Alexandre Pouget, professeur en neurosciences computationnelles à l'Université de Genève, discute dans sa cuisine avec son fils. Il est convaincu que l’on pourra répliquer l’intelligence et la conscience sur des systèmes artificiels. Il s'intéresse à traduire en langage mathématique les relations entre les neurones (à l'origine de nos comportements, de nos émotions ou de nos sensations). Ses recherches portent sur l'intelligence artificielle (amener les machines à apprendre par elles-mêmes) et sur la manière dont nos cerveaux prennent des décisions. Il trouve fascinant que les chiffres nous permettent de comprendre de nouvelles choses sur nous-mêmes. Il se dit persuadé que, dans un avenir très proche, les robots seront non seulement capables d'exprimer des émotions, mais qu'ils pourront, ensuite, agir selon ces émotions. Pouget estime que le recours aux machines pour développer l'humain fait partie de l'évolution de l'homme, appelé à devenir autre chose : "L’humanité est vouée à disparaître. Elle sera dépassée et remplacée par les machines. C’est inéluctable." Le professeur Pouget pense que rien n'empêchera une machine d'apprendre plus que les hommes et donc d'en savoir plus qu'eux, si elle a été programmée pour cela. A l'opposé de son fils Hadrien, étudiant en IA à Oxford, qui pense qu'il faut faire preuve de "loyauté" envers l'espèce humaine.
À Seattle, Christof Koch, neuroscientifique américain, chercheur à l'Allen Institute for Brain Science, un laboratoire privé du co-fondateur de Microsoft Paul Allen, tente de percer le mystère de la conscience, alors que son chien est sur le point de mourir. Il s'interroge : pourquoi nous aimons avec le cerveau, non avec le cœur ou le foie ? . Ses recherches portent plus particulièrement sur le claustrum, une couche de matière grise du cerveau, qui coordonnerait toutes nos sensations et serait le centre de notre conscience. À en croire son dernier essai, le professeur Koch pense, au contraire de son collègue Pouget, que la conscience ne peut être modélisée mathématiquement. Il affirme d'ailleurs : "Nous devons résister à cette tendance à nous déshumaniser en croyant que nous ne sommes que des algorithmes." Le professeur Koch ne pense pas que les GAFAM pourront externaliser notre conscience: "Cela supposerait qu'un ordinateur puisse non seulement simuler un être humain – ce qu'il peut tout à fait (ainsi l'assistant Alexa qui simule une vraie conversation pour la réservation d'une table dans un restaurant) -, mais qu'il puisse vraiment ressentir quelque chose: il ne pourra que le prétendre." Par leurs recherches sur le sujet, les GAFAM, ne voudraient, selon Koch, qu'échapper à la mort, qu'elles craignent, ce qui est humain. A l'opposé de ses recherches sur le cerveau, le professeur Koch, qui a rencontré le Dalaï Lama, reste fasciné par le bouddhisme, pour qui la conscience se trouve en dehors du corps, et qui serait une propriété de l'univers.
Niels Birbaumer est un neuroscientifique tchèque, communiste, mais qui aime les églises. Au Wyss Center for Bio and Neuroengineering (Campus Biotech de Genève ; sans but lucratif). Le professeur Birbaumer développe les interfaces neuronales directes (ICM – Interface Cerveau-Machine ou Interface Cerveau-Ordinateur). Entre Munich et Venise, grâce à des interfaces cerveau-machine, entre en contact avec la conscience de patients totalement paralysés, atteints du locked-in syndrom. "Quand un tennisman fait un revers ou qu'il rêve qu'il en fait un, son cerveau fait pratiquement la même chose." Il travaille avec des patients atteints du syndrome d'enfermement, immobilisés suite à un accident cérébral, alors que leurs capacités cognitives et émotionnelles sont intactes. A l'aide d'électrodes placés sur le crâne et d'un programme de reconnaissance de lettres, Niels Birbaumer est parvenu à communiquer avec ces patients. Il travaille maintenant à perfectionner ces interfaces pour qu'elles permettent de communiquer plus rapidement.
