Quand les vagues se retirent

2022

Genre : Film noir

(Kapag Wala Nang mga Alon). Avec : John Lloyd Cruz (Hermes Papauran), Ronnie Lazaro (Primo Macabantay), Don Melvin Boongaling (Raffy Lerma), Shamaine Buencamino (Nerissa). 3h07.

Le lieutenant Hermes Papauran, l’un des meilleurs enquêteurs des Philippines, est l'instructeur de jeunes policiers auxquels il raconte une enquête non résolue durant longtemps avant qu'une plaque minéralogique d'une voiture calcinée ne lui en donne le fin mot. Pour les besoins d'autres affaires non résolues, il est en déplacement loin de chez lui. Quand il rentre à l'improviste c'est le drame : il trouve sa femme avec un amant, un de ses collègues. Il les oblige à se déshabiller et les frappe. Dans le même temps, il est le témoin de la campagne meurtrière anti-drogue que son institution mène avec acharnement.Les rues de Manille se remplissent de cadavres accompagnés d’un bout de carton sur lequel est écrit "Je suis vendeur de drogue, ne faites pas comme moi". Le journaliste Raffy Lerma fait la une du journal national avec une photographie d'une femme tenant son compagnon assassiné telle la figure de la piéta.

Les atrocités corrodent Hermes physiquement et spirituellement, lui causant une grave maladie de peau qui résulte de l’anxiété et de la culpabilité. Mais au retour dans l'école de police, on a écrit sur le tableau qu'il battait sa femme. Il propose sa démission mais avant tabasse violemment l'amant de sa femme qu'il sait être l'auteur de l'inscription du tableau. Son avocat l'avertit que le lieutenant de police s'en est tiré et a accepté un accord qui le dispense d'un procès. Mais il va devoir divorcer et perdre la garde des enfants.

Primo Macabantay sort de prison et reçoit l'argent des maffieux liés au pouvoir qu'il protégeait autrefois. Il veut se venger d'Hermes Papauran, son ancien élève qui l'a fait tomber. Devenu très religieux en prison, Primo cherche à convertir les âmes perdues. Aussi baptise-t-il de force le propriétaire du bateau qui le conduit au port de Sorgoson. Si le baptême du batelier, jeté à l'eau se passe sans conséquence, celui de la prostitué qu'il aramené à son hôtel est terrible car, la tête maintenue trop longtemps dans la bassine d'eau, elle meurt noyée. Il va dans une pharmacie acheter des ampoules avec un produit d'embaumement et se débarrasse du corps de la prostituée dans le placard à balais de la chambre Il danse longuement dans sa chambre et fait venir un groupe de prostituées pour danser avec lui auxquelles il finit par raconter sa vie et la vengeance qu'il médite contre Hermes.

Hermes vient demander l'hospitalité à sa sœur, Nerissa, qui le rejette. Il n'a pas été présent aux décès de ses parents, sa mère notamment et elle lui en veut beaucoup. Hermes s'écroule car il est épuisé par le psoriasis qui lui laisse des plaques sur le corps et sur le crâne. Nerissa prend soin de lui et refuse qu'il l'aide aux taches domestiques. Il lui demande de visiter la maison de leurs parents. Ils découvrent une belle bâtisse rongée par la montée des eaux. Hermes décide de s'y installer et de tenter de guérir avec l'eau salée.

Primo Macabantay tente de contacter Hermes par téléphone. Il demande à un forgeron de lui confectionner un couteau de chasse, une sorte de poignard trident dont il lui montre comment il compte tuer son ennemi dans des souffrances terribles.

Primo Macabantay a arraché le potager de Nerissa. Il la force à se laisser baptiser, la noyant presque avant de la laisser s'enfuir pour mieux la poignarder. Hermes quitte les rivages de sa maison et se rend en ville où torse-nu, il provoque Primo  en dansant sous sa fenêtre. Primo ne tarde pas à le suivre.

Hermes donne rendez vous à Primo sur la jetée, le lieu le plus calme du port. Il lui demande pardon de l'avoir jeté en prison :il n'a fait que suivre son devoir. Mais Primo a perdu femme et enfants dans l'incendie provoqué accidentellement lors de l'arrestation. Il poignarde Hermes et le laisse agoniser. Au petit matin, Primo se suicide en se poignardant aussi horriblement qu'il l'a fait pour Hermes. Des passant les retrouvent morts, étendus l'un à coté de l'autre.

