Ginger, ancienne danseuse de claquettes, arrive à la gare de Rome où l'attendent des membres de la télévision. Après quelque trente ans d'interruption, pour Ginger, il y a à la fois le plaisir de paraître à nouveau devant le public, la peur de ne plus être à la hauteur, et une certaine crainte de retrouver Fred son partenaire d'autrefois avec lequel elle imitait le célèbre duo Fred Astaire - Ginger Rogers.
Pour les besoins d'un gigantesque spectacle télévisé, enregistré en public, Ginger côtoie dans un hôtel, un grand nombre d'invités, tels qu'un amiral en retraite, des sosies de Bette Davis, Marlène Dietrich, Proust, Gable, Ronald Reagan, Elizabeth II, et bien d'autres, des travestis, des nains, etc. Ginger va retrouver Fred, son ex-partenaire devenu un vieil homme sarcastique. Ils entament leur numéro devant les caméras.
Et c'est le grand moment. Le maquillage, le trac, l'entrée en scène. Fred et Ginger ont l'impression de rajeunir, même si lui ne se souvient plus guère de son nurnéro... heureusement Ginger le guide!
Soudain, c'est l'imprévisible panne d'électricité qui plonge tout le studio dans le noir. Une étroite complicité rapproche Ginger et Fred qui ont la sensation d'être les pantins de ce "showépicerie" charcuté par des jeux et des annonces publicitaires.
La lumière revient, Ginger et Fred terminent leur numéro sous les applaudissements.
Vient l'instant de se séparer. Dans le hall de la gare, les deux artistes signent quelques autographes, puis se font leurs adieux. Ginger est heureuse mais un peu mélancolique, de même que Fred qui, pourtant, a peut-être trouvé en la circonstance le " mordant " qui lui faisait défaut sur ses vieux jours.
Ginger et Fred est évidemment une exécution en règle de la vulgarité de la télévision. Mais il ne vise pas tant le monde de la télévision que le monde tout court. Celle-ci ayant déjà envahi celui-là.
On se souvient que La dolce vita commençait par un plan de la statue du christ portée par un hélicoptère au-dessus de Rome. Dans ce film, le héros, interprété par Mastroianni, s'enlisait dans une succession de rencontres sans lendemain car il ne percevait pas les signes du spirituel. Dans Ginger et Fred, la statue du Christ est remplacée par un pied de cochon. C'est en effet un improbable et immense pied de cochon publicitaire reconstitué (berk !) qui accueille Amélia-Ginger à la gare de Rome à la veille de Noël.
Si, dans La dolce vita, le héros ne percevait pas les signes du spirituel, ici, tout le monde manque de lucidité et ne perçoit pas les signes de la vulgarité ambiante. Ginger sourit devant le pied de cochon, ne voit pas les poubelles fumantes d'effluves putrides qui encombrent Rome et personne ne fait attention aux multiples spots publicitaires où femme opulente et mortadelles se partagent les premiers rôles.
La télévision est non seulement vulgaire, elle est oppressive. La télévision est omniprésente : dans le petit car, à la réception, dans la chambre et le restaurent de l'hôtel ; elle déverse des programmes immondes : les match de foot où l'on ne voit que des pieds, sitcoms jeux et concours idiots, recettes de cuisine à vomir, variété toc et délirante gymnastique du visage. Mais plus grave encore, elle nous surveille et nous enferme. En témoigne ce plan étrange sur l'inquiétante machine baignée d'une lumière orange qu'Amélia distingue à l'extérieur de l'hôtel. Le phare dérisoire qui la surmonte ne cessera ensuite de balayer l'intérieur de la chambre comme un projecteur de mirador. Cette assimilation à l'univers concentrationnaire est renforcée, dans la bande-son, par des aboiements insistants de chiens. Le commentateur du match de foot se félicitait déjà des caméras de surveillance installées dans les stades pour contrôler la violence des supporters mais il semble bien que la télévision agisse aussi sur les individus en les maintenant chez eux. Ainsi lorsque Amélia se décide à sortir de l'hôtel, elle est inquiétée par une bande de motards puis par un jeune homme à l'air hagard qui fuit devant les phares d'une voiture. Cette ronde de motards, surgie de Fellini-Roma, est probablement le seul espoir de renversement de ce monde télévisuel.
En 1985, le terrorisme est déjà récupéré par la télévision qui fait un héros de l'homme détenant le record du nombre de jours de séquestration. La télévision imite et réduit en témoigne sa fascination pour les doubles où tout se vaut : Clark Gable et Marcel Proust, la reine d'Angleterre et Lucio Dalla. Dans ce monde aplati, les monstruosités rondes de Fellini (la vache à 18 pis, la danseuse opulante) sont autant d'actes de résistance.
Jean-Luc Lacuve le 01/02/2003