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Un chien andalou

1929

Voir : photogrammes

Avec : Simone Mareuil (la jeune fille), Pierre Batcheff (l'homme), Luis Buñuel (l'homme au rasoir du prologue), Salvador Dalí (un séminariste), Robert Hommet (Jeune homme), Marval (un séminariste) Fano Messan (L'hermaphrodite), Jaime Miravilles (séminariste). 15 mn.

Sur un balcon, un homme aiguise un rasoir, regarde le ciel au moment où un léger nuage avance vers la pleine lune. Une tête de jeune fille, les yeux grands ouverts. Le nuage passe sur la lune, la lame du rasoir traverse l'œil de la jeune fille...

Huit ans après : une rue déserte. Il pleut. Un cycliste parait, portant une boite rayée en diagonale sur la poitrine. Dans une chambre au troisième étage, une jeune fille lit, jette son livre, va vers la fenêtre. Dans la rue, le cycliste tombe. Elle se précipite vers lui et l'embrasse. Des mains ouvrent la boite et en sortent une cravate rayée, des mantelets et un faux col. Le cycliste se retrouve dans la chambre, regardant sa main : elle est pleine de fourmis. De nombreuses personnes regardent la jeune fille qui joue avec une main coupée. Un agent la prend et la remet dans sa boite.

Retour dans la chambre : le cycliste caresse la poitrine de la jeune fille qui recule. Il prend une corde et tire un bouchon, un melon, deux frères des Écoles Chrétiennes, deux pianos à queue chargés de charognes d'ânes. La jeune fille quitte la pièce et coince la main du cycliste dans la porte. Les fourmis réapparaissent. Sur le lit, le même personnage est étendu.

Vers trois heures du matin, un nouveau personnage arrive à la porte. La jeune fille lui ouvre : il fait signe au cycliste de le suivre, puis jette par la fenêtre mantelets et boite. Le nouveau venu prend deux livres sur un pupitre scolaire et retourne vers le cycliste. Il lui fait mettre les bras en croix et pose les livres sur les paumes.

Seize ans avant. Mais les livres deviennent des revolvers qui font feu. Le blessé tombe, dans un parc, au pied d'une femme. Des passants lui portent secours.
Dans la chambre du début parait la jeune fille. Elle est seule. Sur le mur, un papillon à tête de mort. La femme sort et retrouve un autre homme sur une plage à marée basse. A leurs pieds, la boite et les mantelets, qu'ils repoussent du pied.
Au printemps. La femme et un troisième homme sont ensablés jusqu'à la poitrine. Aveugles, ils ont dévorés par le soleil et entourés d'insectes.

Ce petit chef-d'œuvre d'un quart d'heure, est à ce jour un des manifestes les plus virulents jamais réalisés en faveur de la liberté artistique. Il conserve intacte une bonne part de charge subversive originelle. On a beau avoir déjà vu et revu le film, le globe oculaire fendu par le cinéaste lui-même, avec une lame de rasoir, reste une des images cinématographiques les plus difficiles à soutenir. Venu le défendre lors d'une projection publique en 1934, Buñuel avait rétorqué à ses détracteurs que son film n'était rien de moins qu'une invitation au crime et au viol.

Réfutant en bloc les innombrables interprétations symboliques et psychanalytiques faites du film, Breton avait affirmé que ce qui compte n'est pas ce qu'il a voulu dire mais ce qu'il a dit. A savoir, une nouvelle façon de voir le monde, façonnée par l'érotisme, libérée des contraintes de représentation classique, des repères spatio-temporels, des conventions narratives et morales traditionnelles. Par la seule puissance du désir, un homme se transforme en femme, une femme habillée se retrouve soudain entièrement nue, deux ânes morts se retrouvent coincés dans deux pianos à queue accrochés par deux cordes à deux curés, une porte d'appartement s'ouvre sur une plage déserte... Déjouant constamment l'attente du spectateur, ouvrant son imaginaire sur des abîmes infinis, le récit procède délibérément par association d'images. Sa cohérence, essentiellement formelle, tient à la récurrence de motifs, d'objets, de personnages qui écrivent bien une histoire, mais sur un mode totalement nouveau, et purement cinématographique.

Le scénario a été écrit en une semaine, par Dali et Buñuel, selon un procédé qui emprunte aux techniques littéraires surréalistes de l'écriture automatique et du cadavre exquis. Le montage, direct, transparent, reflète ce processus, en mettant en lumière ces jeux d'associations : une main trouée grouillante de fourmis/une aisselle de femme/un oursin, etc. Une foule massée en cercle rappelle plus tard, aussi bien la forme de l'œil fendu du début, de la lune qui l'annonce, que de la nuée de fourmis. Tiré par un petit fil rigoureusement tissé par la main de maître de Buñuel, on saute sans transition, et en permanence, du dégoût à l'émerveillement, du trouble érotique à la surprise amusée.