Niels Birbaumer met en garde contre la mainmise des grandes entreprises ou des gouvernements sur les neurosciences : étant donné qu'elles peuvent désormais agir directement sur certaines parties du cerveau pour les stimuler, ces institutions pourraient s'en servir à des fins de surveillance et de contrôle. "Nous pouvons faire faire beaucoup de choses à un cerveau, et vous ne pouvez pas résister à une stimulation électrique ou magnétique, surtout sur la partie où se trouve la volonté. Je peux manipuler votre volonté. Je peux, par exemple, vous stimuler pour que vous vous jetiez par la fenêtre. Devons-nous laisser aux grandes entreprises la décision de nous pousser à sauter par la fenêtre ? Ou à nos politiciens ? La stimulation du cerveau et les neurosciences auront des effets potentiellement plus dévastateurs que la bombe atomique.
David Rudrauf est professeur de psychologie à l'Université de Genève et docteur en neurosciences au Laboratoire de modélisation multimodale des émotions et des sentiments (Campus Biotech à Genève). Son travail s'intéresse à la conscience, puisqu'il veut l'insuffler aux machines, non pour qu'elles servent les humains, mais plutôt dans le but qu'elles s'en affranchissent. Ainsi, ces machines intelligentes pourront partir explorer l'univers, ce que ne peuvent pas faire les êtres humains (exposés aux radiations, soumis aux pressions, sensibles aux températures et à la qualité de l'air…). Partant du concept philosophique de la phénoménologie de l'esprit, David Rudrauf s'attache à rendre le subjectif objectif, c'est-à-dire à formaliser notre subjectivité (par exemple, les points de vue) : ce qu'il appelle la géométrie projective. À travers son expérience avec de petits robots façon Wall-E (lesquels ont démontré qu'ils étaient capables d'anxiété sociale, ou de préférer le plaisir partagé au plaisir solitaire), il démontre que la robotique devrait chercher, d'abord à comprendre les phénomènes humains (intentionnalité, collaboration, partage…), puis à les formaliser en langage mathématique, et ainsi travailler sur le ressenti des machines intelligentes, plutôt que seulement se borner à donner aux robots une apparence physique humaine. Le professeur Rudrauf incarnerait une position transhumaniste, car il estime que la race humaine est de toute façon condamnée à disparaître. Par conséquent, il faut "semer une graine", laisser quelque chose de cette humanité, pour qu'elle nous survive, soit sous forme de robots intelligents et indépendants de nous. Le jeune chercheur, atteint d'une maladie qui provoque des tremblements depuis son enfance, va néanmoins devenir père et écoute les battements du cœur de son enfant chez le gynécologue.
David Rudrauf avait dialogué avec Serge Tisseron, psychiatre et psychologue français, lors d'un repas organisé chez l'avocat genevois Nicolas Capt (spécialiste dans le droit des médias et des nouvelles technologies). Le professeur Tisseron se demande pourquoi il faudrait inculquer la souffrance à des machines. Chez lui Serge Tisseron, après avoir dialogué avec son aspirateur, déballe son chien électronique : il étudie en effet la manière dont se nouent et se développent les relations affectives entre hommes et robots.
Aude Billard est une physicienne suisse, professeur de robotique au Laboratoire d'Algorithmes et Systèmes d'Apprentissage à l'EPFL de Genève. Elle travaille sur les interactions hommes-robots et sur l'apprentissage des robots. Aude Billard part de cette question, qu'on ne comprend pas comment l'esprit humain apprend : comment notre cerveau est-il capable de distinguer aussi rapidement les solutions qui fonctionneront de celles qui ne marcheront pas, et cela même sans essayer ? Cette capacité prendrait beaucoup plus de temps pour un robot intelligent, une à deux minutes. Humaniste et engagée politiquement, la professeure Billard refuse de céder aux sollicitations des grandes entreprises qui s'intéressent à ses travaux. Elle pense que, si les machines peuvent faire le travail des humains, "c'est principalement parce qu'on traite les gens comme des machines. On a donné à faire aux hommes un travail qui n'est pas digne d'un être humain", habilité à effectuer des tâches complexes et qui déteste la routine. "On n'utilise pas le cerveau humain pour ce à quoi il est bon." Son essai de répliquer la main humaine s'emparant d'une boite de jus d'orange est encore loin de réussir.
