chambre à gaz-crématoire du musée d'Auschwitz. Elles viennent y faire le ménage avant une nouvelle visite du camp.

En décrivant dans le couple de Rodolf et Hedwig Ross, des petits bourgeois faisant passer leur confort personnel avant tout, Glazer prétend alerter sur notre possibilité de faire tout pareil. La culture petite-bourgeoise de la majorité des spectateurs restant, pour lui, plus proche que celle que nous pouvons partager avec les déportés. C’est aller plus loin que Hannah Arendt qui dénonce certes la banalité du mal mais pas, potentiellement, dans tout être humain. D'ailleurs Glazer allume des contre-feux : la grand-mère quitte cet infernal enfer, les enfants sont affectés par cet entourage et la petite résistante polonaise fait autre chose qu'évoquer la sempiternelle histoire de Hansel et Gretel.

Mais le principal contre-feux c'est la mise en scène de Glazer qui travaille notre mémoire des camps d'extermination en faisant appel à ce que nous connaissons déjà. En donnant peu à voir, mais stimulé par le son (coups de fusils, insultes des gardes, cris des déportés, sifflets des trains, aboiements des chiens, bruit des flammes et des fours crématoires), il nous incite à compléter ce qu'il nous donne. C'est ainsi par nous-même, et non au travers du regard des bourreaux, que nous sommes invités à réagir. Si nous pénétrons à la fin du film dans le camp d'extermination, c'est dans ce qu'il est devenu aujourd'hui, un musée pour la mémoire. A nous donc de travailler notre mémoire, même modestement en allant au cinéma ; modestement mais efficacement comme les femmes de ménage qui s'affairent dans le musée pour que toutes et tous puissent comprendre l'horreur des camps nazis.

Un couple enfermé dans un confort tragique

Glazer ne garde presque rien du roman éponyme de Martin Amis. Il s'inspire davantage de de Gillian Rose, une philosophe qui a écrit sur Auschwitz. Elle imaginait, dit Glazer dans le dossier de presse, un film qui pourrait nous déstabiliser en nous montrant combien nous sommes plus proches émotionnellement et politiquement de la culture du bourreau que nous aimons à le penser. Ce film pourrait nous laisser avec "les yeux secs d’un profond chagrin". Des yeux secs versus des larmes sentimentales. C’est ce qu'il a cherché à obtenir dans un film qu'il veut moins froid que clinique. En témoigne le dispositif de tournage avec une dizaines de caméra cachées des acteurs et la construction de la maison à moins de 200 mètre de celle, historique, occupée par les Hoss au sein de la "zone d’intérêt" (interessengebiet en allemand), expression effroyable aussi euphémisante que "la solution finale", utilisée par les nazis pour décrire le périmètre de 40 kilomètres carrés entourant le camp de concentration d’Auschwitz en périphérie d’Oświęcim en Pologne.

"Nous avons un drame familial à propos d’un homme et de son épouse, ils sont d’heureux parents de cinq enfants et habitent une maison magnifique, entourée de nature", dit Glazer. "Le père reçoit l’information que sa société veut qu’il déménage dans une autre ville, ce qui crée une fissure dans leur mariage. Mais ils font de leur mieux et n’abandonnent pas. Et il y a une fin heureuse : il revient et continue son travail, en restant auprès de sa famille. Et il se trouve que c’est le commandant nazi d’un camp de la mort. La chose qui nous effraie le plus, je crois, est que ces gens pourraient être nous. C’étaient des êtres humains.

Ce dispositif intéresse peut-être moins que la névrose schizophrène de Höss qui menace. Avant de se coucher, Rudolf Höss ferme et verrouille méthodiquement les nombreuses portes de sa propriété. Pour Primo Levi, Höss est "un homme vide, un idiot tranquille et empressé qui s'efforce d'accomplir avec le plus de soin possible les initiatives bestiales qu'on lui confie, et qui semble trouver dans cette obéissance un total assouvissement de ses doutes et de ses inquiétudes" (L'asymétrie et la vie, 2002, p. 27). A la fin, alors qu'il va conduire l'extermination de 300 000 juifs hongrois, Höss pourrait en vomir mais n'y parvient pas, s'enfonçant dans l'horreur. Son échec face à l'histoire sera matérialisé par l'ouverture du musée par les femmes de ménage qui travaillent à ce que l'histoire soit toujours convoquée.

