Une histoire d'amour et de désir

2021

Cannes 2021, Semaine de la critique Avec : Sami Outalbali (Ahmed Ouannas), Zbeida Belhajamor (Farah Kallel), Diong-Kéba Tacu (Saidou), Aurélia Petit (Professeur Anne Morel), Mahia Zrouki (Dalila), Bellamine Abdelmalek (Karim), Mathilde Lamusse (Léa), Samir El Hakim (Hakim), Khemissa Zarouel (Faouzia). 1h46.

Ahmed, 18 ans, est français d’origine algérienne. Il a grandi en banlieue parisienne. Sur les bancs de la fac, il rencontre Farah, une jeune Tunisienne pleine d’énergie fraîchement débarquée de Tunis. Tout en découvrant un corpus de littérature arabe sensuelle et érotique dont il ne soupçonnait pas l’existence.

Ahmed tombe très amoureux de cette fille, et bien que littéralement submergé par le désir, il refuse de répondre à ses avances. Farah décide alors de rompre.

Ahmed quitte la fac avant de trouver de nouveau l’envie d’écrire son amour. Farah lui envoie une réponse en arabe que le père d’Ahmed traduit tout en incitant son fils à étudier cette langue. Ayant retrouvé la possibilité d'un nouveau départ, Ahmed rejoint Farah et se donne pleinement à elle.

Farah est la fille de bourgeois tunisiens et Ahmed un fils d’émigrés algériens  vivant en banlieue parisienne. La préférence initiale pour l'un des deux courants de la littérature arabe, celui de l'hédoniste ou celui de la sublimation est naturellement déterminée par la position sociale de chacun. Ainsi, si c’est à travers la littérature que les deux personnages laissent croître l'amour et le désir, c'est le dépassement de l'assignation sociale qui sera déterminant pour la liberté d'aimer.

La force libératrice du désir

'La littérature c'est du désir, du désir, encore du désir', annonce la professeure lors de son premier cours. Elle précise que dans la culture arabe, il y a 100 mots et plein de nuances pour décrire l'amour. Ahmed réussit son exposé sur le courant de la poésie arabe qui refuse l'accomplissement charnel prétextant que la sublimation poétique sera plus forte. Ce renoncement assumé s'éloigne de la poésie courtoise où se sont des causes extérieures qui retardent la réunion du chevalier et de sa dame. Mais la professeure lui fait toutefois remarquer qu'il existe un courant arabe tout aussi fort qui prône l'accomplissement terrestre par le vin et l'amour

Ahmed ne manifeste jamais une assurance théorique pour la morale aride de l'atermoiement ou du renoncement. Bien au contraire, Ahmed a surtout peur du regard des autres dans la fête et dans sa communauté. Il est en revanche bien souvent complice de farah : conversation à double sens sur la façon de faire un exposé (Farah va droit au premier thème trouvé. Ahmed prend le temps de réfléchir à la complexité du sujet) ou très belle promenade grimpante après cet exposé et entraîne l'invitation pour Noël.

Les moyens de libération viennent tour à tour. Le choc amoureux dès le frôlement du corps de Farah dans la rangée de sièges de l'amphi, la révélation d'une littérature du désir avec le cours de la professeure. L'errance dans la nuit du quartier latin et l'invitation dans la chambre de Farah. Le manuel d’érotologie, Le jardin parfumé, ludique, drôle et cru, écrit en Tunisie au XVe siècle par Cheikh Nefzaoui dont Ahmed s'était détourné dans la librairie prétextant que ce n'était pas de la littérature est offert pour Noël par Farah. La masturbation mécanique avec le site pornographique laisse place alors à celle avec le livre devenu objet charnel dans lequel la main cherche les mots et s'engouffre dans la fente des pages telle une matière charnelle. La clé libératrice ou, si l'on veut, la carte du trésor est offerte avec la courte lettre d'amour écrite en arabe. Plus mystérieux que les mots envoyés par ordinateur, ce trésor potentiel est ouvert par le père qui peut le traduire et redonner à son fils le goût d'apprendre l'arabe; comme un tremplin vers celle qu'il aime.

Le dépassement de l'assignation sociale

L' initiation amoureuse et sexuelle permet à Ahmed de ne pas rester dans la case qui lui a été assignée socialement. Ahmed trouve une autre voie que celle de l'accomplissement  réussi au sein de sa seule communauté. Son grand frère ne montre que les signes d'une réussite prisonnière des préceptes d'une morale rétrograde. Ahmed dépasse aussi la position aristocratique de son père qui s'est refusé à s'engager dans un travail qu'il juge avilissant. Ahmed va rejoindre les pas décidés de sa jeune sœur, celle qui se révolte des sacrifices de sa mère condamnée aux longues journées de ménages et qui surnomme son frère "Papa n°2" quand il se morfond dans sa chambre sans rien faire

La cinéaste n'a pas cessé d'érotiser le corps masculin. Dès l'ouverture le corps d'ahmed est vu au travers des carreaux translucides puis les gouttelettes sur la peau; ensuite les deux séquences de masturbation, l'insistance sur les fesses durant l'amour, le parcours de l'encre sur le corps pendant le cauchemar, les lèvres en gros plan. Le film ne pouvait guère se terminer autrement que par l'orgasme vécu simultanément par Farah et Ahmed.

Il aura néanmoins fallu à Ahmed comprendre que l'amour de l'autre ou l'amour des autres, c'est partir de son territoire pour aller autre part ou, comme le dit Salman Rushdie, "Un homme n'a pas de racines, il a des pieds".

Jean-Luc Lacuve,le 10 septembre 2021.