Entr'acte

1924

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Avec : Jean Börlin (Le chasseur au chapeau tyrolien / Le prestidigitateur), Inge Frïss (La ballerine), Francis Picabia, Erik Satie (Les hommes qui charge le canon), Marcel Duchamp et Man Ray (les joueur d'échecs), Darius Milhaud, Marcel Achard, Georges Auric, Georges Charensol, Roger Le Bon (les hommes qui suivent le corbillard). 0h22.

Un canon se déplace tout seul sur une terrasse perchée sur un immeuble parisien. Deux personnages, Erik Satie en chapeau melon et Francis Picabia en chemise blanche et nœud papillon arrivent, flottant dans les airs chargent le canon. Le boulet fonce vers nous

Toits de Paris sans dessus dessous. Des cheminées penchées en tous sens. Le ciel à la place de la terre. Dans un train, des poupées dont la tête se gonfle et se dégonfle. Une danseuse en tutu vue de dessous au travers d'une glace transparente. Assaut de boxe par des gants blancs sur écran noir puis en surimpression sur la place de l'Opéra, le jour, la nuit. Des allumettes viennent s'agglutiner dans une chevelure. Elles s'embrasent. La danseuse en tutu. Une main d'homme passe sur sa chevelure enflammée et révèle son visage

Des colonnades, un escalier en haut d'un toit. Une partie d'échec entre Marcel Duchamp et Man Ray ; en surimpression la place de la concorde. L'échiquier est arrosé par des trombes d'eau. Un bateau en papier flotte sur Paris. La danseuse, en contre-plongée sous sa jupe, semble s'élancer et retomber dans les airs comme si elle faisait du trampoline. La danseuse, parfois filmée de face en clair-obscur puis, alors que l'on ne lui voit les bras... la tête découvre celle d'un homme à barbe... puis d'une femme. Des yeux se superposent sur l'image de la Seine. Superposition avec visage à l'envers.

Des pipes de foire avec, devant, un œuf d'autruche maintenu en équilibre sur un jet d'eau. Le canon d'un fusil pointe vers nous. C'est celui d'un chasseur en chapeau tyrolien qui ne peut arriver à casser l'œuf dansant sur un jet d'eau. L’œuf se dérobe, se divise, enfin reste à peu près en place. Le chasseur le brise. Une colombe sort de l'œuf et se pose sur la tête du chasseur, enchanté. Un autre chasseur survient, Francis Picabia, le prend pour cible et mais tue le premier chasseur qui tombe du toit. Apres un jour et une nuit, l'enterrement du chasseur a lieu.

Le corbillard est tiré par un chameau. Le cortège se met en rang. Les couronnes mortuaires sont des couronnes de pain que l'un des hommes du cortège grignote. Les invités avancent en courant au ralenti. Ils courent au ralenti avec des pas de plus en plus grands. Une rue de Paris avec un trafic ralenti, des passants. Insert sur la danseuse, sur des colonnes. Le cortège funéraire fait le tour d'une petite tour Eiffel dans un parc d'attraction. Le chameau et son guide s'aperçoivent que le corbillard s'est détaché.

Le corbillard déboule en effet le long d'une longue avenue en pente. Les invités courent à sa poursuite. Parmi eux, on repère une vieille femme, un coureur à pied, un cul de jatte sur sa caisse d'infirme. Publicité pour le savon cadum. Le corbillard de course a fini par quitter Paris. Il grimpe des côtes. En parallèle de sa course, on voit des voitures, des cyclistes, des bateaux, un avion, le cul de jatte. L'écran se coupe en deux. Puis effet d'iris. Les montagnes russes du parc d'attraction, des voix de chemin de fer se superposent à des usines à la campagne. Retour aux montagnes russes. Le corbillard à l'envers, rues à l'envers, accélérés. Le corbillard laisse tomber le cercueil en plein champ. Les poursuivants s'approchent. Le couvercle se met à bouger. Du cercueil sort le chasseur, dorénavant en habit de magicien qui fait disparaître un à un les invités puis lui-même.

Le mot Fin apparait sur un L'écran est traversé par le cercle de papier que le magicien déchire comme s'il voulait continuer ses aventures. Un coup de pied le renvoie en inversant le déroulé derrière l'écran de papier de nouveau intact sur lequel s'inscrit définitivement le mot FIN.

