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Sils Maria

2014

Cannes 2014  : Compétition officielle (Clouds of Sils Maria). Avec : Juliette Binoche (Maria Enders), Kristen Stewart (Valentine), Chloë Grace Moretz (Jo-Ann Ellis), Lars Eidinger (Klaus Diesterweg), Johnny Flynn (Christopher Giles), Angela Winkler (Rosa Melchior), Hanns Zischler (Henryk Wald), Brady Corbet (Piers Roaldson), Benoit Peverelli (Berndt). 2h03.

Accompagnée de Valentine, son assistante, l'actrice Maria Enders, à l'apogée de sa gloire, se rend en train à Zurich pour y recevoir un prix au nom du dramaturge allemand Wilhelm Melchior, habitué à refuser les cérémonies officielles qui troublent son inspiration. Vingt ans auparavant, Maria Enders avait triomphé au théâtre en interprétant Sigrid, le personnage d'une de ses pièces, une jeune fille au charme trouble qui conduit au suicide Helena, une chef d'entreprise plus âgée qu'elle. Maria redoute l'exercice de l'hommage et doit également faire face aux tracas d'un divorce avec un mari qui s'accroche aux biens matériels. Pendant que Maria négocie avec son avocat, Valentine reçoit un appel : Wilhelm Melchior est mort.

A Sils Maria, village de l’Engadine suisse, près de la frontière italienne, on vient en effet de découvrir le corps de Wilhelm Melchior, raidi dans la neige du massif montagneux. La police prévient sa femme, Rosa, dans leur chalet.

Maria doit donc maintenant aussi affronter les rumeurs sur Internet d'inconnus affichant leur méconnaissance du dramaturge et à un appel de France-Inter en quête d'informations. C'est encore Valentine qui reçoit l'appel de Rosa, remerciant Maria d'accepter l'hommage qui va être rendu à son mari.

Sitôt arrivée en Suisse, Maria apprend aussi que les officiels ont appelé le grand acteur, Henryk Wald, au cas où elle refuserait de recevoir le prix. Maria déteste Henryk Wald auquel elle céda à dix-huit ans sur son premier tournage et qui la laissa choir immédiatement puis qui se montra odieux dix ans plus tard sur un nouveau tournage lorsqu'elle se refusa à lui alors qu'elle était devenue célèbre. Maria doit aussi essayer pour le soir une robe Chanel et être photographiée par Berndt, aux charmes desquels Valentine ne parait pas insensible.

Henryk Wald occupe toute la place qu'il peut lors de la cérémonie de remise du prix mais l'ovation que reçoit Maria lui vole la vedette. Alors que Maria tente de fuir les mondanités, Valentine lui propose une alternative : s'entretenir avec Klaus Diesterweg, un metteur en scène qui lui propose de reprendre cette pièce, mais en interprétant cette fois le personnage d'Helena. Maria avait déjà refusé cette proposition mais les arguments de Klaus et la suffisance de Henryk Wald, la font s'interroger sur son refus. Comme Valentine a décidé de passer la nuit avec Berndt, Maria doit rentrer seule et subir les avances de Henryk qu'elle refuse puis semble accepter soudainement en lui laissant son numéro de chambre. Mais c'est lui qui ne rappelle pas.

Deuxième partie. Maria a accepté le rôle d'Helena et se fait conduire par Valentine dans le chalet où vivait Melchior, en pleine montagne. Rosa a décidé de quitter ce lieu trop plein de souvenirs maintenant douloureux mais accueille avec tendresse ses deux invités. Elle confirme à Maria que Melchior n'appréciait guère l'homme Henryk : "Moins il comprenait un rôle et meilleur il était ". Rose lui montre aussi l'endroit où Melchior avait décidé de se suicider en maquillant cela en accident. Rosa s'en va en laissant l'écharpe de Melchior à Maria. Maria et Valentine doivent maintenant travailler la pièce, Le serpent de Maloja.

Maria a du mal à entrer dans le rôle d'Helena. Ne plus être la jeune et désirable Sigrid est pour elle une manière d'abdiquer, de renoncer à sa jeunesse. Aurait-elle tout simplement fait son temps ? Face à elle, Valentine se révèle être une très bonne actrice qui n'a aucun mal à entrer dans la peau de Sigrid mais fait ce qu'elle peut pour convaincre Maria de la grandeur du personnage d'Helena qui doit lutter contre cette doxa : " la cruauté c'est cool et la souffrance ça craint".

