Les premières années de l'âne Balthazar ont été heureuses, en compagnie de Marie, petite fille du Pays Basque, et de Jacques, son compagnon de vacances parisien. Plus tard, des problèmes sont apparus entre les parents des deux enfants et tout le monde en souffre, y compris l'âne que Marie délaisse.
Un boulanger achète Balthazar pour porter le pain que livre Gérard, un jeune voyou qui n'a aucun mal à séduire Marie. Balthazar est maltraité par Gérard, puis par Arnold, un vagabond soupçonné d'un assassinat dans lequel Gérard et sa bande ont peut-être trempé. L'âne s'enfuit et se réfugie dans un cirque où on le dresse. Marie, abandonnée par Gérard, trouve un asile momentané chez un marchand de grains avant de retourner chez ses parents qui ont récupéré Balthazar.
Jacques revient. Les jeunes gens décident de se marier. Marie en prévient Gérard qui, pour se venger, la livre aux insultes et aux coups de sa bande. Marie disparue, son père mort, Gérard vole Balthazar pour faire de la contrebande. Au cours d'un échange de coups de feu avec des douaniers, Balthazar est abattu et meurt au milieu d'un troupeau de moutons.
Le cinéma de Bresson est souvent marqué par l'interaction entre le monde intérieur de l'esprit et de la réalité externe d'un monde physique brutal. Là où son cinéma déjoue les ressorts psychologiques habituels, c'est que l'une et l'autre lignes; celle du monde extérieur et celle de l'esprit, en dépit de leurs points de croisements qui nouent le drame, ne s'expliquent pas l'une par l'autre. Chacun poursuit sa voie et trouve au sein de sa propre logique la possibilité où non d'atteindre le salut, de recevoir la grâce ou d'être damné. Chaque personnage, et c'est sa grandeur, doit assumer son sort même s'il est balloté par le hasard, le trafic de l'argent. C'est en allant au bout de lui-même qu'il atteint à la plus grande beauté, qu'elle soit celle du mal ou celle du bien.
Au hasard, Balthazar est un saint
"Je voulais un nom biblique pour l'âne, le nom d'un des rois mages", affirme Bresson. La dimension spirituelle de l'âne précède même le rite blasphématoire enfantin de son baptême par les enfants. Dès le générique, le cri de l'âne relaie la sonate de Schubert dans un même mouvement tout à la fois lyrique et incongru.
Balthazar a des réactions intelligentes et sait s'enfuir lorsque sa vie est mise en jeu : ainsi fuit-il le paysan qui s'était endormi sur la charrette et qui veut le tuer car l'âne n'a pu faire mieux que de se renverser dans le fossé. Balthazar fuit aussi Arnold lorsqu'il prévoit qu'il va lui fracasser une bouteille sur le crâne et appelle à l'aide lorsque Gérard s'approche de lui, la nuit, pour le charger de produits de contrebande. L'âne cependant ne peut que subir et aller au bout de son destin confronté successivement à ceux qui le prennent pour "rétrograde et ridicule", "Satan", "camarade", "génie de cirque" ou "saint".
Stoïque jusqu'au bout, c'est une balle perdue de douanier qui aura raison de lui. Il meurt paisiblement entouré par les moutons. On retrouve dans la vie de Balthazar, les mêmes étapes que dans la vie d'un homme : l'enfance et les caresses ; l'âge mûr avec le travail et génie acquis dans le cirque et enfin la mort.
Balthazar n'a pourtant jamais des réactions de sensibilité humaine comme un animal peut en avoir dans un film de Walt Disney. Toujours observateur et victime de la méchanceté des hommes, il reste sans réaction, irréductiblement animal. Les seuls champ contrechamp entre son regard et le monde extérieur exprimant une émotion le sont face aux autres animaux du cirque.
Humble jusqu'au bout, dénué ou la moindre réaction violente contre la méchanceté de ceux qui l'ont maltraité et auquel il se sera prêté sous les coups, Balthazar a tout de la figure d'un saint martyr.
Les fautes des hommes dans l'œil de l'âne
Bresson précise que "le titre lui-même vient de la devise des comtes des Baux qui se disaient descendants du roi mage Balthazar qui était "Au hasard Balthazar". J'aime beaucoup la rime dans le titre ; ça colle à mon sujet. Au hasard Balthazar, c'est notre agitation, nos passions en face d'une créature vivante qui est toute humilité et toute sainteté et qui, en l'occurrence, est un âne, Balthazar. C'est l'orgueil, l'avarice, le besoin de faire souffrir, la sensualité au hasard des mains entre lesquelles passe l'âne et dont il pâtit et finalement meurt".
La ligne de l'esprit et de la sainteté incarnée par l'âne rencontre la ligne du monde extérieur, empli de péchés. Le film est ainsi particulièrement ingrat car ne comportant aucun personnage sympathique, tous soumis à un vice particulier. Les moindres sont cependant portés par les femmes victimes de leur aspiration à l'amour. Ainsi de la boulangère amoureuse de Gérard et qui lui demandera de ne pas se moquer de sa larme, ainsi de la mère de Marie dont la douce bonté marquée par l'impuissance à sauver sa fille et son mari la rapproche néanmoins de l'âne qu'elle est la seule à comprendre pleinement.
Marie est une adolescente que sa sensualité fourvoie dans de mauvais chemins. C'est d'abord cette séquence étrange où elle couvre Balthazar de fleurs sous le regard concupiscent de Gérard. Il a saisi la dose d'érotisme dont l'âne est porteur dans la mythologie. C'est selon les mots de Bresson "la nuit d'amour dont l'objet n'est pas très défini. L'amour des adolescents peut s'adresser à des choses très vagues, très floues. L'amour a besoin de trouver un objet. L'âne n'est pas cet objet mais un intermédiaire".
Tout aussi magnifique, la scène de la chute dans la 2CV où Gérard a pris place. "Il y a de la sensualité pas de l'amour, c'est le printemps les oiseaux chantent. Le hasard fait que ce garçon est à côté d'elle et le hasard fait qu'elle ressent quelque chose qui la remue" ajoute encore Bresson.
Marie semble d'abord incapable de trouver sa voie propre, avouant à sa mère que, si Gérard le lui demandait, elle mourrait pour lui. La grâce viendra pour elle, comme souvent chez Bresson, comme un mauvais coup du sort. Son rejet par Gérard cette même nuit de la fête d'Arnold et le brutal traitement, déshabillage et coups, alors qu'elle veut encore croire à une réconciliation apaisée avant de partir avec Jacques. Du coup, elle fait un vrai choix, rejetant ce qui n'est pas elle : tout aussi bien Gérard que Jacques que sa famille pour partir.
Les hommes choisissent toujours le mal : l'alcoolisme pour Arnold ; l'orgueil pour le père de Marie, l'avarice pour le marchand de grain, le besoin de faire souffrir pour Gérard. Chacun crânement ira jusqu'au bout du mal.
Jean-Luc Lacuve, le 7 novembre 2015.
Source : interview de Robert Bresson sur le DVD ci-dessous.