Dans ce polar politique, Lav Diaz ne laisse aucun espoir à l'action, hormis de disparaitre, pour échapper à la pourriture qui corrompt toute les Philippines. Le grain d'une pellicule 16mm gonflée enrobe d'un même nuage de désespoir les danses de mort et le bruit des vagues. Quand les vagues se retirent, ce n'est que pour mieux revenir et assaillir, avec le vent et le sable, ce que les parents autrefois ont construit et dont Hermes a oublié ou négligé le souvenir.

Un polar politique

Le contexte politique dans lequel se débat Hermes est bien réel, c'est celui des meurtres perpétrés par l'administration de l'ancien président des Philippines, Rodrigo Duterte, à la tête du pays de 2016 à 2022. Des milliers de Philippins innocents ont été assassinés dans le cadre d'un programme intitulé "Opération Tokhang”, qui fut mené comme une véritable guerre des drogues. Les photos montrées dans la première moitié du film sont bien réelles, ce sont celles du photo-journaliste Raffy Lerma. Duterte était un leader populiste aux prétentions messianiques. Durant sa campagne présidentielle, il se présentait comme un chef puissant, qui détruirait les soi-disant “ennemis des masses”, à savoir les élites, les oligarques, et les acteurs du business de la drogue. Après sa victoire, il est allé au-delà de ses promesses. La politique Tokhang a donné carte blanche à la police pour mener des opérations sanglantes qui ont visé les plus démunis – les électeurs de Duterte. S'il a attaqué les “élites” de front, il l'a fait de manière très sélective, en prenant pour cible ses ennemis personnels. L'incarcération immédiate de l'ancienne sénatrice Leïla de Lima constitue un exemple frappant de cet autoritarisme.

Nulle fin positive ne pouvait être attendue du polar politique de Lav Diaz car l'élection présidentielle philippine du 9 mai 2022 pour le nouveau président de la République et son vice-président pour un mandat de six ans écartait certes le président sortant Rodrigo Duterte inéligible à sa succession car la constitution interdisant d'effectuer plus d'un mandat. Mais c’est Ferdinand Marcos Junior, surnommé « Bong Bong Marcos » (BBM), le fils de l'ex-dictateur Ferdinand Marcos qui a remporté la présidence avec une large majorité des voix, tandis que la fille du président sortant, Sara Duterte, remportait la vice-présidence avec une avance similaire.

La fin de la violence

Le lieutenant Hermes Papauran semble renoncer à tout exploit policier qui pourrait changer la donne. Il flotte dans un espace spirituel ou l’introspection et le lien avec la nature prédominent.

Dans l'école de police, Hermes a mis en exergue une phrase qu'il attribue à Hercule Poirot « on doit chercher la vérité au-dedans et non au-dehors » Il raconte aux élèves l’un de ses faits d’armes, une histoire de disparition qui l’a hanté des années durant. Un jour, un couple qui avait gagné beaucoup d’argent aux courses hippiques s’est volatilisé sans plus donner de nouvelles, de même que le chauffeur de taxi qui les conduisait ce matin-là. On sait juste qu’une jeep leur avait barré le chemin et que dans le taxi on avait retrouvé un papier  sur lequel était griffonné des numéros et des lettres qui s'étaient révélés être de la main de la jeune femme enlevée. Un élève identifie sans peine le griffonnage à une plaque minéralogique. Sans le féliciter, Hermès explique qu’il a fini par retrouver le véhicule des agresseurs carbonisé dans un garage. Assez curieusement l’auditoire l’applaudit comme un héros. Comme si le sauvetage du jeune couple et le châtiment des coupables n’avait aucun intérêt  par rapport au fait qu’il sache que cela s’était mal terminé pour le couple innocent.

Pareillement lorsqu'Hermes est en déplacement,  il se contente d’observer une jeune femme entrer dans une maison pour appuyer ses réussites de détective. Les exactions de la police, il ne fait que les lire dans un journal mais sont ensuite l’objet d'un long discours  avec un ami sur le fascisme alors qu'il commence à être atteint du psoriasis.  La violence politique s’est  généralisée à sa vie privée et à son corps.

Jean-Luc Lacuve, le 4 septembre 2023.