Si regard clinique il y a bien, c'est dans le refus de la médiatisation du regard des Höss sur l'horreur. Il n'y a nul contrechamp sur ce qu'il pourraient découvrir qui atteindrait une potentielle conscience morale. Aucune effet de suspens qui pourrait surgir si, par exemple le bébé, découvrait dans un parterre de fleurs un reste macabre que Hedig serait amené à écarter. Au contraire, l'entrée dans la maison des crimes commis de l’autre coté du mur est franche : le sac de vêtement et ensuite la discussion sur les ruses des Juifs. Les cendres et la poussière ossements feront d'une scène de panique quand ils affluent en couvrant la rivière qui charrie aussi des os non complètement calcinés. Cette panique se prolonge par le bain précipité des enfants et seule la bonne comprend, se recueille pour nous sur les cendres qu'elle est chargée éliminer de la baignoire.

Cette banalité du mal est constamment évoquée par l'aveuglement des personnages à leur entourage qui est un scénario en soi. Il n'y a nul besoin de mettre en scène une suite d'événements scénarisés. C’est sans doute par là que le film se révèle un anti Liste de Schindler.

Le regard n'est pas le même pour la grand-mère et les enfants. Claus manipule les dents comme un trésor que l'on doit cacher. La grand-mère part sans prévenir. La résistance polonaise agit bien autrement qu'un enfant que l'on endort avec des contes, agissant en effet parallèlement aux histoires que raconte Rudolf Höss à ses enfants. Le filmage la nuit par une caméra thermique donne un voir comme un négatif des agissements des nais

Notre regard par delà les barbelés

Glazer respecte ainsi le tabou imposé par Lanzmann d'une Shoah irreprésentable. C'est par notre imaginaire que nous allons au-delà des barbelés et du mur. Le film est une œuvre d'imagination, usant d'artifices plastiques comme des signes en appelant à notre révolte d'un cours tranquille de l'histoire vers la destruction.

Il y a un incontestable exercice de style à vouloir stimuler le regard de façon novatrice sur des camps qui sont devenus l'un des sujets les plus sensibles quant à l'éthique de la représentation. Il y a un pas de côté dans le refus des images les plus connues comme l'entrée conservée du camp d'Auschwitz avec l'inscription Arbeit macht frei. Il y a aussi un risque à utiliser l'artifice de la fiction qui assume un décalage avec la réalité : l'anniversaire de Höss devrait se situer le 25 novembre 1943 alors que ce sont des jours d'été qui sont présentés. De même l'odeur n'est jamais évoquée pas plus que les cendres déversées des cheminées qui devraient recouvrir le linge, ici toujours immaculé. 

Notre regard ne passe pas par la conscience morale des Hoss qui n'en ont justement pas mais par des plans que nous savons compléter de nous-même : les toits de baraquements qui dépassent du mur au travers des barbelés, le sang sous les bottes, la fumée d'un train qui va livrer les déportés qui seront exterminés, le mirador dans le dos de Höss, le long travelling qui suit Hedwig lorsque, en colère, elle rejoint son mari pour négocier son maintien dans la maison.

Comme l'écrit Jean-Michel Frodon dans Le cinéma et la Shoah (2007) :" Du Dictateur de Chaplin à La Liste de Schindler, de Nuit et Brouillard à Shoah, de la polémique entre Lanzmann et Godard aux débats sur le virtuel : l’extermination des Juifs d’Europe a mené le cinéma, plus que tout autre art et moyen d’expression, à remettre en question ses codes et ses techniques. C’est en référence à la Shoah qu’a été construite une part décisive de la pensée du cinéma moderne. Et, consciemment ou non, beaucoup des plus beaux films portent la marque de cet évènement". La zone d'intérêt en est un nouvel exemple, peut-être pas majeur du fait de sa forme maniérée mais qui, indubitablment, exerce notre regard et notre conscience.

Jean-Luc Lacuve, le 4 février 2024