Hadrien rejoint l'université d'Oxford âpres une séparation d'avec son père à l'aéroport qui se souvient de la question de son fils, âgé de cinq ans, s'interrogeant sur ce qu'était aimer son père. Les grottes de Lascaux, les premières traces de l'humanité ; sachant se représenter.
Cinq nouvelles du cerveau part d’un constat : la science débouche sur des technologies qui accouchent d’un monde nouveau, qu’on a de la peine à penser. Plus qu’un panorama, c’est cinq pistes, cinq scénarios, allant du cerveau calculant, focalisé sur les mathématiques, jusqu’à la main, au geste, avec l’idée qu’il n’y a pas de pensée sans action ou pas d’action sans pensée. Le fil rouge d’une histoire à l’autre est non seulement celui de la conscience, mais aussi d’un rapport à l’autre, centré autour d’un dialogue : Alexandre Pouget et son fils, Christof Koch et son chien, Niels Birbaumer et ses patients, David Rudrauf et son fils à naître, la professeure Billard et un apprenti horloger. Cinq histoires humaines donc interrogent la science d’aujourd’hui et dessinent la carte d’un futur fascinant et inquiétant : scientiste pour Pouget, prudente pour Koch, relationnelle pour Birbaumer, transhumaniste pour Rudrauf, humaniste pour Billard.
Pouget croit que le cerveau est trop complexe à modéliser dans son ensemble. Une première étape consiste à modéliser le processus de prise de décision, qui est la part la plus importante de l'activité humaine, celle aussi qui extériorise l'activité du cerveau. Il pense également qu'on parviendra avec le temps à fabriquer un cerveau électronique plus performant que le cerveau humain. Celui-ci apprendra tout seul et n'aura bientôt plus besoin des humain pour apprendre, préférant se renseigner sur ce qu'il ne connait pas auprès d'autres machines. Hadrien Pouget a décidé d'étudier à Oxford les cours d'informatique de langage machine et de renforcement de l'apprentissage qui permettent aux machines d’apprendre d'elle-même telle Alphago, développée par la société DeepMind qui a battu les ordinateurs ayant battu les champions humains de ce jeu. Il s'inquiète de cette mise à l'écart de l'humain. Certes, on peut craindre des intelligences artificielles moins généreuses que celles décrites avec la voix sublime de Scarlett Johansson dans Her (Spike Jonze, 2013) à moins que l'on n'arrive à leur implanter les lois de la robotique d'Isaac Asimov.
Christof Koch croit aussi que les ordinateurs atteindront bientôt une capacité de réponses au problème supérieur au cerveau humain. Il cherche à trouver où pourrait se situer la conscience qui, pour lui, définit l'homme. Il sait l'intelligence de son chien et sa conscience des choses même si elle est moins développée que chez l'humain qui possède la conscience de soi.
La courte séquence finale dans la grotte de Lascaux évoque sans doute l’aube de l’art et de la pensée, une tentative d'extérioriser la conscience de soi par le dessin. ce serait une sorte de mouvement inversé par rapport à 2001 L'odyssée de l'espace qui passe dans une ellipse inoubliable de la préhistoire au vaisseau spatial. Le documentaire emprunte en effet à Kubrick certains plans : tube à travers lequel marche une personne et référence à l'ordinateur Hal.
Jean-Luc Lacuve, le 19 mars 2022
Sources : dossier de presse et fiche pédagogique sur le site du distributeur.