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La femme du fossoyeur

2021

Cannes 2021, Semaine de la critique (Guled & Nasra). Avec : Omar Abdi (Guled), Yasmin Warsame (Nasra), Kadar Abdoul-Aziz Ibrahim (Mahad), Samaleh Ali Obsieh (Ali). 1h22.

Guled et Nasra sont un couple amoureux, vivant dans les quartiers pauvres de Djibouti avec leur fils Mahad. Cependant, l’équilibre de leur famille est menacé : Nasra souffre d’une grave maladie rénale et doit se faire opérer d’urgence. L’opération coûte cher et Guled trime déjà comme fossoyeur pour joindre les deux bouts : il attend avec ses amis devant l'hôpital pour aller creuser des tombes dans un grand terrain vague. Comment réunir l’argent pour sauver Nasra et garder une famille unie ?

Khadar Ayderus Ahmed situe son film dans un bidonville de Djibouti. Il ne cherche toutefois pas à faire un film social sur la pauvreté ou les migrants. Somalien d'origine, il choisit cette ville pour être le cadre d'une histoire d'amour qu'il tente de porter au niveau du mythe. D'où une mise en scène très soignée, à la fois très belle et un peu trop construite.

L'amour et la mort

Le film débute avec beaucoup d'humour; la blague ratée de l'ami qui trébuche dans la tombe avant la chute de son histoire, l'inversion des verres lorsqu’il est fasciné par celle qui deviendra sa femme, la révélation d'une chaussure rouge de femme après que Guled ait demandé à une femme sur la route de lui donner une chaussure pour son pied blessé.

La déambulation de Guled pour rejoindre son bidonville au soir couchant, le bal de mariage dans lequel le couple s'invite grâce au culot de Nasra, les courses à travers le marché documentent une ville dans laquelle le bonheur est possible. Même l'intérieur de la maison de tôles du bidonville est si magnifiquement éclairé par des clairs-obscurs chaleureux qu'ils déjouent toute intention misérabiliste. A l'image des deux termes de son titre, le film joue d'un équilibre constant entre l'amour (la femme) et la mort (le fossoyeur). L'amour n'est jamais remis en cause tant le couple est uni par le même rêve : acheter un commerce et voyager dans toute l'Afrique. Nul rêve donc d'un enrichissement illusoire par une migration vers l'occident.

Mais la souffrance est bien là; celle de Nasra que son rein malade empoisonne peu à peu et surtout celle du fils qui n'en peu plus de ses parents illettrés, de sa mère condamnée à rester au lit la plupart du temps et  d'un père toujours en quête de quelque sous. Guled souffre aussi de ne pouvoir offrir le bonheur à sa famille. Il sollicite de riches connaissances, pense même à attaquer un bureau de change et ne reçoit qu'une somme généreuse mais bien insuffisante de ses amis fossoyeurs.

Montage alterné en abîme

Le drame se noue alors dans le montage alterné avec le voyage de Guled dans son village natal et la maladie de Nasra qui s'amplifie. Avant de partir chercher son troupeau pour le revendre, Guled confie Nasra à son fils dans un face à face mis en scène comme un duel de western. Mahad, buté, est responsabilisé comme un adulte. Il se voit confié le maigre argent gagné et va tout faire pour réconforter sa mère durant l'absence de son père. Il va écouter auprès d'elle la première rencontre avec son père : venant de deux villages voisins et, alors que Nasra allait être mariée de force, Guled lui avait dit "je t’aime" comme première parole. Elle lui avait fait confiance et ils avaient décidé de fuir ensemble.

Le montage alterné du père et de la mère s'accélère alors pour faire raconter cette histoire en partie par Nasra et en partie par Guled auprès de ceux qui l'ont recueilli une nuit dans son chemin christique vers son village natal. Là encore, autour d'une situation mélodramatique, Ahmed choisit l'humour (le mari rencontré voit dans les yeux de sa femme l'émerveillement d'un romantisme  loin de celui qu’il lui a donné) et la beauté d'un feu de camp la nuit dans le désert.

La musique pour exprimer l'espoir

Le parcours christique du Guled, pied meurtri dans les magnifiques paysages somaliens, aboutit au refus de sa mère et du chef de village de lui restituer le troupeau, confié à son frère depuis sa fuite pour son mariage d'amour. Le vol qu'il commet le condamne à la bastonnade. La mort serait une conclusion mélodramatique. Ahmed la refuse une nouvelle fois avec le retour dans une voiture de passage, le ballon de son fils qui tombe dans cette voiture à l'arrivée à Djibouti et la rencontre préalable de Mahad et de la fille du couple du désert qui préfigure le renouvellement de l'amour des parents. Guled, inconscient, ignore ces événements.  Il reste les yeux clos dans la voiture. Si sa mort est possible, la musique vient toutefois contredire cette fin pessimiste. Grâce à la détermination de la doctoresse, Nasra est sauvée. Certes la dette est colossale mais pour Ahmed l'argent ne fait pas le bonheur et c'est même la pauvreté et les difficultés qui ont porté cet amour au mythe.

Le film, après sa présentation à la semaine de la critique en mai 2021 a remporté, en octobre, l’Etalon d’or de Yennenga du 27e Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco). Il a également remporté le prix de la meilleure musique. A noter que L’Etalon d’argent a récompensé Freda, de l’Haïtienne Gessica Geneus et l’Etalon de bronze est allé à Une histoire d’amour et de désir de la Tunisienne Leyla Bouzid.

Jean-Luc Lacuve, le 1er mai 2022.

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