Un arbre secoué par un vent violent. Un plan sans soleil, avec une lumière grise, étale, sans contraste, une lumière beige. Un plan ensoleillé dans un parc à Bruxelles. Un vieil homme, de dos, assis sur un des bancs se fait bronzer en regardant cette verte pelouse.
Un appartement à Bruxelles. Chantal filme sa mère qui va du salon à la cuisine, un peu handicapée par des douleurs à la hanche et au bras. La caméra posée quelque part, derrière Chantal et sa mère, enregistre les conversations : la nécessité de manger suffisamment. Pour la mère, les souvenirs de la guerre, de la mention “juif” sur la carte d’identité, de l’absurdité cruelle pour ses parents venus de Pologne de rencontrer l’antisémitisme en Belgique alors qu’ils étaient venus dans ce pays pour y échapper. Chantal évoque ses souvenirs des prières religieuses juives, de l’école juive, d’où son père l’a un jour arrachée parce qu’il ne supportait plus les religieux et parce qu’il considérait que si Chantal était la première, c’est que cette école ne devait pas être si bonne. Le père de Chantal était très beau, et Chantal faisait la fierté de sa mère : “Tu étais la plus belle, tout le monde t’admirait quand je te promenais dans ton landau” ; ce à quoi Chantal répond. “Maman, mamieke, toi aussi tu étais belle, j’étais fière de toi quand tu venais me chercher à l’école”, répond Chantal.
Chantal est repartie. Conversations par Skype, quelque part aux Etats-Unis puis, plus tard, à New York chez elle où Chantal attend un de ses élèves. Mais la mère, tout le temps quittée, est retrouvée après de longs voyages.
Au retour de l'un d'eux, la mère est nettement moins bien. Elle n'arrive presque plus à manger ou parler. Elle s'endort dans le salon. Et pourtant, il ne faut pas qu’elle s’endorme. Chantal et sa sœur essaient de la tenir éveillée, l'appellent maman, maman, maman. Après cela, une fois de plus on la quitte, la caméra s'engouffre par la fenêtre et retrouve le désert et le vent.
Chantal est à nouveau dans l'appartement. Dans une petite pièce, elle noue les lacets de ses chaussures, rejette ses cheveux en arrière et ferme les rideaux. Elle s'en va. Plan du salon vers la cuisine : il n'y a plus personne dans cet appartement.
Documentaire sur la mère de Chantal Akerman. Arrivée en Belgique en 1938 fuyant la Pologne, les pogroms et les exactions, cette femme qu'on ne voit que dans son appartement de Bruxelles et qui ne voit pas que le monde bouge est morte aujourd'hui.
Les plans, souvent fixes et longs, enregistrent les conversations, d'autres la saisissent dans l'embrasure d'une porte ou viennent chercher les lieux où elle dort ou se repose.
Ce n'est pas un home movie car Chantal, en filmant sa mère, filme aussi son rapport à elle, souvent un exil loin d'elle. Grâce aux nouvelles technologies, cet exil se réduit cependant. En la filmant sur Skype, elle montre comment le monde est devenu plus petit, permettant une bonne communication à distance. La mort en revanche reste inexorable ; ainsi ce dernier jour avant le dernier voyage où Chantal et sa sœur essaient difficilement de réveiller leur mère qui s'endort entre chaque phrase.
Au dernier plan, Chantal Akerman s'en va, une façon de quitter la cuisine, le salon de Bruxelles, en forme d'adieu sobre et bouleversant, symétrique de son entrée dans la cuisine de Saute ma ville (1968), son premier film qu'elle terminait en se suicidant.
Jean-Luc Lacuve le 24/04/2016.