Valentine défend aussi le choix de Klaus pour l'actrice devant jouer la nouvelle Sigrid, que Maria n'avait jusque-là qu'entraperçue sur Google. Jo-Ann Ellis est la star américaine des ados et des préados, adepte des photos trashs et des provocations alcoolisées. Elle ne convainc pourtant aucunement Maria même lorsque Valentine lui fait voir son dernier film, un remake de Planète interdite, dont une projection à lieu à Saint-Moritz. Maria a décidé de refuser le rôle d'Helena et tente de rompre son contrat mais son avocat lui en montre rapidement l'impossibilité. Maria accepte donc de reprendre les répétitions tout en se montrant jalouse de l'aventure que Valentine avec Berndt. Elle accepte finalement de rencontrer Jo-Ann Ellis lorsque Valentine lui affirme qu'elle est prête à se déplacer exprès, qu'elle a une formation théâtrale et qu'elle l'admire beaucoup.

C'est en fait pour une toute autre raison que Jo-Ann Ellis se déplace à Saint-Moritz : elle vient y retrouver secrètement son nouvel amant, le célèbre écrivain, Christopher Giles. L'entrevue ne s'en déroule pas moins pour le mieux tant les deux jeunes gens font assauts de compliments envers Maria. Seule Valentine a compris la situation explosive que constitue la découverte de ce couple clandestin : la femme de Gilles, Dorothea von Duisburg, une artiste d'avant-garde berlinoise formait avec lui un couple légitime apprécié par tous.

En revenant de Saint Moritz, Valentine ne peut s'empêcher de révéler à Maria son admiration pour Jo-Ann tant et si bien que le lendemain alors qu'elle conduit Maria au sommet de Sils Maria pour contempler le serpent de Maloja, Maria se montre odieuse et cassante avant de reconnaitre que Valentine l'a conduit au bon endroit pour admirer le phénomène météorologique. Comme elle s'extasie de son approche, elle constate que Valentine a disparu. Délaissant le spectacle, elle part à sa recherche, vainement.

Epilogue : quelques semaines plus tard à Londres. Les répétions ont commencé et Maria a trouvé une nouvelle assistante. Klaus a invité Maria au restaurant mais il est très perturbé par la nouvelle qu'il vient d'apprendre : la femme de Christopher Giles vient de tenter de se suicider et la rumeur enfle autour de ce scandale. Au restaurant, Jo-Ann leur apprend que Giles doit les rejoindre. Klaus s'y refuse sachant que tous les paparazzis vont être à ses trousses. Ce qui se produit effectivement, laissant Maria seule et désemparée.

Face à un journaliste, Klaus fait semblant de croire que son spectacle ne bénéficiera pas d'un succès de scandale qui n'aura rien à voir avec ses qualités intrinsèques. De son coté, Maria constate que Jo-Ann sait qu'elle est la vedette de la pièce et n'est prête à aucune concession pour laisser le public apprécier le jeu de sa partenaire exprimant sa douleur. Le soir de la générale, Piers Roaldson, un jeune réalisateur danois qui la sollicite pour jouer dans un futur film où elle devra se mettre dans la peau d'une mutante, lui donne la clé pour interpréter son personnage : face à une situation tragique, elle doit non jouer la souffrance mais l'acceptation d'être hors du temps. Elle est présente au monde, en acceptant toutes les avanies, sachant qu'elles ne défigureront jamais sa beauté éternelle d'actrice.

La trame du film est très semblable à celle d'Opening night, une femme troublée par une mort soudaine et fragilisée par l'approche de la cinquantaine, refuse une pièce que tous lui présentent comme écrite pour elle, qui se doit d'accepter son âge. Dans Opening night, Myrtle Gordon, parvenait à transformer le dernier acte de la pièce en comédie et à maintenir ainsi à son personnage une partie de sa jeunesse. Ici, c'est d'un jeune metteur en scène nordique que viendra, le soir de la générale, la révélation : elle a partie liée avec la beauté éternelle et ambigüe d'un curieux phénomène météorologique.

Eternité de l'art et de la culture face aux pulsions et performances de la jeunesse.

Dès la première séquence du train, Valentine apparait comme une assistante ultra-connectée jonglant entre smartphones et tablette, rectifiant les informations de Google ou IMDB relatives à Maria et traquant l'origine des rumeurs des informations qui circulent sur elle. C'est elle, plus que toute autre, qui va tenter de convaincre Maria d'accepter son âge pour jouer le rôle d'Helena. Toute son intelligence, sa sensibilité et même ses talents d'actrice n'y suffiront pas : Maria ne peut se satisfaire d'être une femme sacrifiée, comme personnage ou comme actrice. Le départ de Valentine, brutal et irrémédiable, est théâtralisé au sommet de Sils Maria. Il ne porte pourtant aucune poisse psychologique. Avec tous ses talents, Valentine a certainement mieux à faire que d'être assistante, surtout qu'elle a constaté elle-même que Maria ne devrait pas la garder puisqu'elle ne prend pas en compte ce qu'elle lui dit.

