Sauf ici, peut-être

2014

Genre : Documentaire
Thème : Exclus

1h05

Sur les images d'une route de campagne sous un ciel gris, une voix off énonce qu'Athéna promit à Ulysse, craignant d'être reconnu par les prétendants lors de son retour à Ithaque, de rider sa peau, de blanchir ses cheveux blonds et de ternir son regard afin de le rendre méconnaissable aux hommes.

Dans la communauté d'Emmaüs de Tailleville-Caen, des compagnons s'affairent. Deux hommes trient les vêtements sortis de deux valises et en tirent des habits qui leur semblent être ceux de bourgeois, vieux mais aisés. Plus loin, un autre compagnon prépare les étiquettes qu'il colle sur chaque meuble afin d'en indiquer le prix. Le cinéaste remarque que ces meubles sont souvent ceux que l'on trouvait chez ses grands-parents : armoires massives et tables en formica. Au rayon des vêtements, un autre compagnon met les habits sur des cintres, un autre observe un tableau avec lequel on lui trouve un air de famille. Dans les hagards, les compagnons attendent l'arrivée des camions de déménagement partis chez les particuliers. La pluie menace de gagner les entrepôts et il faut la repousser. Un compagnon fait visiter les chambres au cinéaste et lui montre la sienne propre, encombrée d'une invraisemblable galerie des véhicules miniatures et d'objets aimés, regroupés là. Cet homme a cinquante-et-un ans et a bien l'intention de rester ici jusqu'à la retraite.

Le cinéaste interviewe un nouvel arrivant, 44 ans, qui a déjà travaillé dans des communautés Emmaüs de nombreuses villes de France et qui aimerait bien pouvoir rester ici quelque temps. Le réalisateur rencontre ensuite un compagnon originaire du Portugal qui aime collectionner les petits objets qui lui rappellent son pays.

Puis c'est la visite aux cuisines où un grand échelas s'échine à faire monter sa mayonnaise, désespérant de trouver la quantité d'huile adéquate. Il répond avec modestie et facéties aux questions du cinéaste : pas facile d'être cuistot quand on n'est pas un pro et que chacun fait des remarques sur la qualité de son travail. Mais il s'est bien amélioré au fil des ans et le travail lui plait.

Dans un entrepôt, on amène un renard empaillé au grand déplaisir du responsable qui finit par lui trouver une place. On y trouve aussi un pot-à-eau décoré de pin-up dont les vêtements s'effacent quand on frotte le verre, ce qui amuse beaucoup ces hommes.

Dehors, un compagnon conduit un tracteur et jette des vitres d'armoires usagées dans une grande benne à ordures. Sur les images d'une benne pleine de vaisselles cassées, la voix off raconte le parcours de deux compagnons. L'un, tel Ulysse, avait beaucoup subit d'épreuves et avait côtoyé l'abime un hiver ayant perdu tout espoir de retrouver chaleur humain... Sauf ici, peut-être, s'était-il dit avec justesse. Un autre avait sombré après la mort de son jeune fils.

Le cuisinier s'affaire maintenant autour de crêpes qu'il fait sauter dans sa poêle et entasse avec enthousiasme dans un grand plat qu'il emporte ensuite dans les différents entrepôts pour les proposer aux compagnons qui l'accueillent avec chaleur.

Le réalisateur interviewe les occupants des chambres : un amateur de maquettes marines qui pose près d'une petite figurine qui lui ressemble ; un taiseux qui écoute la radio. Il rencontre aussi un passionné de photographie qui lui montre la beauté du ciel et des fleurs qu'il capte le soir aves son appareil.

Matthieu Chatellier n'a pas voulu faire un documentaire didactique sur le fonctionnement d'une communauté Emmaüs. Il s'est attaché à la saisie des visages, des attitudes plus que des parcours. Ce sont les personnalités reconstuites après la souffrance qui sont filmées ; seuls deux parcours seront évoqués off sans qu'on puisse les rattacher à l'un des compagnons filmés.

Ces hommes sont des figures singulières que la vie a failli briser et qui, tel Ulysse, ont trouvé finalement un refuge. Que les compagnons filmés soient tous des hommes assez âgés, pourrait nuire s'il s'agissait de présenter un échantillon représentatif mais résonne finalement heureusement avec la métaphore homérique qui sert de fil rouge au film. Si celui-ci n'esquive pas le parfois dur labeur de ces hommes travaillant par tous les temps, il glisse doucement vers une sorte d'apaisement avec le regard final du photographe le soir.