Un chien andalou est né fortuitement d’une conversation à bâtons rompus entre deux amis. Luis Buñuel était pour quelques jours à Cadaquès l’invité de Salvador Dalí au moment des fêtes de Noël, en 1928. Ces deux très grands noms de l’art au XXe siècle étaient encore deux parfaits inconnus, dont l’amitié remontait au temps de leurs études à Madrid. Buñuel a ainsi raconté cet épisode :

“Dalí me dit: Moi, cette nuit, j’ai rêvé que des fourmis pullulaient dans ma main. Et moi: Eh bien ! Moi, j’ai rêvé qu’on tranchait l’œil de quelqu’un”.(1) L’idée d’Un chien andalou était née. Le scénario fut écrit en six jours, le temps des vacances selon un procédé que Buñuel fait revivre ainsi: “Par exemple, la femme s’empare d’une raquette de tennis pour se défendre de l’homme qui veut l’attaquer; celui-ci regarde alors autour de lui cherchant quelque chose et (je parle avec Dalí) : Qu’est-ce qu’il voit ? - Un crapaud qui vole. – Mauvais ! - Une bouteille de cognac. – Mauvais ! – Bon, je vois deux cordes. – Bien, mais qu’est-ce qu’il y a derrière ces cordes ? - Le type les tire et tombe parce qu’il traîne quelque chose de très lourd. – Ah, c’est bien qu’il tombe. - Sur les cordes, il y a deux gros potirons séchés. – Quoi d’autre ? – Deux frères maristes. –Et ensuite ? - Un canon. – Mauvais; il faudrait un fauteuil de luxe. – Non, un piano à queue. – Très bon, et sur le piano, un âne… non, deux ânes putréfiés.(2) – Magnifique ! C’est-à-dire que nous faisions surgir des images irrationnelles, sans aucune explication.(3)

Ce montage de rêves enchaînés, sans aucune intervention de la volonté des deux scénaristes, ouvre au cinéma les portes du surréalisme. “Dali et moi, en travaillant sur le scénario d’Un chien andalou, nous pratiquions une sorte d’écriture automatique, nous étions surréalistes sans l’étiquette.” (4) Buñuel repartit à Paris avec son scénario, et c’est à Paris, mais au Havre également pour la séquence au bord de la mer, qu’eut lieu le tournage en une quinzaine de jours au mois de mars 1929.

Buñuel ne connaissait pas directement les surréalistes à cette époque. Les textes et provocations de Benjamin Péret le faisaient beaucoup rire et il avait entendu parler des scandales provoqués assez régulièrement par le groupe. Pour ce qui est du cinéma, il avait peu apprécié L’Étoile de mer de Man Ray et, en revanche, avait aimé La Coquille et le clergyman de Germaine Dulac, film contre lequel les surréalistes avaient provoqué un chahut mémorable.

La rencontre entre Buñuel et le groupe de Breton se fit à la fin du mois de juin 1929 par l’intermédiaire de Fernand Léger qui le présenta à Man Ray. Celui-ci cherchait un complément de programme pour son propre film Le Mystère du château de Dé, commandité par le vicomte et la vicomtesse de Noailles sur la maison qu’ils venaient de faire construire à Hyères selon les plans de Robert Mallet-Stevens. Un chien andalou, qui passait déjà depuis le 6 juin au Studio des Ursulines, pouvait faire l’affaire. Comme on avait parlé de surréalisme à son sujet, cela avait éveillé la suspicion de Breton et de ses amis, toujours sourcilleux quant à l’attribution de l’adjectif “surréaliste” sans leur autorisation expresse. Et c’est dans un climat de franche défiance réciproque que les surréalistes se rendirent à une projection du film et que Buñuel le leur présenta, car il avait en mémoire l’accueil réservé quelques mois plus tôt à La Coquille et le clergyman. Pendant la projection, le réalisateur se tint derrière l’écran afin de sonoriser le film (nous sommes encore à l’époque du cinéma muet) à l’aide de disques, faisant alterner paso-dobles et extraits du Tristan de Wagner. Buñuel raconte qu’il avait pris soin de remplir ses poches de cailloux afin de les jeter sur les surréalistes s’ils réservaient un mauvais accueil à son film. Mais la réaction fut unanime et enthousiaste: Buñuel devint immédiatement le cinéaste “officiel” du groupe.

Le film plut bien au-delà du cercle d’influence surréaliste. Il fut projeté, à partir du 1er octobre 1929, huit mois durant au Studio 28, occasionnant des évanouissements et trente (ou quarante, ou cinquante selon les versions) dénonciations au commissariat ! Le scandale n’était pas pour déplaire aux surréalistes, loin de là ; ils le cultivaient comme une arme privilégiée mais le succès n’était pas du tout de leur goût. Buñuel et Dalí signèrent une note de protestation assez surprenante dans la revue Mirador du 29 octobre 1929 :

Un chien andalou a eu un succès sans précédent à Paris; ce qui nous soulève d’indignation comme n’importe quel autre succès public. Mais nous pensons que le public qui a applaudi Un chien andalou est un public abruti par les revues et “divulgations” d’avant-garde, qui applaudit par snobisme tout ce qui semble nouveau et bizarre. Ce public n’a pas compris le fond moral du film, qui est dirigé directement contre lui avec une violence et une cruauté totales.”

C’est exactement le même état d’esprit qui animait alors André Breton écrivant en lettres majuscules dans le Second Manifeste du surréalisme (1930): “Je demande l’occultation profonde, véritable du surrealisme”.

Notes :

(1) Conversations avec Luis Buñuel, Tomas Pérez Turrent et José de la Colina – Ed. Cahiers du cinéma, 1993, p. 30.

(2) On reconnaîtra dans ces images de fourmis, de pianos et d’ânes putréfiés des éléments qui composent les toiles de Dali à l’époque: L’Âne pourri (1928), Guillaume Tell (1930), Hallucination partielle (1931), trois œuvres qui font partie des collections du Musée national d’art moderne.

(3) Conversations avec Luis Buñuel, Tomas Pérez Turrent et José de la Colina – Ed. Cahiers du cinéma, 1993, p. 30-31.

(4) Mon dernier soupir, Luis Buñuel – Ramsay Poche Cinéma, 1986, p.127.

Sources :

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