Accueil Fonctionnement Mise en scène Réalisateurs Histoires du cinéma Ethétique Les genres Les thèmes Palmarès Beaux-arts

Eureka

2023

Genre : Film épique

Festival de Cannes 2023 Avec : Viggo Mortensen (Murphy), Chiara Mastroianni (Maya el Coronel), Alaina Clifford (Alaina), Sadie LaPointe (Sadie), Viilbjørk Malling Agger (Molly), Adanilo (Ubirajara), Márcio Mariante (El Coronel), Luísa Cruz (La nonne), Rafi Pitts (Randall). 2h27.

Vers 1870 dans l'Ouest américain. Murphy recherche sa fille après qu'elle ait été enlevée par le hors-la-loi Randall. Il débarque dans une ville où les religieuses sont ivres, les femmes sont des prostituées et tout le monde se tire dessus. Murphy est aidé par Maya el Coronel pour surprendre Randall dans son bain mais sa fille menace de le tuer, son révolver pointé sur lui, s'il veut l'empêcher de vivre comme elle l'entend...

... Ce n'était qu'un western qui passe à la télévision dans la maison d'Alaina, officier de police de la Réserve de Pine Ridge (Dakota du Sud). Alaina qui héberge sa nièce, Sadie, entraîneuse de basket au lycée de la ville, lui donne ses instructions pour la journée alors qu'elle part faire sa tournée. Elle commence par aller à la recherche d'une petite fille disparue dans une vieille cabane mal entretenue où survivent clochards édentés et ivres ainsi qu'une femme qui abrite ses trois jeunes enfants dans un lit. Alaina ne trouve pas l'enfant disparue mais croise sur la route une femme, Maya, dont la voiture est en panne. Elle la conduit au Lycée où Sadie la prend en charge même si cette femme, actrice française venue tourner un western, lui sert un cliché misérabiliste sur les Sioux  Lakota. Alaine repart cette fois pour séparer deux femmes qui se disputent dans une caravane. Elle arrête celle qui était armée d'un couteau. En chemin, elle suit une voiture qui zigzague sur la route et arrête son conducteur ivre qui s'endormait. Elle demande en vain une voiture de police pour prendre en charge ses deux passagers mais le central n'a pas les moyens de lui venir en aide alors qu'elle est appelée pour des coups de feu suspects dans une chambre attenante au casino de la ville. N'y trouvant rien, mais ne parvenant pas à se faire aider, Alaine décide de ne plus répondre à sa radio. Sa nièce, Sadie, attend son retour au commissariat pendant une longue nuit, en vain. Elle en profite toutefois pour voir un de ses amis de lycée habitué des séjours en prisons qui ne semble pas vouloir choisir la voie digne et fière qu'elle lui conseille. Sadie, triste et découragée, se fait raccompagner par un policier chez son grand-père. Elle lui dit être prête pour entamer le grand voyage qu'il lui avait promis il y a longtemps. Le vieil homme lui sert une décoction de plantes qu'elle boit lentement à table et sur le canapé pendant que le grand-père, dans le paysage neigeux, évoque les dieux anciens. Au-dessus du toit, un jabiru d'Amérique prend son envol, alors qu'il ne reste plus que des plumes de l'oiseau sur le canapé.

Le jabiru se pose dans la forêt amazonienne des années 1970 où une communauté indigène vit encore à l’abri de la civilisation. Un chamane demande chaque jour à trois garçons et une fille de raconter leurs rêves. Dans ceux-ci, les jeunes garçons ne manquent de voir apparaître la belle adolescente. S'ensuit un combat où l'un d'eux, Ubirajara, frappe d'un coup de couteau mortel son camarade. Il s'enfuit à travers la jungle amazonienne et se fait employer comme orpailleur par un colon qui emploie déjà des fugitifs auxquels il ne fait pas confiance. Il suggère à Ubirajara, déjà titubant de fièvre, de fuir avec l'aide d’El Coronel qui l'aidera à remonter l'Amazone. Ceci fait, Ubirajara s'écroule auprès d'une mission catholique. El Coronel le laisse mourant et lui dérobe son or. Ubirajara est soigné par une veille femme. Convalescent, il reçoit la visite du Jabiru qui le contemple puis s'en va. Ubirajara n'est plus là : ne reste que le couteau sur le lit.