Entr’acte est présenté au public dans le cadre des représentations du ballet "Relâche" avec un livret écrit par Francis Picabia, une musique d'Erik Satie et une chorégraphie de Jean Börlin pour les ballets suédois de Rolf deMaré. Le ballet est proposé au Théâtre des Champs-Elysées à partir du  4 décembre 1924.  Le film porte la marque de ces multiples collaborations : Francis Picabia et Erik Satie y font une apparition, Jean Börlin en est  le personnage principal, le chasseur-magicien, et  Rolf deMaré en est le producteur fait. Il est néanmoins, et presque miraculeusement, un film totalement singulier, peut-être le seul film Dada.


Genèse

Auteur du livret, Francis Picabia communique à René Clair, sur deux feuillets de papier à en-tête Maxim's,  ce qu’il souhaite voir dans le film qui sera projeté en deux parties avec un prologue pour le lever de rideau et huit scènes ensuite :
Lever de rideau :

Pendant l'Entr'acte :

Assaut de boxe par des gants blancs sur écran noir : durée 15 secondes. Projection écrite pour l'explication : 10 secondes.

A la suite de quoi René Clair aurait écrit un scénario : « Un rêve d'enfant. Des cheminées penchées en tous sens. Le ciel à la place de la terre. Des poupées dont la tête se gonfle et explose. Une danseuse si légère qu'elle ne touche pas terre. Un bateau de papier qui flotte sur les toits et fait naufrage. Un chasseur comique qui ne peut arriver à casser un œuf dansant sur un jet d'eau. L’œuf se dérobe, se divise, enfin reste à peu près en place. Le chasseur le brise. Une colombe sort de l'œuf et se pose sur la tête du chasseur, enchanté. Un autre chasseur survient, veut tuer la colombe, mais tue le chasseur. L'enterrement du chasseur a lieu aussitôt. Une foule de grotesques dansants accompagne le suit le cortège qui prend de la vitesse et s'emballe. Le cortège se disperse dans la campagne. Une poursuite insensée à laquelle se mêlent des cyclistes, des avions, des bateaux. Enfin, le cercueil tombe. Le chasseur en sort, transformé en magicien. À l'aide de sa baguette il fait disparaître les poursuivants, un garçon de banque, une vieille dame, un coureur à pied. Puis il se fait disparaître lui-même. Il ne reste plus qu'un paysage. Le rêve s'est effacé. »

Expérimental et Dada

Le film présenté est plus proche du scénario que des premières indications de Picabia. N'y figurent ainsi pas deux des neuf épisodes, le  4 : « Jongleur et père La Colique » et le 6 : « Onze personnes couchées sur le dos présentent le dessous de leurs pieds ». En revanche les sept autres épisodes, aussi étranges qu’ils soient, y sont bien, notamment la poursuite du corbillard. Cet épisode de sept minutes, soit un tiers du métrage,  constitue presque un film à lui seul. Il rappelle les recherches de la première avant-garde sur le mouvement et donnera lieu, l'année suivante, à Jeux des reflets et de la vitesse d'Henri Chomette, le frère ainé de René Clair où il filmera la course du métro aérien.

Entr'acte fut présenté à Berlin en mai 1925 par les artistes expressionnistes du Groupe de Novembre organisant une matinée intitulée "le film absolu". Outre le film de René Clair, on y trouvait Ballet mécanique de Fernand Léger, Rhytmus 21 et rhtymus 23 de Hans Richter et Symphonie diagonale de Viking Eggeling.

En plus d'être un film expérimental sur le mouvement, la vitesse, les surimpressions et les cadres débullés,  Entr'acte est sans doute le seul film purement Dada de l'histoire du cinéma. La vie de Dada fut brève, de 1916 à 1923 approximativement. Négateur en politique comme en art, le dadaïsme pratiqua l'incohérence, l'absurde, la dérision, se voulant "l'insignifiant absolu". Il cultive le hasard qui ouvre sur l'inconscient, l'expression spontanée. Il s'adonne à l'invention permanente dans l'anarchie, la bonne humeur et une impressionnante vitalité. C'est probablement cet état esprit qui permet de se laisser séduire par le film aujourd'hui.

Jean-Luc Lacuve, le 01/10/2020