Assayas met en scène tout à la fois la critique et la fascination pour l'environnement technologico-médiatique de notre époque. En dépit de leurs ambigüités, Google, paparazzis et jeunes stars bourrelées de contradictions sont l'essence de la société contemporaine. Maria n'en fait qu'une critique amusée sachant qu'elle et Melchior appartenaient à un autre âge. Assayas ne distribue pas bons et mauvais points mais magnifie ces deux mondes, à l'image du serpent de Maloja qui, annonciateur de mauvais temps, pénètre dans la vallée de Sils Maria. C'est aussi parce qu'il est ambigu que le phénomène météorologique atteint cette beauté.

Les nuages de Maloja (Arnold Fanck, 1924)
Sils Maria (Olivier Assayas, 2014)

C'est en acceptant que son personnage soit traversé par la douleur, tout en restant une actrice qui échappe à cette souffrance psychologique, que Maria atteindra les sommets de Sils Maria. Et c'est aussi la qualité du film lui-même que d'accueillir les affects de la modernité dans une grande forme classique.

On notera ainsi les fondus au noir sur l'annonce d'un élément dramatique s'enchainant sur une ouverture majestueuse (Sils Maria après l'annonce du décès de Melchior) et reflets dans les glaces (masquant le désarroi de Maria à son arrivée à Zurich ou le passage somptueux de Valentine conduisant dans le brouillard).

Des enjeux interprétatifs incarnés par des personnages

Mais c'est en ménageant sans cesse de nouveaux ressorts dramatiques, de nouveaux paysages (Zurich, Sils Maria, Saint-Moritz Londres), ou de nouveaux personnages que le film échappe à l'académisme. Les confrontations des points de vus ne passent jamais par des échanges en champs / contre-champs mais sont toujours rythmés par un objet technologique, mis en situation dans la nature ou pris au sein d'enjeux dramatiques.

Ce sont d'abord les deux formes de fascination masculine, sexuelle pour Berndt et Henryk Wald (décrit comme magnétique par Valentine, et auquel Maria laisse finalement son numéro de chambre) ou plus secrète et retorse pour Wilhelm Melchior, Klaus Diesterweg qui flattent Maria.

Mais c'est dans les différentes façons d'interpréter le personnage d'Helena qu'Assayas noue son scénario. Il y a d'abord la propre vision du personnage d'Helena par Maria vingt ans avant de jouer la vieille sur scène et qui trouve alors inacceptable d'afficher que les vingt années qui la séparent de Sigrid l'ont transformée en perdante. Pour Henryk Wald, cynique et primaire, les deux femmes se rejoignent dans l'autodestruction. Pour Klaus ce sont deux mêmes personnages atypiques, prêts à passer outre les normes sociales. Valentine enfin cherche à convaincre Maria qu'il y a une noblesse plus grande dans le sacrifice, ce dont se moque bien Jo-Ann. Finalement, Piers Roaldson donne à Maria la clé pour interpréter son personnage : face à une situation tragique, elle doit non surjouer la souffrance mais accepter d'être hors du temps. Elle est présente au monde, en accepte toutes les avanies, sachant qu'elles ne défigureront jamais sa beauté éternelle d'actrice.

Une mise en abime de la réalité médiatique contemporaine

Que l'enjeu dramatique principal, la réalité contemporaine du métier d'actrice, soit aussi mis en abime en s'appuyant sur les carrières et réputations des actrices, permet à Assayas de faire résonner plus fort encore cet enjeu pour le spectateur contemporain.

Juliette Binoche joue Maria Anders qui joua Sigrid et jouera Hélène. Maria dit les mots écrits par l'auteur de la pièce, mais Juliette dit les mots écrits par Olivier Assayas pour Nina, la jeune actrice qu'elle interprétait en 1985 dans Rendez-vous d'André Téchiné dont il signa le scénario, film qui lança sa carrière d'actrice, comme Le serpent de Maloja lança celle de Maria Anders.

Les effets de miroirs, de dédoublement, de circulation concernent aussi bien, mais différemment, la relation à la biographie mouvementée de Kristen Stewart, star de la série de films pour adolescentes Twilight et héroïne plus ou moins manipulatrice, plus ou moins victime de multiples apparitions sur des sites people à scandale. Elle ne joue cependant pas Jo-Ann mais Valentine, l'assistante de Maria Anders qui tente de faire le pont entre les pulsions de la jeunesse et son admiration pour le jeu de Maria.

Jo-Ann est, comme Maria, interprétée par une actrice qui lui ressemble, la très jeune Chloë Grace Moretz. Apparue dans Kick-Ass (Matthew Vaughn, 2010) et star de Kik-Ass 2 (Jeff Wadlow, 2013) et du remake de Carrie (Kimberly Peirce, 2013), elle est suivie de très près par tous les sites pour adolescents.

Jean-Luc Lacuve le 28/08/2014.

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