analyseComme dans Jauja (2014), son précédent film, Alonso utilise un objet et un animal pour faire la transition entre les trois parties de son film. C’est une plume que contemple Murphy sur la table où il s'est assis pour rencontrer El Coronel ; plume que dresse le grand-père pour invoquer les dieux et plumes laissées sur le canapé par le jabiru qui s'envole pour l'Amazonie. Maya est le prénom de la desperado du western et celui de l'actrice française, interprétées toutes deux par Chiara Mastroianni, qui va jouer dans un western dans la réserve de Pine Ridge. Son nom de la première partie, El Coronel, est celui du passeur de la troisième partie. D'une certaine manière aussi, Eureka prend la suite de Jauja. Il en reprend dans sa première partie minimale avec Viggo Mortensen qui joue de nouveau le rôle d’un père, Murphy, qui recherche sa fille (Viilbjørk Malling Agger dans un rôle identique à celui qu’elle avait dans le film précédent) après qu'elle ait été kidnappée. Eureka pourrait ainsi sonner comme des flashes de réponses rationnelles dans un film qui incite bien davantage à une longue rêverie sensuelle et politique sur le sort fait à ceux qui ne partagent pas notre culture mondialisée.

Lisandro Alonso s'est beaucoup documenté sur les différentes réserves indiennes aux États-Unis et notamment sur celle de Pine Ridge dans le Dakota du Sud - Là où a été tourné War pony (Gina Gammell, 2022) où, en 2017, il a séjourné quelques mois. Dans cette réserve, un endroit très aride, où vivent entre 50 000 et 70 000 habitants, la population est laissée à l’abandon avec seulement une vingtaine de policiers, malgré une présence démesurée d’armes et de drogue. Pourtant, les gens ont choisi de continuer à vivre sur place et à se battre pour s’en sortir, malgré l’indifférence, voire le mépris, du reste de la population américaine et des jeunes générations. Certains ont perdu tout lien avec leurs descendants directs en cherchant à comprendre leur manière d’être au monde, d’autres, au contraire, ont conservé ce lien. Lisandro Alonso a souhaité comparer les communautés d’Indiens d’Amérique du Nord à celles qui vivent près de l’Amazonie et qui ont réussi, du moins dans les années 1970 (repérables par un discours d'Ernesto Geisel, entendu sur l'autoradio d'un policier), à préserver leurs traditions ancestrales.

Pour cela, Alonso s'est intéressé aux oiseaux migrateurs, à leur capacité à migrer d’un continent à l’autre et à leur liberté. Le jabiru d'Amérique (qui possède aussi des déclinaisons en Asie et en Afrique) permet la création d'un lien entre les différents peuples qui ont vécu sur différentes terres et époques avant d'être colonisés. La comparaison entre les Indiens dans la forêt, où ils peuvent encore se réfugier dans l’immensité de la nature, chasser et pêcher, et la situation des natifs nord américains, qui vivent sur un bout de terre attribuée par le gouvernement étatsunien, coupés de leur tradition et de leur mode de vie, sans avoir les mêmes droits que les autres citoyens y apparait comme particulièrement scandaleuse pour ces derniers.

Les histoires des deux côtés sont marquées par le sang, mais dans le Sud, ils ont trouvé des refuges comme les forêts amazoniennes, où ils peuvent continuer à vivre cachés du reste du monde. Ceux du Nord, en revanche, ont perdu leur personnalité et certains ne savent plus qui ils sont. Sans cette boussole identitaire, il est très difficile de vivre. Et encore plus de se mêler à des cultures postérieures à la leur, qui n’en finissent plus de nier et de mépriser leur existence.

Ainsi, bien que le film commence en 1870, Eureka traite vraiment du présent : il rend compte de la tragédie de la modernité, du sentiment d'être déconnecté d'avec la nature et du passé ancestral dans un monde aliéné par la poursuite de la richesse. A la fin, signe d'espoir improbable, Ubirajara et Sadie se sont unis dans le jabiru car, sur lit, ne reste que le couteau d'Ubirajara, déjà dépouillé de son or. Peut-être s'en iront-ils explorer d'autres contrées, mais sachant d'où ils viennent.

Jean-Luc Lacuve, le 13 mars 2024.

Retour